L'Hebdo Lettres : Séverine Tailhandier : Faut-il réinventer la lecture analytique ? 

Dans la tradition de l’explication de texte, la lecture analytique est une pratique de classe régulière : une pratique à revitaliser ? C’est le vœu de beaucoup tant l’exercice tel qu’il s’est figé empêche souvent une relation authentique et formatrice de l’élève à la littérature. Séverine Tailhandier propose sur le sujet des analyses éclairantes et stimulantes, nourries de ses expériences de professeure de collège et des réflexions développées dans une récente thèse : comment mieux investir la lecture par  la subjectivité tout en l’enrichissant d’analyses objectives ? comment mettre en activité l’élève, pour construire tout à la fois son autonomie de lecture et son appartenance à une communauté interprétative ? comment l’écriture et l’oral permettent-ils de fortifier les compétences de lecture ? les tablettes numériques peuvent-elles nous y aider ? quel accueil aux textes qui résistent, par exemple poétiques ?... Les pistes ouvertes sont essentielles : au bout du compte, c’est bien l’amour de la littérature qui, à l’Ecole, est à réinventer.

 

Fortement liée à une certaine tradition d’explication de texte et, au lycée tout du moins, à l’objectif de la préparation au baccalauréat, la lecture analytique est une pratique de classe particulièrement répandue : en quoi cet exercice, tel qu’il est souvent pratiqué, vous semble-t-il devoir être interrogé ?

 

Il me semble qu’un détour par l’historique de l’enseignement de cette lecture au secondaire permettra de mieux comprendre la nécessité de son questionnement : la lecture analytique actuelle fit suite à la lecture dite méthodique, en vigueur jusque dans la fin des années quatre-vingt dix, et qui elle même remplaça l’explication de texte au milieu des années quatre-vingt. Les écrits de théoriciens de la lecture (Iser, Jauss, Eco, Picard…) ont en effet amené peu à peu à repenser l’activité du lecteur dans cet enseignement : le texte n’est plus apparu comme le lieu d’un message codé que seul l’enseignant, expert en lettres, pouvait déceler et transmettre, mais comme une « machine qui veut que quelqu’un l’aide à fonctionner » (U. Eco). Cette inscription de l’élève dans ce qui s’apparentait alors de plus en plus comme un apprentissage de la compréhension et/ou de l’interprétation littéraire, selon la définition que chacun entendait donner à ces termes, devait ainsi entrainer une conversion pédagogique de l’enseignant, et une articulation de méthodes et d’humanités, de savoirs et de savoir-faire. 

 

Néanmoins, les théories structuralistes, dès les années soixante, prônant une lecture interne (« le texte rien que le texte ») et leur forte inscription dans les cours d’université, ont amené certains enseignants à inscrire cet héritage théorique et universitaire dans leurs pratiques d’enseignement de la lecture au secondaire. Il faut dire que les termes mêmes de « méthodique », « d’analytique » n’étaient que propices à de telles confusions, sans parler du caractère lacunaire et non moins complexe des programmes encore actuels de lecture analytique. Ainsi, pour seul exemple, que comprend chaque enseignant de lettres face à la notion « d’interprétation raisonnée » qui s’y trouve mentionnée (1). Dès lors, qu’attend-on de cet exercice ? Où veut-on mener l’élève ?

 

La richesse des recherches actuelles en didactique de la lecture et de la littérature permet à présent de mieux connaitre l’intérêt didactique d’inscrire davantage la subjectivité du lecteur dans cet exercice, mais aussi, de la combiner une lecture plus critique, objectivante (2). Il ne s’agit pas en effet de transformer en dérives subjectivistes les dérives technicistes du passé, mais de montrer les apports de cette articulation dans l’enseignement scolaire (3).

 

Dans le cadre de la lecture scolaire, il s’agit ainsi de réfléchir aux moyens pédagogiques et didactiques pour favoriser cette activité et cette implication de l’élève pendant l’acte de lire, notamment à partir d’une articulation de trois domaines fondamentaux de la discipline : lire, écrire, dire. Je reviendrai plus longuement sur l’intérêt de cette articulation, mais il semble en effet que l’écriture tout comme l’oral sont des domaines à toujours mieux exploiter, pour favoriser l’activité de l’élève lecteur, pour l’aider à élaborer par lui-même des hypothèses de lecture, et à comprendre les finalités de la lecture littéraire. Cette prise en compte souligne cependant la nécessité de questionner plus précisément encore les objectifs de cet exercice, mais aussi, ses compétences, et ce de manière précise. Si les projets de nouveaux programmes (4) semblent ouvrir des pistes de questionnement, ils rappellent avant tout peut-être la nécessité, l’urgence de cette prise en compte dans les pratiques actuelles de la lecture au secondaire.

