PNF Lettres 2015 : Ecrire pour la laïcité 

Il était une fois une professeure de lettres soucieuse de faire vivre les valeurs de la République dans un pays dévasté par des attentats. Elle invita ses 6èmes à écrire une suite de l’Odyssée : Ulysse, lassé de la vie tranquille d’Ithaque, repart pour fonder une cité sur une île nouvelle, mais bientôt des tensions surviennent, il faut mettre en place des règles de vie collective … Marie-Sophie Ludwig, enseignante au collège Henri Sellier à Suresnes, éclaire ici les modalités et les enjeux d’un travail exemplaire : une pédagogie collaborative et créative amène à faire l’expérience tout à la fois d’Homère et de la Charte de la laïcité, les activités de lecture et de réécriture, de réflexion et d’imagination, conduisent à s’approprier « les idéaux d’une société démocratique, laïque, fraternelle, juste et acceptable pour tous ». Le projet a été présenté au 6ème Rendez-vous des Lettres à Paris le 24 novembre dans le cadre du PNF : un séminaire destiné à explorer les « métamorphoses du récit à l’heure du numérique »…

 

Comment avez-vous conçu et élaboré ce projet d’écriture à vocation citoyenne ?

 

A la suite des événements tragiques de janvier 2015, une grande mobilisation de l’Ecole autour des valeurs de la république a été organisée : les inspecteurs, le recteur de l’Académie de Paris, les intervenants conviés (comme Abdenour Bidar) ont insisté sur l’absolue nécessité de donner à la Charte de la Laïcité une lisibilité et une appropriation nouvelles auprès des élèves. Il ne s’agissait plus de l’afficher seulement (degré 0), ni de la commenter seulement au début de l’année comme on commente le règlement de l’établissement à la rentrée (degré 1), mais au moins de la rendre appropriable comme support à des activités transdisciplinaires (degré 2), et si possible d’en faire un support à la construction du citoyen (degré 3).

 

Pour ma part, c’est ce degré 3 d’appropriation que j’ai eu l’ambition de faire fonctionner avec une classe de sixième que j’avais en enseignement de lettres et en ACCPE.

 

Regardons les enfants jouer : ils inventent des mondes, ils inventent des lois, ils les modifient, ils les font jouer par des personnages qu’ils font évoluer et parler. Ils ont cette mimesis en commun avec les grands auteurs, reconnaissables par leur « monde » : on parle bien du monde de Flaubert, de celui de Balzac ou d’Hugo...

 

Faire écrire à mes sixièmes un jeu de création littéraire où ils pourraient utiliser leurs compétences et leurs connaissances au seuil du 3ème trimestre était un projet qui m’est apparu comme porteur et enthousiasmant. Je leur ai donc proposé d’écrire une suite de l’Odyssée, l’idée m’étant venue de la lecture du merveilleux poème de Tennyson, et de Jankélévitch : Ulysse, lassé de la vie trop tranquille d’Ithaque, repart pour fonder une cité idéale, quelque part sur une nouvelle île.

 

Adhésion immédiate ! Mon arrière-pensée était bien sûr, de troubler l’ordre de leur petite cité une fois que celle-ci fonctionnerait « trop » bien, et là, j’utiliserais le levier de la Charte pour en déplier avec eux toutes les valeurs humanistes qu’ils pourraient appliquer aux nouvelles lois de leur cité, après des calamités que je leur aurais infligées du haut de mon Olympe professoral…

 

Le projet, qui semblait tout simple au début est devenu le théâtre de synergies que je n’avais pas imaginées : les élèves attendaient ces moments, faisaient spontanément des liens avec tout ce que nous avions étudié dans le respect des programmes (Textes fondateurs, lecture des passages canoniques de l’Iliade et de l’Odyssée, des Métamorphoses d’Ovide, réinvestissement des acquis orthographiques et grammaticaux…). Pour ma part, je proposais et je conduisais des  recherches sur des sites savants, en leur laissant l’accès au TNI, pour nourrir de détails réalistes leur récit à épisodes.

