Cartographie littéraire : De Chambéry à Londres avec Caroline Duret 

Le numérique offre de nouvelles façons d’écrire, donc de s’approprier le monde. En témoigne un outil fréquemment utilisé par les internautes : les cartes en ligne, que chacun peut explorer et personnaliser à sa guise et qui peuvent même devenir un support de l’écriture. Caroline Duret, professeure de lettres, a ainsi mené avec des lycéens de Chambéry un foisonnant projet de géolittératie : « Les peintres de la vie moderne 2.0 ». A l’instar de Baudelaire faisant de la ville un territoire où renouveler la poésie, les élèves sont invités à explorer tout à la fois Londres et les nouvelles formes d’écriture du 21ème siècle. Au final, une carte collective recueille leurs productions diverses, créatives et multimodales. Le projet nous lance une belle invitation à réinventer avec le numérique la didactique de l’écriture : il montre comment l’Ecole peut faire de la littérature non plus un simple objet scolaire mais bien une vraie « rencontre entre soi et le réel ».

 

« C’est la suspension d’une maison, d’un chemin,

Dans une rue passante un matin

(…)

Personne n’a jamais su

Ce qui retenait le chemin suspendu. »

(Extrait du poème « Intemporel, Emva Titude », Les peintres de la vie moderne 2.0)

 

Dans quel contexte le projet est-il né ?

 

C’est un atelier d’écriture mené en 2014 avec une classe de 2nde au Lycée Vaugelas de Chambéry. Ce projet s’inscrit dans les programmes de français puisqu’il a été réalisé dans le cadre d’une séquence centrée sur une œuvre intégrale, « Le Spleen de Paris », en vue de répondre à une problématique littéraire : comment Baudelaire fait-il de la ville un nouveau territoire poétique ? A travers l’objet d’étude intitulé « La poésie du XIXème au XXème siècle : du romantisme au surréalisme », les instructions officielles invitent l’enseignant à « faire percevoir aux élèves la liaison intime entre le travail de la langue, une vision singulière du monde et l'expression des émotions ». C’est précisément dans cette triple perspective que le scénario pédagogique a été conçu.

 

Mais ce projet trouve aussi ses racines dans une double aspiration : revivifier les pratiques scolaires d’écriture et favoriser l’acquisition de compétences numériques en classe de français, des compétences de « multiécriture » pour reprendre une expression utilisée par les membres du Groupe de Recherche en Littératie Médiatique Multimodale au Québec. Autrement dit, une des questions qui m’intéressent aujourd’hui en tant que professeur de lettres, et à laquelle je m’efforce d’apporter des réponses à travers diverses expériences menées depuis quelques années, est la suivante : comment la culture et les technologies numériques favorisent-elles l’émergence d’une nouvelle didactique de l’écriture ?

 

Pouvez-vous en éclairer le titre : « Les peintres de la vie moderne 2.0 » ?

 

C’est d’abord le titre de l’atelier d’écriture, inspiré du « Peintre de la Vie moderne » de Baudelaire paru sous forme d’articles dans Le Figaro en 1863, avant d’être repris dans L’Art romantique. Cet atelier d’écriture s’inscrit dans une démarche pédagogique qui consiste à proposer aux élèves de relever un défi en les mettant face à une situation-problème : proposer à la fois une vision de la ville moderne et un nouvel objet poétique pour en témoigner. Ainsi, sur les traces de Baudelaire, qui, prenant la ville pour territoire, ouvre la voie de la modernité en y puisant non pas seulement un nouveau thème mais bien la source d’une nouvelle forme poétique, les élèves, à partir de leurs déambulations urbaines, ont eu à proposer eux aussi une nouvelle modernité poétique au XXIème siècle. Autrement dit, il s’agissait, comme le poète hier, de rêver aujourd’hui à une poésie capable de « s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience » par « la fréquentation des villes » et « le croisement de leurs innombrables rapports » comme l’affirme l’auteur lui-même dans la préface des « Petits poèmes en prose ». Il était donc demandé aux élèves non seulement d’établir un rapport poétique à la ville, dans tous les sens du terme, mais aussi d’éprouver la notion, le concept même de texte à l’ère numérique.

