Numérique : L'information "par tous" et pas "pour tous", à l'école et ailleurs 

Le mythe égalitariste, issu des utopies du XVIIIe et du XIXe siècle, semble avoir la vie dure au vu des analyses qui sont régulièrement publiées à propos des inégalités à l'école et de l'école. Certains disent que l'accès à l'information pour tous, qui est porté par les moyens numériques actuels pourrait être un nouveau vecteur d'égalité. Cette assertion est d'autant plus portée dans l'inconscient collectif que la dimension universelle que le numérique semble prendre, porte le symbole d'une nouvelle forme d'égalité. Les 0 et les 1, chers à Boole, seraient une sorte de langage universel (mythe de Babel) dont il suffirait qu'il se déploie "pour tous" pour qu'advienne l'égalité. Cette utopie égalitariste portée comme un étendard se heurte cependant à la réalité de l'histoire des peuples et de l'éducation, mais aussi à celle des sociétés.

 

 Le modèle diffusionniste (émetteur vers récepteur) est celui qui a donné naissance aux craintes à propos des médias de masse et en particulier audio-visuels (télévision). Il s'appuie sur l'idée selon laquelle un message transmis est reçu sans distorsion, à l'identique. Ainsi, certaines personnes pensaient que les "récepteurs" acceptaient ce qu'on leur montrait sans aucune réflexion et sans aucune transformation. Ce modèle de la transmission égalitariste a donc ainsi institué l'idée que l'on pouvait "informer pour tous". Les études en réception, mais plutôt encore les travaux de cybernétique, on mis en question ce modèle. On ne pourrait que difficilement diffuser si on n’ajuste pas l'émission à la réception (boucle de rétroaction). Si un message diffusé de manière massive est bien reçu à l'identique (mémorisation/restitution) par beaucoup d'humains (enquêtes marketing par exemple), une étude plus approfondie de ce qui est reçu révèle qu'outre un nombre de "non-réception" il y a beaucoup de distorsions dans la compréhension du message.

 

L'idée qui consiste à donner à tous le même message comme modèle démocratique semble bien en question. L'analyse des différences humaines révèle que chacun de nous peut, potentiellement, cheminer différemment dans la connaissance. Si l'on accepte cette différence en réception, on peut avoir deux attitudes: l'accepter et en faire un prétexte pour ne pas changer, ou la refuser et en faire un prétexte pour modifier la stratégie. En d'autres termes soit on considère que la seule responsabilité de la non réception repose sur le récepteur, soit on pense qu'on peut, en tant qu'émetteur, aider le récepteur. Pour le dire autrement, face à un groupe d'élèves qui a du mal à apprendre une notion, on peut considérer que l'on n'y peut rien et que c'est le résultat des différences individuelles, mais on peut aussi considérer que l’on n’a pas réussi à proposer un cheminement "par tous" en préférant un cheminement "pour tous"...

 

L'ambition proposée par le ministère de l'éducation de développer un média par établissement procède sans doute de la logique diffusionniste : si tous ont un média alors on aura réussi. C'est le principe du quantitatif contre celui du qualitatif. L'important c'est que tous soit concernés (pour tous) même si la réalité est variable d'un endroit à l'autre. Au-delà de cette ambition, c'est aussi le plan numérique qui est à interroger : si tous ont un ordinateur ou une tablette alors on pourra les éduquer, du coup l'ambition sera satisfaite. Même si l'on sait qu'il y aura des ajustements (infrastructures, finances, etc...) plusieurs chercheurs se sont déjà élevés contre une certaine naïveté de la démarche (P. Plantard, JF Cerisier...). Surtout que dans le même temps une confrontation émerge : entre mon matériel personnel (ils en ont tous) et celui fourni par l'établissement scolaire (en auront-ils tous ?), que choisir ? Surtout si les performances et possibilités d'usage sont singulièrement différentes...

 

Revenons à l'ambition scolaire initiale portée par Condorcet et ses cinq mémoires sur l'instruction publique (1791). Il écrit dans le premier livre intitulé "Nature et objet de l’instruction publique" I. La société doit au peuple une instruction publique : 1° Comme moyen de rendre réelle l'égalité des droits : "Il est impossible qu'une instruction même égale n'augmente pas la supériorité de ceux que la nature a favorisés d'une organisation plus heureuse. Mais il suffit au maintien de l'égalité des droits que cette supériorité n'entraîne pas de dépendance réelle, et que chacun soit assez instruit pour exercer par lui-même et sans se soumettre aveuglément à la raison d'autrui, ceux dont la loi lui a garanti la jouissance. Ainsi, par exemple, celui qui ne sait pas écrire, et qui ignore l'arithmétique, dépend réellement de l'homme plus instruit, auquel il est sans cesse obligé de recourir. Il n'est pas l'égal de ceux à qui l'éducation a donné ces connaissances ; il ne peut pas exercer les mêmes droits avec la même étendue et la même indépendance. Celui qui n'est pas instruit des premières lois qui règlent le droit de propriété ne jouit pas de ce droit de la même manière que celui qui les connaît ; dans les discussions qui s'élèvent entre eux, ils ne combattent point à armes égales. » (p.15)

 

A l'époque de la révolution française, "l'instruction précédait l'information..." qui ne se diffusait qu'en quantité très réduite en regard de ce que nous connaissons aujourd'hui et surtout selon des modalités techniques beaucoup plus rudimentaires, ainsi que pour un nombre réduit de personnes. Le bouleversement des deux derniers siècles est bien cette inversion : "l'information précède désormais l'instruction". L'instruction pour tous a montré ses limites si elle n'est pas aussi l'instruction par tous (c'est-à-dire qui passe par tous et toutes les différences). L'information pour tous relève du même problème. La visée égalitariste de l'école ne peut être une vision de l'offre identique pour tous. Les médias de flux se rendent compte aussi de ce problème, tout comme les publicitaires (communicants ?). Il faut désormais personnaliser le parcours de l'information et le mieux est de personnaliser aussi le parcours vers l'information. D'aucuns diront que c'est ça la différenciation... Quant à l'égalité, il faut en faire d'abord un idéal pour chacun avant d'en faire une modalité identique pour tous !

 

Bruno Devauchelle

 

Les chroniques de B Devauchelle

 

 

Par fjarraud , le vendredi 13 novembre 2015.

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