 

Puis est arrivé le moment que j’attendais : en construisant leur récit et en imaginant des situations de tension, les élèves ont compris qu’ils avaient créé un monde, certes imaginaire, mais qui pouvait déborder : il fallait chercher une loi morale, un encadrement des comportements par des valeurs.

 

Les calamités dont je les ai gratifiés (peste, révolte et risque de guerre civile) les ont mis à l’épreuve et d’utopique, leur cité devenait dystopique : allait-on supprimer les contrevenants, les révoltés, les délinquants ? S’ils menaçaient l’équilibre de la cité, n’était-il pas acceptable de les neutraliser? Même par tous les moyens ?

 

Les élèves ont une propension naturelle à imaginer les châtiments les plus expéditifs…mais quel professeur de la République accepterait de tels excès ?

 

La Charte a été alors convoquée et mise en actes dans ses principes parce qu’elle garantissait des lois « justes et acceptables pour tous ». Solidarité, refus du prosélytisme, garantie de la liberté et de l’égalité, refus des discriminations : tout ceci a été expliqué par les étymons, retravaillé, imité et transformé en terreau fertile pour nourrir la Constitution de leur cité imaginaire.

 

L’exercice de la citoyenneté s’est littéralement joué dans l’accès à un patrimoine culturel et dans une pédagogie que je souhaitais républicaine et laïque. La Charte a donc bien fait l’objet d’une appropriation dans son degré 3, le plus élevé, mais en outre, ce moment d’écriture privilégié a vivifié le travail de toute une année en dépassant de loin toutes mes ambitions du départ !

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Pour parvenir à ce travail d’écriture longue, vous avez mis en place une « méthode ritualisée » : pouvez-vous expliquer en quoi elle consiste ?

 

La coopération comme principe pédagogique et comme expérience du vivre ensemble dans la classe : apprendre à rédiger un texte organisé est une compétence transversale qui a été explorée et mise en pratique avec une méthode ritualisée destinée à s’adresser à tous les élèves, quelles que soient leurs difficultés.

 

En voici les étapes. D’abord le « comité de lecture », avec évocation par le groupe des épisodes déjà écrits : quelle suite donner aux aventures ? On lance les pistes de travail et on s’accorde sur la nécessité de rechercher des documents, de s’appuyer sur des connaissances acquises dans toutes les autres disciplines (histoire, sciences, mathématiques, technologie…).

 

Ensuite le « comité de rédaction » : le professeur de lettres identifie les difficultés, apporte des aides, suggère des pistes, corrige ou recentre le travail lorsque celui-ci s’écarte des objectifs fixés.

 

Enfin le « comité de validation » : validation par chacun des groupes et correction/critique par les autres élèves, toujours dans la bienveillance et le respect mutuels. On applaudit toujours le groupe qui propose son texte, on souligne d’abord les points positifs, et on fait des suggestions de corrections de manière courtoise ensuite seulement.

 

 

Les élèves ont été invités à créer une cité idéale en lien avec L’Odyssée : comment avez-vous nourri ce travail de « lecture d’invention » ?

 

Le thème de la cité avait été étudié en amont avec le bouclier d’Achille et les élèves avaient compris que ce texte avait une valeur plus évocatrice que descriptive : il donnait un état de la cité grecque à l’époque minoenne. Ce texte a été une base de travail : l’épique au service du politique. Il fallait donc découvrir, par les textes de l’Antiquité, comment se situait l’homme, le citoyen, par rapport à la croyance, au pouvoir, à sa société.