 

Le résultat de cet atelier d’écriture est un recueil de poèmes d’un nouveau genre dont le support n’est pas un livre, mais une carte accessible via l’application Google Maps. Sa lecture en est cliquable, réticulaire, hypertextuelle … . Le lecteur y trace donc sa propre voie. C’est en quelque sorte un réseau de poèmes, navigable librement, offrant plusieurs chemins de lecture. Derrière les lieux épinglés sur la carte, se cachent des pièces aux formes variées et multiples, illustrées de photos, complétées quelquefois par un accompagnement sonore à activer avant de commencer la lecture, et parfois même mises en scène sur différentes plateformes, auxquelles l’internaute accède par un lien hypertexte, telles que Pinterest (poème-tableau de photos), YouTube (vidéo-poème), Prezi (poème-reportage), MyHistro (itinéraire poétique), Tumbl’r ou encore Thinglink (poème-image interactive). Les élèves, mus en « peintres de la vie moderne », offrent ainsi leur propre géo-graphie de la ville avec les moyens numériques qui permettent de transformer le texte poétique.

 

Ce projet d’écriture original tourne autour d’un voyage à Londres : comment les élèves ont-ils été préparés au travail d’écriture ?

 

Avant le voyage, un tel projet d’écriture effectivement se prépare. Un parcours dans « Le Spleen de Paris » a d’abord été proposé aux élèves pour accompagner leur lecture personnelle. Puis, après une étude de la préface en classe, l’atelier d’écriture a été présenté : « A l’instar de Baudelaire à Paris, vous allez vous promener à Londres et traduire votre vision de la ville. Comme le poète, vous proposerez votre modernité poétique. L’ensemble des productions de la classe formera un recueil. »

 

Les élèves sont alors invités à débattre sur les conditions de réalisation de ce recueil pour qu’il corresponde aux contraintes littéraires énoncées. Des groupes de deux ou trois se constituent, au sein desquels un débat s’organise faisant émerger un ensemble de questions. Elles sont majoritairement d’ordre littéraire ou artistique telles que « Comment traduire une vision de la ville à travers un poème ? » ou « Comment la modernité peut-elle bien se manifester dans un poème ? », « Qu’est-ce qu’on entend par modernité poétique exactement ? », « Pourquoi/Comment la ville peut-elle devenir une source d’inspiration ? ». D’autres relèvent davantage de contingences matérielles : « A quel moment écrire ? Où ? Dans la rue ? », « Quels moyens utiliser pour recueillir nos impressions ? », « Peut-on utiliser les smartphones ? ».

 

Cette démarche qui consiste à mettre les élèves face à une tâche complexe présente l’avantage de rendre à leurs yeux l’acquisition de savoirs littéraires nécessaire. En effet, ici par exemple, ce n’est pas l’enseignant qui se présente à la classe avec un cours sur la modernité poétique accompagné de quelques lectures analytiques, ce sont les élèves qui ressentent le besoin d’acquérir des connaissances pour réaliser leur projet d’écriture. A l’issue de cette première séance, une reprise collective permet de dresser la liste de tout ce dont la classe a besoin en termes de connaissances, de sources d’inspiration, de matériel … Il s’agit alors de mettre en place, avant le voyage, quelques séances au cours desquelles pourra être définie la modernité, qui permettront notamment aux élèves de découvrir, à travers plusieurs poèmes, comment la ville devient un territoire poétique, et comment le regard de l’artiste transfigure le paysage urbain. Les conditions matérielles sont également définies : quelques tablettes ipads de l’établissement, les smartphones personnels mais aussi de petits blocs-notes accompagneront les élèves dans leurs promenades.