 

Les réflexions issues de recherches en didactique, les changements institutionnels, mais aussi et surtout, les constats parfois peu satisfaisants de nos pratiques effectives en classe montrent, me semble-t-il, la nécessité de s’entendre sur la définition donnée à certaines notions pourtant chaque jour utilisées, pour comprendre et définir ensuite les objectifs en termes d’enseignement qu’elles visent, et donc, les compétences dont elles exigent l’acquisition. C’est en cela qu’il me semble tout d’abord essentiel de proposer une définition commune, inspirée de la notion de lecture littéraire et des attentes scolaires, de la notion clé d’interprétation littéraire (5) . L’extrême pluralité des définitions actuelles ne me donne pas la possibilité ni la légitimité d’une telle décision, mais compte tenu des exigences institutionnelles et des apports actuels de la recherche, je proposerai de définir cette notion de la manière suivante : l’interprétation littéraire peut se définir comme le questionnement d’un texte littéraire qui mène à une élaboration de sens de plus en plus approfondie, structurée, argumentée, combinant des approches subjectives et critiques.

 

Cela implique une implication plurielle de l’élève lecteur, dans sa lecture et dans l’acte de lire, une compréhension explicite des objectifs; cela renforce donc l’intérêt d’outils didactiques et de démarches pédagogiques pour guider et structurer cet apprentissage.

 

A quelles conditions la lecture analytique peut-elle selon vous être revitalisée ? Quelle place et quelles modalités peuvent y prendre en particulier les textes de lecteurs et les  débats interprétatifs ?

 

On en arrive à la question de l’apprentissage, au vu de la complexité des opérations langagières et stratégies de lecture exigées par l’exercice, mais aussi des compétences, qu’il s’agit d’enfin questionner. Celles-ci doivent en effet être définies clairement pour aider l’élève dans tout apprentissage d’organisation de la pensée, d’argumentation ; elles sont aussi bien centrales dans le cadre du commentaire littéraire, que de l’élaboration d’une argumentation, d’une hypothèse personnelle. Leur prise en compte est d’autant plus nécessaire et intéressante qu’elles sont transférables à d’autres disciplines. Si la lecture exige de telles compétences, il ne s’agirait pas de postuler pour acquis, ou d’évaluer des compétences que l’on n’enseigne pas ...(6)

 

L’une des conditions d’enseignement de la lecture analytique est celui de son inscription dans une démarche pédagogique structurée. L’élève ne peut comprendre ce qu’on attend de lui sans un apprentissage qui l‘y forme, et sans un enseignement explicite qui lui explique, avant cela, les modalités et les finalités de cet apprentissage. L’étayage de l’enseignant joue ainsi un rôle primordial, et il souligne la nécessité pour ce dernier de bien cerner les compétences qu’il doit faire acquérir à ses élèves. Il s’agit par là-même de permettre une autonomisation progressive de l’élève, de le guider à construire une lecture interprétative des textes, en maitrisant les étapes de cette élaboration de sens.

 

On retrouve ici l’intérêt pédagogique d’une articulation lire-écrire-dire : non seulement cela permet une combinaison des compétences (d’autant plus intéressante au vu du peu de temps dont chaque matière peut souffrir) mais surtout, les verbalisations écrites et orales s’avèrent être de précieux outils didactiques pour favoriser cet apprentissage.

 

En effet, de nombreuses recherches et expériences en classe ont déjà souligné l’intérêt des traces écrites des élèves, par les élèves, pour les élèves, lors de leur lecture interprétative : celles-ci permettent une forme de réflexivité de la pensée qui s’élabore, elles favorisent et structurent l’élaboration de sens, aident au développement de son propos. Ces écrits sont multiples et tous ont un intérêt didactique : écrits intermédiaires, « brouillonnants », allant vers l’élaboration de textes de lecteur plus structurés, permettant une stabilisation de la pensée. Je pense que cette structuration de la lecture interprétation par l’écrit est essentielle.

