PNF Lettres 2015 : Réflexions autour de la fiction 

Qu’est-ce que raconter une histoire ? Le 6ème Rendez-vous des Lettres qui s’est déroulé les 23-24 novembre à Paris a tenté d’éclairer ce qui se joue dans le récit littéraire. Au programme : une réflexion sur ses ressorts et ses effets possibles, sur la morale et les émotions qu’il transmet. Au menu aussi : des comparaisons avec d’autres modes de narration comme le storytelling, l’Histoire, la biographie. Les interventions ont permis de prendre de la distance pour amorcer une utile réflexion, sans aucun doute à pousuivre : avec le numérique, assistons-nous à une simple modification des supports et formats de la fiction ? ou est-ce qu’adviennent de nouvelles modalités de l’invention de soi, un rapport différent à la vérité, une façon autre de construire et de partager des valeurs ?

 

Cas de conscience

 

Le récit serait-il un « laboratoire des cas de conscience » ? Frédérique Leichter-Flack, maître de conférences à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense, souligne combien la littérature est possibilité offerte d’une expérience morale. La lecture nous invite à nous poser, en situation, la question de savoir ce qu’il est juste de faire, de choisir, de juger. Le raisonnement moral est ancré dans un contexte spécifique. Pour de telles expérimentations, il est facile de travailler un corpus romanesque du 19ème-20ème : on peut se glisser sur l'épaule du personnage en partageant ses questions et émotions. On saisit aussi combien les valeurs sont révisées par l’actualité, combien leur hiérarchie varie selon le temps. Dans la littérature, la question morale se joue se joue dans l'histoire et hors de l'histoire : s’y opèrent à la fois empathie et décrochage. « La colonie pénitentiaire » ainsi nous interroge : peut-on rester à sa place quand il se passe quelque chose de scandaleux dans notre environnement ? Le récit de Kafka teste la propension à accepter l'inacceptable, pose la question de l'ingérence, du consentement éclairé à la barbarie, de notre capacité à oser dire non.

 

Frédérique Leichter-Flack souligne cependant les dangers d’une conception de la littérature comme double expérience morale : avec les personnages et par-dessus eux. C’est que dans un laboratoire on fait des expériences qui peuvent être risquées dans la réalité. C’est aussi que les effets éthiques de certaines lectures sont dangereusement contagieuses. C’est enfin que l’empathie a ses limites : doit-on adopter le point de vue de tous les personnages, même de Lord Jim abandonnant ses passagers au naufrage dans le roman de Conrad ? Toutes les expériences sont-elles utiles à faire, même celle du « Choix de Sophie », c’est-à-dire entre le mal et le mal ? Le thème du choix insoutenable moralement est d’ailleurs surreprésenté dans les fictions actuelles : le cas de conscience terrible et dérangeant « qui faut-il sacrifier puisqu'on ne peut sauver tout le monde ? » On risque par là de cultiver le voyeurisme pour l'horreur morale et de banaliser de telles situations, sans la conscience du problème moral que cela pose.

 

La morale du récit

 

Quelle morale pratique les récits portent-ils ? Patrick Dandrey, professeur à l’université Paris-Sorbonne, montre la complexité de la question à la lumière d’un écrivain où les choses et leur sens sembleraient aller de soi. La Fontaine lui apparait comme un auteur de connivence, dont les fables sont saisies sans être forcément comprises : il y a obscurité locale et clarté globale. Avec La Fontaine, la culture orale affleure à la littérature, mais la suture ne se résout pas tout à fait. Traditionnellement dans la fable depuis Esope, l'accès au sens n'est pas laissé au lecteur : le sens de l’histoire est déduit par le conteur, explicité, imposé. Ce n’est pas vraiment le cas chez La Fontaine : l’implicitation de la leçon pourrait ainsi constituer un indice de littérarité. De même la mise en vers des fables ésopiques : il s’agit d’en renouveler l'expression pour ceux qui les connaissent déjà en tâchant de leur plaire, La Fontaine vise « les gens de goût ».

 

D'où une modification de l'intention et de l'esprit. L’équilibre est rompu au profit de la narration : les moralités deviennent des ornements de la narration, livrées à distance, dans un amusement de connivence. En réalité, la méditation est continue jusque dans le récit : la fable tend à l'osmose de la forme et du sens, la narration s'épanouit en leçon sans rupture de climat, La Fontaine insinue tout au long de la lecture une sagesse nuancée. Quelle leçon véritable alors en tirer ? Non pas un système de pensée ou de vie, mais une paradoxale sagesse : celle de la « gaieté », une morale supérieure qu’on peut assimiler au désir de poésie, une « distance de sérénité », « le charme d'un plaisir lucide et d'un plaisir de la lucidité. » Par ce « gai savoir » invitant à conjurer l’horreur, l'exigence esthétique s'est plaquée sur l'ambition éthique : « Nous avons besoin de redevenir des enfants pour supporter ce que les adultes font. »

 

En comparaison du récit historique

 

Que nous apprend le récit historique sur la narration littéraire ? Patrick Boucheron, professeur d’histoire du Moyen Âge au Collège de France, est invité à mener cette comparaison. L’Histoire, souligne-t-il, doit tenter d’être contemporaine de sa littérature. Une chose essentielle a changé depuis Michelet : la nécessité de la pratique d’autoréflexivité, la nécessité de faire récit d’un passé vrai et en même temps de la manière dont l’historien peine à faire réflexivité. Ce qui ramène à la forme littéraire de l’enquête. La littérature, contrairement à l’Histoire, n’a pas à citer ses sources. L’Histoire n’a que des moyens littéraires pour se soustraire à la littérature.