 

Quelles activités spécifiques les élèves ont-ils menées sur place ?

 

En promeneurs, les élèves ont arpenté les rues et les avenues de Londres (sauf quatre élèves, qui ne nous ont pas accompagnés et ont mené le même projet dans la ville de Chambéry). Ils  ont pu flâner aussi dans quelques musées, un théâtre et une maison d’écrivain. Tablettes, smartphones et bloc-notes à la main, ils ont fixé dans la mémoire des appareils, ou couché sur le papier, autant d’instantanés de la ville, sources d’inspiration potentielles, en vue de proposer, de retour en classe, leur vision de l’espace urbain. A ce stade de l’atelier, la tablette  ou le smartphone constitue une sorte de carnet de terrain, un support idéal pour le poète-flâneur du XXIème, qui peut y consigner ses impressions dans toutes les formes possibles : texte, paysages sonores, photographies, vidéos … Les lectures et les analyses menées précédemment en classe avaient permis aux élèves de saisir quelques biais par lesquels on peut établir une relation sensible à ce qui nous entoure en général, et à la ville en particulier.

 

Pour les aider dans cette démarche, j’avais constitué une feuille de route pour atelier d’écriture buissonnière, contenant des pistes ou des astuces pour développer une posture de flâneur, pour favoriser une disponibilité à la fois physique et intellectuelle. Celle-ci contenait, par exemple, une longue liste de mots-clés avec entre autres « couleurs, motifs, insolite, paysage sonore, effets de tableau, formes géométriques, mouvement … », ou encore des thématiques pour penser et vivre la ville, telles que « La ville et le Temps : traces du passé / miroir de la modernité ; La ville et l’Homme : solitude / multitude ; La ville et les sens : couleurs, sons, toucher, goût, odeurs … ».

 

Les élèves ont écrit des textes poétiques variés : comment avez-vous accompagné cette phase d’écriture ?

 

De retour en classe, les élèves se sont regroupés par affinités, retrouvant généralement ceux avec lesquels ils avaient flâné à Londres, pour revisiter leurs propres « notes de terrain », consulter celles des autres, croiser par des échanges leurs regards sur un même lieu, partager leur vision de ce monde urbain. Des groupes de deux ou trois se sont formés et ont pu écrire à partir des lieux qui les inspiraient. Quelques élèves ont ressenti le besoin d’exprimer leurs impressions de façon solitaire. Ceux-là n’ont pas pour autant travaillé tout à fait seuls : il leur est souvent arrivé de soumettre leurs créations à leurs camarades ou à moi-même. D’ailleurs, pour collaborer plus facilement, beaucoup de groupes ont utilisé Google Drive. Ils ont pu ainsi partager photos, paysages sonores et vidéos, mais aussi leurs brouillons d’écrivains, disponibles sur Google Docs notamment. C’était également un bon moyen pour moi de suivre leurs productions et de faire des commentaires individualisés qu’ils pouvaient consulter librement. L’atelier d’écriture pouvait, grâce à cela, se poursuivre en dehors des murs de la classe, de façon asynchrone. Afin de développer chez eux des qualités littéraires, nous avons alterné les phases d’écriture et les séances consacrées, par exemple, aux spécificités du langage poétique. Quelques lectures analytiques de poèmes en prose extraits du Spleen de Paris, ainsi que l’analyse d’un corpus de poèmes du XIXème et du XXème sont venues enrichir leur réflexion sur la notion de modernité poétique.

 

Ces productions sont épinglées sur une carte Google Maps : pouvez-vous expliquer comment vous avez procédé pour la réaliser ?