 

L’oral est un domaine tout aussi intéressant dans le cadre de cet apprentissage : les échanges entre pairs contribuent à une meilleure compréhension du texte, mais aussi de l’acte d’interprétation, par la voie du mimétisme positif, du conflit cognitif : ces interactions sont parfois plus signifiantes pour les élèves car il s’agit d’une lecture construite par un autre élève, ce qui tend à montrer que l’enseignant n’est pas le seul « messager » d’un texte. Le langage entre élèves est aussi un outil de compréhension parfois plus « parlant » chez certains élèves (7) . Ces échanges, notamment en groupe, favorisent aussi la justification, le retour sur certaines hypothèses personnelles, leur approfondissement. Ils sont aussi une compréhension en acte de l‘interprétation, en montrant qu’elle n’est pas un message unique et inaccessible. Comme le dit Erick Falardeau (8), l’interprétation se comprend, se construit aussi dans et par la confrontation sociale, c’est elle qui lui donne sa légitimité. Ainsi, ces verbalisations écrites et orales permettent des retours au texte qui ne sont jamais des retours au même.

 

C’est pour cela que l’un des objectifs de mes travaux de recherche consista à souligner l’intérêt d’une démarche d’apprentissage articulant ces modalités et ces objectifs, et que j’ai voulu l’inscrire dans le cadre d’une expérimentation, durant une année scolaire, dans plusieurs classes de collège.

 

Quelle démarche d’apprentissage de la lecture analytique avez-vous précisément mise en place dans ces classes de collège ?

 

L’activité de lecture littéraire telle que je l’ai expérimentée s’articule en plusieurs étapes (9) : le premier temps de cette démarche consiste en une approche, personnelle, un questionnement du texte par l’élève, guidé par une fiche de questions ouvertes (10),  sans autre intervention de l’enseignant que sa possible lecture orale du texte.  La seconde étape consiste en une mise en commun de ces premières impressions de lecture, par groupe d’apprentissage, et en l’approfondissement de la lecture à partir d’une question de lecture (11).

 

L’enseignant observe, conseille sur la méthode, écoute le travail de chaque groupe, des élèves dans le groupe. Enfin, on propose une mise en commun générale, certains groupes expliquant le contenu de leur lecture, d’autres élèves les questionnant, avant que l’enseignant n’intervienne, pour enrichir ces pistes interprétatives, apporter d’autres connaissances, revenir sur la méthode (argumentation, justification, lien aux connaissances) : les élèves se sont appropriés le texte, la parole de chacun fait donc « sens », et motive leur propre prise de parole, construit leur propre lecture interprétative du texte. Une trace écrite finale, commune, stabilise les pistes proposées, mais un autre texte de lecteur, individuel, plus élaboré encore, peut aussi être demandé, à l’issue de cette séance, selon le niveau de la classe et des élèves (12). Une leçon de lecture peut clore cette lecture plurielle (« qu’ai-je appris de l’acte de lire ? »), mais celui-ci peut aussi s’ouvrir sur un débat interprétatif reprenant une problématique d’ordre philosophique, éthique, née de cette lecture.

 

La démarche peut sembler complexe lors des premières séquences, mais une bonne explicitation des objectifs, des supports, et l’étayage de l’enseignant permettent une progression générale assez rapide. Il est néanmoins essentiel de bien comprendre l’importance de la trace écrite lors de chacune des étapes : brouillon réponse, débat, texte de lecteur collectif, individuel, leçon de lecture… Chacune de ces traces écrites est à favoriser. Cela permet ainsi de mêler, par ces écrits, les formes de rapports au texte (subjectif, textuel, critique), un questionnement sur le texte littéraire, mais aussi sur l’acte de lire (leçon de lecture) : on ne peut se contenter d’une seule forme de rapport au texte, d’une seule approche : la lecture est plurielle, et son apprentissage doit mettre en pratique cette pluralité.

 

Ce type de démarche propose ainsi une nouvelle configuration de la séance, qui permet de  rendre l’élève acteur, c'est-à-dire de le mettre dans une posture d’apprentissage. On aura compris que celle-ci n’est envisageable que par le cadrage et la structuration pédagogiques : cette lecture, cet apprentissage, prennent la forme d’un projet, qui aide chacun à mieux connaitre ses objectifs et favorise l’effort interprétatif. C’est un projet à la fois personnel et collectif, dont les échanges construisent une communauté interprétative, l’écoute, le respect, l’entraide, la compréhension des différences.

