La chronique de V. Soulé : Et si les lycéens faisaient de l’anthropologie ? 

On pourra toujours imposer des EPI (Enseignements pratiques interdisciplinaires), généraliser l’AP (Accompagnement personnalisé), rebaptiser les ZEP (Zones d’éducation prioritaire) en REP (Réseaux)… L’essentiel reste ailleurs : dans le plaisir des profs de faire cours, dans leur inventivité pour accrocher les élèves, dans leur goût du travail en équipe, dans leur dynamisme. Catherine Robert, prof de philo, en est un exemple vivant. 

 

Enseignante depuis 15 ans au Lycée le Corbusier d’Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), Catherine Robert est l’une des chevilles ouvrières d’un événement peu banal qui se tiendra le samedi 6 juin au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers : le colloque «L’anthropologie pour tous», comprenez aussi pour les lycéens. L’objectif, lit-on sur le site, est «de montrer que l'enseignement de l'anthropologie constitue une réponse plus constructive et plus sereine aux préoccupations actuelles que l'enseignement du fait religieux et des cours de morale laïque, trop réducteurs». 

 

Du théâtre dans un lycée technique

 

L’initiative est peu banale – on parle plus facilement de l’importance du latin pour former les esprits que de la nécessité d’initier les lycéens à l’anthropologie pour comprendre le monde. En plus, elle émane d’un établissement du «9-3»  - 1 200 élèves, très majoritairement issus de catégories défavorisées -, qui a un profil techno et qui ne compte pas une seule classe de L. A Aubervilliers, c’est le lycée Henri Wallon qui accueille les «littéraires».

 

Pour comprendre comment est né ce colloque, un peu d’histoire. «Le Corbusier est l’un des plus anciens lycées techniques d’Ile-de-France, explique Catherine Robert, et il a une particularité : il propose une option Théâtre depuis une quarantaine d’années. C’est une singularité car généralement, on ne destine pas une telle option à ce public». Le fait qu’Aubervilliers soit historiquement une ville «rouge», gérée par des communistes attachés à une conception de la culture pour tous, peut expliquer cela.

 

Dès son arrivée, avec des collègues, Catherine Robert a lancé des projets culturels avec ses terminales, notamment les technos en STI2D (sciences et technologies de l'industrie et du développement durable)  et en STMG (sciences et technologie du management et de la gestion). Le lycée compte aussi quelques classes ES (économiques et sociales) et S (scientifiques), options Sciences de l'ingénieur ou Sciences et vie de la terre.

 

Le «projet Thélème»

 

Le dernier en date se nomme «le projet Thélème». Chaque mardi après-midi, une trentaine de lycéens volontaires – essentiellement des terminales, mais aussi des secondes et de rares premières – planchent durant deux heures sur des thématiques – la nuit, le travail et l’amour en 2014-2015 (voir ici). Issus de multiples nationalités – turcs, chinois, tunisiens… - et de multiples confessions – hindouistes, bouddhistes, chrétiens maronites… –,  ils racontent les mythes qui, pour eux, s’y rattachent. Ils tiennent un blog où ils rendent compte aussi de sorties dans des musées et de rencontres.

 

En plus de l’écrit, ils travaillent l’expression orale. Le 17 février par exemple, ils ont été invités au Conseil économique, social et environnemental (CESE) pour présenter le «projet Thélème» devant Marie-Aleth Grard, vice-présidente d’ATD Quart Monde, rapporteure d’un avis sur «L’école de la réussite pour tous», et Jean-Paul Delahaye, chargé d’une mission «Grande pauvreté et réussite scolaire». Le colloque de samedi est l’aboutissement du «projet Thélème».

 

Une histoire de rencontres

 

Mais pour en arriver là, il a fallu toute une série de rencontres, des personnes enthousiastes qui se joignent au projet et qui forment une chaîne. Sans oublier le dynamisme des profs impliqués, une équipe soudée et un proviseur partant, Didier Georges. Pour  preuve, le lycée met en œuvre cette année pas moins de 32 projets.

 

«Les énergies qui se rencontrent se décuplent», résume Catherine Robert. Durant quatre ans, dans les années 2000, la prof de philo, avec ses collègues, a fait venir des professeurs du Collège de France pour des conférences lors des «lundis d’Aubervilliers» - soit au Théâtre de la Commune soit au Lycée –, avec la collaboration de la Ville. C’est par ce biais qu’elle est entrée en contact avec Jean-Noel Le Quellec, anthropologue et mythologue, un maillon-clé du colloque  du 6 juin.

 

Simultanément, le sociologue Christian Baudelot, contacté il y a une dizaine d’années par le prof de SES (sciences économiques et sociales) le Corbusier, s’est mis à suivre ce que faisait l’établissement. Depuis, il ne se passe guère une semaine sans qu’il échange des mails avec les profs ou qu’il vienne sur place.

 

Plus récemment, il y a eu la rencontre avec Marie-José Malis, nommée le 1er janvier 2014 à la tête de la Commune. Jusqu’ici, le Théâtre était déjà largement ouvert, proposant des locaux, des intervenants…  La nouvelle directrice veut aller encore plus loin et travailler en priorité avec les jeunes. 

 

L’après-attentats

 

Enfin, il y a eu les sanglants attentats de janvier contre Charlie Hebdo et contre l’Hypercasher. Avec trois autres profs, Catherine Robert a signé une tribune dans «Le Monde» qui a fait du bruit – titrée «Comment avons-nous pu laisser nos élèves devenir des assassins ? ».

 

L’idée du colloque est née de tout cela. «Pour changer les comportements, il faut changer les représentations que l’on a les un des autres, explique la prof de philo, pour cela l’enseignement de l’anthropologie apparaît incontournable». Les personnalités contactées se sont montrées enthousiastes  - comme Françoise Héritier ou encore Maurice Godelier, qui a juste posé deux conditions pour venir au colloque : qu’on vienne le chercher et qu’il y ait des gâteaux à la crème…

 

Travail bénévole

 

Le «projet Thélème» n’a pas reçu de subventions européennes cette année. Alors les profs sont bénévoles – «on a la reconnaissance symbolique de nos élèves», commente  Catherine Robert. «Faire des sciences humaines avec des jeunes de banlieue réputés plus à l’aise avec la technique, c’est leur offrir des chances de mieux s’en sortir», poursuit-elle. N’en déplaise aux grognons, les profs ne sont donc pas tous des râleurs ou des corpos, repliés sur leurs petits acquis.  « Il n’y a que comme ça que ça marche, de façon un peu joyeuse», assure Catherine Robert.

 

Véronique Soulé

 

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Par fjarraud , le lundi 01 juin 2015.

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