 

C’est moi qui ai rassemblé les différentes productions sur une seule carte, que j’ai intégrée ensuite au blog « Fr@gments savoureux ». Le plus souvent, j’ai copié-collé les poèmes précédemment récupérés via Google Drive, par mail ou directement sur les plateformes que les élèves avaient choisies comme supports d’expression (MyHistro, Pinterest, Tumbl’R …). Pour ajouter les repères sur la carte, les élèves m’ont communiqué les données géographiques exactes sous la forme des données GPS fournies par Google Maps. A chaque repère ainsi créé, j’ai pu associer un poème. Il aurait été possible de partager cette carte et de demander aux élèves de publier eux-mêmes leurs créations, mais pour des raisons de confidentialité, j’ai choisi de faire en sorte qu’aucun d’entre eux ne puisse être identifié. D’ailleurs, sur les autres plateformes, ils ont eu recours à des pseudonymes pour publier. Je regrette seulement que l’application ne permette plus de mettre correctement en page un poème versifié. Au moment où nous avons publié le recueil, cela était encore possible, mais entre temps, Google a modifié son application et la mise en page initiale a été perdue. C’est une des raisons pour lesquelles j’étudie d’autres solutions de publication pour le futur projet de géopoésie, qui aura lieu  à Genève cette année.

 

Au final, quels vous semblent les intérêts d’une telle expérience pédagogique alliant numérique  et « géolittératie » ?

 

Un tel projet présente de nombreux avantages. En premier lieu, il favorise une pratique incarnée de la littérature. En effet, dans cet atelier d’écriture buissonnière, les élèves ont été invités à vivre une véritable expérience poétique, mobilisant à la fois les sens, les émotions et les facultés intellectuelles. Tous ne l’ont pas vécue avec la même intensité, mais en tentant d’établir cette instance flâneuse qui puisse témoigner de leur mode de présence à la ville, ils ont pu au moins saisir mieux, c’est-à-dire de façon plus tangible, ce que l’on entend par « vision du monde » ou « quête du sens » lorsqu’on parle de poésie. Celle-ci n’est alors plus seulement un objet d’étude, elle peut devenir aussi l’occasion d’une rencontre entre soi et le réel.

 

Dans ces conditions, le sujet de dissertation littéraire proposé en fin de séquence portant sur les rapports qu’entretiennent la poésie et la réalité devient beaucoup plus accessible. De plus, il me semble qu’introduire l’atelier d’écriture en classe permet d’établir un nouveau rapport au texte, plus vivant, et certainement plus heureux. A ce sujet, c’est certainement Tous les mots sont adultes de François Bon, découvert avec bonheur en 2001, qui a laissé en moi cette empreinte et, en tant qu’enseignante, m’inspire maintenant depuis plusieurs années. D’ailleurs, ce fut une véritable satisfaction de découvrir un tweet dans lequel François Bon saluait le travail des élèves.

 

Les enjeux de la publication et la collaboration entre pairs rendent en outre l’aventure encore plus stimulante. C’est d’ailleurs un projet qui mêle culture littéraire et culture numérique. Les outils auxquels nous avons eu recours, à savoir les tablettes essentiellement, ont servi à la fois de carnets de terrain, de machines à lire, à écrire, à collaborer, mais ont surtout permis de pratiquer une écriture multimodale. A travers ce projet, les élèves ont ainsi pu développer des compétences littéraires, sociales et numériques.

 

Le vent souffle sur Londres, un après-midi morne.

(…)

Les fourrures se pavanent et narguent les polos,

Les chapkas friment ainsi que les chapeaux

Tandis que les cheveux des miséreux s'envolent

(…)

(Extrait du poème avec accompagnement sonore  « Misère et Lumière » -

A & M, Les peintres de la vie moderne 2.0)

 

Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut

 

Dans le Café : Cartographie littéraire « Anywhere around the world »

La carte recueil B@l(l)ades urbaines par l’équipe des Peintres de la vie moderne 2.0

Le blog « Fr@gments savoureux »

Une création audiovidéo autour de la National Gallery

Groupe de Recherche en Littératie Médiatique Multimodale au Québec

Tutoriel Créer une carte personnalisée avec Google Maps

 

 

 

 

 

Par fjarraud , le lundi 30 mars 2015.

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