 

Mais cette configuration est aussi nouvelle pour l’enseignant : nouvelles possibilités de différenciation, posture de confiance, sans néanmoins lâcher prise... Par ce type de dispositif, l’on pourra replacer l’élève dans une situation d’effort, d’implications, de responsabilisation, sans « sur-étayage » (13)…

 

Ces propositions pédagogiques (14)  soulignent surtout l’intérêt de repenser les postures d’élève et les postures de l’enseignant: le pluriel a son importance, la binarité élève/enseignant montre de plus en plus ses limites, depuis des années. C’est qu’il n’existe pas UNE posture d’élève, ni UNE posture d’enseignant : la pluralité doit être prise en compte dans les apprentissages. Il ne s’agit pas d’une « prise de risque », mais une avancée nécessaire et urgente pour les élèves, pour les enseignants, et donc pour l’apprentissage.

 

Pour aider les élèves à s’approprier le texte en autonomie, vous les invitez, dites-vous, à compléter une « fiche-découverte » : pouvez-vous en éclairer le contenu, les finalités, le mode d’utilisation ?

 

J’ai déjà pu évoquer indirectement cette fiche lorsque dans mes propos sur les étapes d’élaboration de sens. Tout d’abord, je tiens à préciser qu’il n’existe pas là non plus UNE fiche type, mais que ce type d’outil didactique doit être construit par l’enseignant (voire en collaboration avec les élèves) en fonction des élèves (niveau, profil), de l’enseignant lui-même…

 

Il s’agit d’une première approche (15), d’une « accroche » texte-élève par des questions ouvertes (16) , questionnant ses gouts tout autant que les indices de la compréhension dans le texte, rappelant les liens possibles avec ses connaissances… Par ces questions et leurs réponses écrites, cet outil  permet une forme de réflexivité : il aide l’élève à questionner, à voir sa pensée, et à partir de cet effet miroir, à progresser. Ce sont des sortes de « perches » qui guident l’élève dans un premier questionnement à partir d’entrées diverses : elles vont lui donner les moyens de construire sa place, faciliter les premiers pas dans l’élaboration progressive de son interprétation. Le but est ce questionnement, dont je parle depuis le début, à la base même de la notion d’interprétation littéraire.

 

Ce temps de tête à texte par l’intermédiaire de  questions très ouvertes, et non par la filtre interprétatif d’un tiers, qu’on convoquera plus tard, doit donc s’inscrire dans la démarche d’apprentissage. On rappellera une nouvelle fois néanmoins qu’il n’existe pas de fiche type, ni de fiche miracle : les questions qu’elle propose aux élèves, si elles restent sensiblement les mêmes toute l’année pour favoriser leur appropriation auprès des élèves, doivent être modelées en fonction du niveau de la classe et des élèves (17) . L’intérêt est bien de montrer à l’élève que chacun peut avoir sa propre lecture, construire ses propres images, se nourrir de son propre vécu, de ses connaissances, à partir de la lecture d’un même texte littéraire. C’est par la mise en commun orale de ces premières hypothèses écrites que la notion d’interprétation comprise comme lecture possible d’un texte littéraire sera peut-être rendue la plus explicite. Qu’il soit texte d’auteur ou texte de lecteur, c’est un lieu de questions, d’échanges pluriels, une invitation à « plonger dans l’inconnu, pour trouver du nouveau ».

 

Vous avez mené en troisième des expériences de lecture analytique avec des tablettes numériques : selon quelles modalités précises dans la classe ? Quel bilan tirez-vous de ces pratiques ?

 

Cette réflexion sur l’intérêt pédagogique possible d’une tablette numérique est née de l’expérimentation mise en place par le rectorat de Dijon et l’entreprise Unowhy, dès 2013.   J’ai eu la chance d’y participer en tant que référente académique lettres, et j’ai surtout cherché à souligner l’intérêt de la tablette en tant qu’outil didactique, en premier lieu pour éviter toute confusion entre moyens et finalités : il n’est pas question de penser le numérique comme une finalité de l’apprentissage, mais comme un apport, un support, parmi d’autres, qu’il s’agit de questionner, comme tout autre. L’école doit aussi savoir regarder autour d’elle, et les outils numériques sont déjà dans les mains des plus petites générations: certains de nos confrères, anglo-saxons notamment, ont depuis longtemps questionné son possible intérêt, son utilisation. L’école ne peut être une prison à toute entrée de la modernité, de la vie sociale, du quotidien de l’élève. Il ne s’agit évidemment pas non plus de rejouer une querelle d’Anciens contre Modernes : la tablette numérique, comme tout outil, a ses limites, mais pourquoi se priver de son possible intérêt ?