 

Par des discussions organisées, on a évalué  l’écart avec ceux-ci en comprenant quelles valeurs ont été conservées dans l’histoire de la littérature et des sociétés, ou amendées, voire rejetées : pensons au traitement réservé aux femmes, aux esclaves, aux étrangers. Nous avons vertueusement mis de côté ces réalités dans notre cité idéale …

 

Nous avons dû lire des textes nombreux, sur des supports variés, d’auteurs anciens traduits : Homère, mais aussi Thucydide, Hippocrate. Pour l’épisode de la Peste, par exemple, nous avons étudié les extraits de la Guerre du Péloponnèse sur la peste d’Athènes, mais aussi des extraits de l’Art de la médecine, d’Hippocrate, et bien sûr le fameux serment. Les élèves ont découvert que l’historien, comme le médecin, ont bien soin de rejeter la superstition pour discerner derrière le factuel et l’instantané la cause la plus vraie.

 

On s’éloigne donc de l’épique pour toucher à la recherche de la Vérité par l’exercice du  rationnel. On peut dire que l’esprit critique des élèves, même en difficulté, a été formé sous les auspices de ces textes passionnants, et vraiment exploitables !

 

On a vraiment expérimenté par l’écriture et la réécriture l’innutrition par les mythes fondateurs, en mesurant combien ils influencent notre vision contemporaine de la société.

 

La suite créée par les élèves comprend plusieurs chapitres : quel en est le contenu ? comment a-t-il été élaboré ?

 

Le récit des élèves comprend 7 chapitres, dont voici la trame.

Chapitre 1 : l’ennui d’Ulysse et son départ afin de fonder une nouvelle cité, laissant Ithaque à Télémaque. Chapitre 2 : l’arrivée sur une île dont la quiétude n’est qu’apparente. On a ici travaillé sur la structure du roman policier à énigme, en finissant par une réécriture des Métamorphoses.

 

Chapitre 3 : le nouveau départ et la fondation d’une cité, Ulysséopolis. Les élèves ont consulté longuement des sites exposant des photographies de villes vues du ciel, comme lumieresdelaville.net. Ils ont finalement choisi de donner à leur cité la forme d’une main géante, qui serait une ville lacustre gagnée sur la mer, en prévision de son agrandissement futur. Chapitre 4 : l’organisation de celle-ci dans sa géographie physique et humaine, dans l’organisation de ses lois : comment vit-on dans la cité ? Comment se répartissent les tâches ? Comment vivre ensemble malgré les différences ? Quels contrats sociaux garantissent le mieux la liberté des individus ?

 

Chapitre 5 : une épidémie de peste qui est développée dans un style de chronique dramatique, inspiré par Thucydide et La Fontaine. Chapitre 6 : la refondation des lois de la cité, que l’épreuve du fléau a rendue nécessaire. On utilise ici la Charte de la Laïcité comme référence morale. Chapitre 7 enfin : la révolte contre un Ulysse devenu tyrannique. Il dévoie les valeurs de la cité et se trouve déchu de son trône à la suite d’une guerre civile. En ce dernier chapitre, Ulysséopolis est finalement débaptisée et prend le nom d’Idéalopolis, puisque, comme le disent les jeunes auteurs, les « bonnes lois » émancipatrices, vont garantir pour chacun les idéaux d’une société démocratique, laïque, fraternelle, « juste et acceptable pour tous ».

 

Le projet présente un fort enjeu citoyen : comment avez-vous amené les élèves à intégrer au travail narratif une vraie réflexion sur les valeurs, en particulier sur la laïcité ? quels ont été les thèmes ainsi abordés ?

 

Tout d’abord, une mise au point est nécessaire : tout n’allait pas si bien dans cette classe : il y avait eu entre élèves des heurts et du harcèlement. Les faire travailler ensemble, au-delà du contexte dramatique post-attentats qui rendait nécessaire une réflexion sur le vivre-ensemble, était vraiment nécessaire pour assurer cohésion et climat serein…et ça a marché !

 

Le texte articulant la réflexion morale et éthique des élèves a été la Charte de la laïcité. Son affichage a permis de donner une expression plus aboutie aux intuitions vertueuses et morales des élèves : s’appuyer sur celle-ci leur a permis de comprendre que le ressort des idéaux républicains est « un support à une construction de parcours citoyen ».