 

J’ai pour ma part trouvé deux intérêts majeurs à son utilisation, dans le cadre de la démarche présentée (18) : par ses applications et sa connexion internet gérée par l’enseignant, l’élève peut se servir de la tablette, lors de la phase de travail en groupe notamment, comme d’un « cartable portatif » : il y trouve un dictionnaire, des liens lui permettant d’enrichir sa lecture, des documents téléchargés par l’enseignant. La tablette règle certaines contraintes matérielles qui restent non négligeables lors des cours et pour la gestion de ces outils par l’enseignant.

 

L’autre intérêt réside pour moi dans la possible projection des traces écrites des élèves : chaque tablette est connectée à l’ordinateur de l’enseignant, et ce dernier peut à tout moment projeter, via un vidéoprojecteur, les traces écrites des élèves. Cette projection est intéressante : les propos de l’enseignant qui revient sur une hypothèse d’un groupe, d’un élève qui explique une difficulté d’écriture, de lecture, etc., peuvent être vus, lus, analysés par toute la classe : cette lecture supplémentaire facilite l’étayage de l’enseignant, favorise la compréhension de l’élève, enrichit leur propre questionnement, sert d’illustration pour les élèves en difficulté… L’enseignant, la démarche d’apprentissage, les pairs, les outils didactiques, c’est la combinaison de ces apports qui enrichit et structure l’apprentissage. Nous le rappelons encore : la lecture interprétative est plurielle, dans ses modalités aussi.

 

En 1854, dans sa Préface aux Filles du feu, Nerval écrivait déjà que ses poèmes  « perdraient de leur charme à être expliqués, si la chose était possible » : la poésie vous parait-elle susciter d’intéressantes résistances, voire nous inviter à d’autres stratégies de lecture ?

 

Vaste question, dont j’ai fini par faire une thèse ! Il s’agit tout d’abord, me semble-t-il, de questionner celui qui apparait souvent comme l’absent de la classe, dans cet apprentissage : le texte littéraire lui-même ! Le texte, en fonction de son genre, de ses caractéristiques formelles, de ses formes de « résistance », peut-il est être aussi un outil didactique à questionner dans le cadre de cet apprentissage ? Sur quoi repose le choix des œuvres fait ? Sur quels critères didactiques, sinon esthétiques ou purement chronologiques ? La question doit être posée, et les nouveaux programmes en prévision vont exiger une vraie réflexion didactique autour des œuvres et des textes à choisir.

 

Par cette question, il me semble alors que nous retrouvons de nouveau le nœud de notre réflexion, en interrogeant ici plus précisément les conditions de l’interprétation littéraire pour nos élèves. Si tant est que l’interprétation soit une mise en question du texte, il serait alors intéressant, d’un point de vue didactique, que ce texte invite à se / nous poser des questions, qu’il nous rappelle bien que « quelqu’un doit l’aider à fonctionner ». Je postule pour ma part qu’un texte littéraire qui, dès sa première lecture, ne se laisse pas totalement « apprivoiser », qui résiste, questionne, peut favoriser l’apprentissage de l’interprétation auprès de l’élève lecteur, en mobilisant davantage ce dernier. Le texte devient alors lieu d’énigme, lieu de questionnement, et il pousse à diverses formes d’implications de l’élève. Il favorise ainsi l’effort interprétatif.

 

Plus précisément, j’utilise le terme de « zones d’indétermination » (19) pour évoquer l’intérêt didactique de textes qui questionnent, de par les formes et natures d’indétermination, de flou, d’ambigüité qu’ils contiennent. Par ces zones d’incertitudes qui naissent lors de certaines lectures, nous retrouvons l’invitation rimbaldienne à plonger dans l’inconnu, et les mêmes effets du questionnement interprétatif : l’implication argumentative, l’incitation à expliquer, à justifier davantage son hypothèse: puisque le texte ne dévoile pas de compréhension « clé en main », il incite à répondre au fameux « pourquoi » de toute proposition interprétative. C’est pour cela que je qualifie ces zones particulières « zones d’accroches motivationnelles ». Cette apparente prise de risque motive, sans forcément se clore en délire interprétatif, puisque l’intérêt alors accordé à la justification de ses propos favorise les relectures et la réflexivité face à sa propre lecture. Ces zones d’indétermination s’inscrivent donc pleinement dans la combinaison lire-écrire-dire et dans les objectifs de la démarche proposée. 

 

Mes recherches doctorales m’ont permis de souligner que certains textes y sont plus propices que d’autres, et notamment les textes poétiques, qui plus est contemporains. Bref, ceux-là mêmes que l’on évite parfois de lire en lecture littéraire, parce que peut-être trop « hermétiques » et risquant de bloquer la lecture de l’élève. Ce fameux risque… Pourtant, cette résistance dans les pratiques m’a conduite à soulever un paradoxe que mes travaux de thèse ont confirmé : ces textes se caractérisent par des formes d’indétermination qui favorisent, au contraire, l’activité interprétative de l’élève. J’ai notamment pu observer, à partir d’expérimentations menées auprès d’élèves de 3ème, que l’indétermination énonciative, référentielle et lyrique de textes poétiques contemporains (20) accentuait l’implication subjective de l’élève, la construction d’images, la distance critique: ces zones d’indétermination devenaient ainsi lieux de questionnement, zones d’accroches motivationnelles, favorisant l’approfondissement, la structuration des hypothèses de lecture.

 

Parfois, ces zones d’indéterminations ne sont pas aussi visibles : c’est alors à l’enseignant, en réfléchissant à sa question de lecture par exemple, de mettre en évidence une ou plusieurs zones d’incertitude, et d’amener l’élève à plonger dans cette part d’inconnu du texte (21). L’enseignant doit permettre à l’élève de prendre parfois ce risque du sens, en motiver celui-ci par le choix de ces textes (22).

 

La lecture analytique est censée favoriser l’intelligence et le plaisir du texte littéraire : d’autres approches, moins centrées sur la glose, vous semblent-elles possibles et souhaitables ?

 

On l’aura compris, qu’il s’agisse des orientations des futurs programmes du cycle 3 et 4 (23), des recherches actuelles en didactique de la littérature, ou encore de mes propres travaux, l’intérêt de l’articulation lire-écrire-dire fait de plus en plus consensus. J’aimerais en cela souligner l’intérêt de l’oral dans le cadre de cet apprentissage. Dans des cours où l’on se désole parfois de n’entendre que la voix de l’enseignant, ou encore, où les interrogations des élèves contraignent d’autres fois l’enseignant  à « une pédagogie de garçon de café » pour reprendre les propos de Philippe Meirieu (24),  il est nécessaire de comprendre l’importance de l’oral, de ses modalités à ses finalités, dans cet espace de vie et d’apprentissage qu’est la classe.

 

Pour cela, il faut favoriser les échanges, mais aussi les structurer, comme nous le proposons, pour que chacun, enseignant et élève, en connaisse une nouvelle fois, les modalités et les finalités, les règles et les postures… Bref, pour que la classe devienne une « communauté interprétative », où la lecture soit aussi un temps d’échange, de découverte de l’autre, de soi par l’autre, dans l‘expression de nos différences de gouts, de sentiments, dans nos choix aussi… Un temps où l’on apprend à devenir les citoyens de demain. 

 

Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut

 

La thèse de Séverine Tailhandier

Dans la revue Pratiques

La lecture analytique avec tablettes numériques

Un exemple de fiche-découverte

 

Notes :

http://www.education.gouv.fr/cid22117/mene0816877a.html  , page 9.

 2 On pensera en particulier aux travaux de Jean-Louis Dufays. Voir notamment http://recherchestravaux.revues.org/666  

3  Aussi, préfère-t-on de plus en plus utiliser le terme de lecture littéraire. Cette lecture des textes littéraires se définit par la volonté d’une combinaison de ces rapports au texte, par la réaffirmation d’une prise en compte effective de l’activité du lecteur, par un questionnement des traces écrites (écrits intermédiaires, textes de lecteur…).

http://www.education.gouv.fr/cid93042/projet-de-programmes-pour-les-cycles-2-3-et-4.html

5  … car celle-ci est bien le fondement même de la lecture, et la dépasse même, puisqu’elle peut s’appliquer à d’autres disciplines ou activités. De plus, cela permettra de rappeler qu’elle intègre dans sa définition même la option de compréhension, mais que ce terme peut davantage définir une lecture plus littérale, sans questionnement spécifique du texte.