 

Ainsi, leur première loi « interdit le prosélytisme dans le but de vendre des amulettes ». Ils se réfèrent à l’article 6 de la charte : « La laïcité de l’École offre aux élèves les conditions pour forger leur personnalité, exercer leur libre arbitre et faire l’apprentissage de la citoyenneté. Elle les protège de tout prosélytisme et de toute pression qui les empêcheraient de faire leurs propres choix ». Le mot de prosélytisme a été repris et expliqué par son étymon, mais il prend véritablement son sens par le « paradoxe de la fiction », c’est-à-dire par la force émotionnelle dégagée par la situation fictive qu’ils écrivent : l’exploitation du malheur de leurs citoyens de fiction par des religieux coupables de simonie leur semblait hautement condamnable.

 

Les modalités de travail (simulation globale ; coopération pédagogique ; débat) ont fait expérimenter aux élèves ce qu’ils inventaient dans leur fiction : le cadre commun, l’inscription de chacun dans le groupe et les valeurs communes qui permettent au tout d’exister.

 

Le travail veut mettre la coopération au centre de l’activité de classe : en pratique, selon quels dispositifs ?

 

L’Accompagnement Personnalisé m’a permis de travailler efficacement, c’est-à-dire rapidement et en pouvant me mettre au service de vraiment tous les élèves. En effet, les élèves étaient répartis en 2 demi-groupes, soit à chaque fois 12 élèves, une heure par semaine. Pendant ce temps, l’autre groupe faisait des recherches au CDI, orientées sur les textes fondateurs.

 

Le risque d’un tel projet, en classe entière, c’est de ne pouvoir accorder assez d’attention aux élèves plus faibles, mais ici, j’avais le loisir de circuler d’un groupe à l’autre et de dénouer des difficultés plus facilement.

 

Le travail change aussi quelque peu les gestes professionnels de l’enseignante : en quoi ? au final, quel bilan tirez-vous du projet ?

 

Le projet collaboratif a exigé une grande souplesse professionnelle. Il fallait en effet occuper plusieurs postures simultanément en fonction de la séance et de la réaction des élèves. Il s’agit d’un une pédagogie collaborative : le professeur régule, aide, relance, encourage, supplée. C’est aussi une pédagogie de la recherche encadrée : le professeur offre ses ressources, signale les documents intéressants, se propose comme ressources vive. Enfin, on peut parler de pédagogie de l’action : le professeur est acteur et il invente avec ses élèves en occupant la place privilégiée de celui qui lance des obstacles. Il se fait aussi contradicteur ou allié se mettant ainsi à l’épreuve du projet qu’il a institué.

 

Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut

 

Extrait : la Charte d’Ulysseopolis

(Extrait du roman écrit par des 6èmes du collège Henri Sellier à Suresnes)

« Après une telle catastrophe, il fallut imaginer de nouvelles lois : le conseil fut réuni, des délibérations eurent lieu et voici la Charte que la cité adopta :

Aucune discrimination ne doit exister entre les citoyens ou les étrangers, les hommes ou les femmes,  les riches ou les pauvres, concernant les soins aux malades.

Il faut que la fraternité règne : nous sommes tous égaux devant la perte de nos proches.

La solidarité doit nous faire combattre les maux ensemble. Personne ne doit être abandonné à son sort.

Chacun doit s’exprimer librement, les avis et les idées de tous doivent être mis en commun pour essayer de résoudre les problèmes.

On ne doit contraindre personne, qu’il soit croyant ou non, à adopter une religion sous le prétexte de le guérir.

Il est formellement interdit aux charlatans et autres oracles de faire preuve de prosélytisme ni de vendre des amulettes ou des remèdes inefficaces ou dangereux.

Il est interdit de profiter du malheur d’autrui. »

 

 

Le site du Rendez-vous des Lettres PNF

La charte de la laïcité

Le site de la BnF sur le bouclier d’Achille

Un autre projet remarquable de Marie-Sophie Ludwig : un cabinet de curiosités

Productions d'élèves

 

 

 

Par fjarraud , le mercredi 25 novembre 2015.

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