6  Pour cette dernière idée, on pourra faire référence aux propos de Sylvie Cèbe et Roland Goigoux dans Lector & Lectrix : apprendre à comprendre les textes narratifs CM1, CM2, 6e, Segpa. Paris : Retz, 2009.

7  Si le langage utilisé par l’enseignant est essentiel, les interactions entre pairs permettent parfois aux élèves d’oser davantage expliquer leurs difficultés, de faire reformuler ; certaines postures, les mots utilisés, peuvent aider certains élèves.

8  « Compréhension et interprétation : deux composantes complémentaires de la lecture littéraire », Revue des Sciences de l’éducation, vo. 29, n°3, 2003.

9  Cette démarche, qui peut être pratiquée en deux séances en moyenne, ne doit pas être pratiquée de manière exclusive : elle doit être pratiquée avec d’autres formes de lectures au cours d’une même séquence.

10  Une « fiche découverte », dont il sera question par la suite.

 11 La problématique, très ouverte, peut articuler un enjeu de lecture du texte et les objectifs de la séquence.

 12 S’il faut évaluer une trace écrite, ce sera celle-ci, après avoir bien expliqué les compétences ciblées.

13  Voir notamment les « postures d’étayage de l’enseignant » ciblées par Dominique  Bucheton : le « sur-étayage » consiste à proposer un étayage tel que l’élève perd le sens de l’effort, de la réflexion personnelle, allant jusqu’à rendre caduque l’essence même de la notion d’apprentissage.

14  Là encore, penser en termes d’interdisciplinarité et de transfert des compétences : on comprend le caractère transférable de ce type de démarche.

15  Rappelons que ce passage de la lecture à l’écrit de sa lecture, quel qu’en soit le degré d’élaboration, peut être parfois plus difficile pour certains élèves : ce « processus de secondarisation » (Goigoux et Bautier, 2004) nécessite donc lui-même la compréhension et l’acquisition de compétences (comment mettre en mot ma pensée, mes impressions, mes sentiments… ?)

16  Il ne s’agit donc pas de certaines questions de manuels proposant des questions plus fermées, qui conditionnent parfois, en elles ou dans les titres qui les intègrent, une lecture déjà bien orientée du texte littéraire.

17  On pourra ainsi davantage viser la reformulation, l’approche subjective, la justification par le texte, le réinvestissement des connaissances construites dans la séquence. D’autres formes d’expression, tel le dessin, pourront aussi être proposées pour concrétiser certaines images mentales…

18  Ceux-ci ont été développés dans un article publié à l’issue de mes recherches, dans le cadre des travaux  du groupe de formation TRAAM (lettres, académie de Bourgogne, 2015, http://lettres.ac-dijon.fr/spip.php?article1115  )

19  Ce terme d’ « indétermination » est inspiré des travaux de  Jean-Louis Dufays, Stéréotype et lecture. Essai sur la réception littéraire. Bruxelles : Peter Lang (2e ed.), 2010.

20  Des textes poétiques de René Char furent  proposés aux élèves, l’esthétique de sa poésie s’inscrivant dans ces formes d’indétermination.

 21 Ces contraintes sont fécondes parce que questionnées dans le cadre d’un apprentissage, de l’étayage de l’enseignant, mais aussi parce que ce type de texte invite à une réflexion qui ne cherche pas une « réponse » ou une solution au texte, ne requiert pas un lecteur possédant des connaissances historiques ou littéraires sans lesquelles aucune quête de sens ne soit permise.

22  L’intérêt de l’apprentissage, dès lors qu’il est structuré, peut amener encore une fois à souligner les limites d’une posture enseignante de sur-étayage.

23  http://www.education.gouv.fr/cid93042/projet-de-programmes-pour-les-cycles-2-3-et-4.html

24  Entre autres liens possibles : http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/09/02/contre-l-ideologie-de-la-competence-l-education-doit-apprendre-a-penser_1566841_3232.html

 

Par fjarraud , le lundi 02 novembre 2015.

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