 

Le récit historique doit s’interroger sur son propre régime fictionnel. Il existe d’ailleurs d’intéressants usages de la fiction dans le récit historique : par exemple l’Histoire contrefactuelle, l’Histoire « avec des si ». Les historiens utilisent tout le temps dans leur raisonnement les fictions contrefactuelles, au moins dans l’implicite. Il y a un régime de vérité spécifique à l’historien : il nous conduit à être toujours au bord de la littérature. Georges Duby va rentrer dans la Pléiade : certaines de ses œuvres ont été scientifiquement récusées, mais le récit, lui, tient toujours… Ainsi certains récits d’historien survivent à l’effondrement de leur socle documentaire : qu’est-ce qui tient alors dans ces récits ? peut-on nommer littérature ce point d’invulnérabilité ?

 

A la lumière de la biographie

 

Que nous apprend le récit biographique de la vérité en littérature ? Les éclairages de Tiphaine Samoyault, professeure à l’université Sorbonne nouvelle Paris 3 et biographe de Roland Barthes, sont sur ce point fort précieux. La biographie, on le sait, entretient des relations étroites avec la fiction. En témoigne le genre des vies imaginaires : des vies souvent brèves, ordinaires ou oubliées, qu’il s’agit de revaloriser par l’écriture. Entre roman et biographie, le genre cherche le particulier qui se cache dans la vie commune : réaliser une épiphanie de l’ordinaire, fixer une vie parmi d’autres qui mérite qu’on s’en souvienne comme pour inscrire éthique et politique au cœur de la parole littéraire. C’est « en écrivant des vies » que Barthes en vient à préférer la forme brève à la biographie : il ne faut pas ramener la vie à une histoire, mais faire émerger des souvenirs pour éclairer une personnalité. Ces signes de la vie expriment un attachement sensuel à littérature : la personne tient dans des détails, dans des biographèmes, un peu comme les cendres qu’on jette après un enterrement. L’autobiographie se fait anamnésique : l’essentiel est la remontée du souvenir, la fausse naturalité du logico-chronologique est refusée, tout récit continu est une « cochonnerie » qui oublie que le moi ne cesse de s’inventer et de se déplacer. D’où, dans « Roland Barthes par Roland Barthes », l’autoportrait est kaléidoscopique, l’auteur empêche l’unification du récit par le sens, l’encyclopédie de soi est mobile et non totalisante, sans cesse recomposée.

 

Le défi dès lors était grand pour Tiphaine Samoyault écrivant la biographie de Roland Barthes : comment conserver le souci du discontinu ? Par exemple en allant voir comment il est à l’œuvre dans l’œuvre, ce qu’éclaire un travail sur des archives particulièrement riches. On comprend alors comment Barthes, à l’inverse des autres, part de la forme pour aller vers l’informe, combien il cherche et découpe des anamnèses dans un récit d’enfance ou de voyage préexistant, combien le discontinu est pour lui un travail. La chronologie n’est pas la logique d’une vie : il y a aussi celle des rencontres, et multiplicité de temps dans le temps, y compris le temps de celui qui regarde cette vie.

 

Littérature et storytelling

 

Que nous apprend le storytelling de la littérature ? Raphaël Baroni, professeur associé de didactique à l'École de français langue étrangère (EFLE) de l'université de Lausanne, confronte la fiction littéraire et le storytelling. On oublie volontiers que le genre romanesque a longtemps été dévalorisé et que Socrate se méfiait des sophistes, mais aussi des poètes. Le storytelling serait une perversion des formes narratives : il a pour finalité la manipulation ; il constitue une tromperie, une déformation de la réalité ; il joue essentiellement sur l’émotion ; il bloque la possibilité de dialogue démocratique. En réalité, insiste Raphael Baroni, la littérature est un art narratif, comme le Storytelling. Fondamentalement, le récit mimétique veut donner l’illusion d’un référencement imaginaire, ce qui chez l’enfant déjà conduit à un décentrement de soi et un apprentissage de la réalité, ce qui chez tous amène à se glisser dans la peau d’autrui et prendre en compte la complexité du monde. Le journalisme narratif s'inscrit dans un cadre déontologique en réinjectant du conflit dans l'expression des points de vue. Les récits mimétiques ne sont pas forcément mensongers, immoraux, antidémocratiques. Ce qui peut poser problème, c’est leur diffusion. Il faut espérer que les récits et les contre-récits circulent le mieux possible, et ce grâce au numérique.  Le storytelling est dévalorisé en France, constate aussi l’inspecteur général Renaud Ferreira : scénarisation, recherche de l’émotion, mise en scène de la vie privée le disqualifient. Pourtant ces mises en scène narratives ne répondraient-elles pas à la crise de la représentation politique en cherchant une autre façon de parler aux citoyens ? La question est peut-être à penser plus en termes d’usage que de mensonge.

 

Danielle Perrot-Corpet, maître de conférences à l’université Paris-Sorbonne, travaille précisément autour du projet de recherche « Fiction littéraire contre storytelling ».  Existe-t-il des productions narratives qui ne relèveraient pas de la littérature ?  Y a-t-il une fiction qui soit spécifiquement littéraire ? Si oui la littérarité tient elle à des traits formels ou à l’usage fait du récit ? La communication narrative, ou storytelling, par ses ficelles narratives, serait du côté de l’emprise, de la manipulation, quand la littérature, par ses choix esthétiques et éthiques, serait du côté de la déprise, de l’émancipation ? Pour Danielle Perrot-Corpet, il y a là peut-être une vision complotiste du nouvel ordre narratif et une vision élitiste de la littérature. Le récit de soi sur le web est peut-être préformaté, mais les dispositifs offrent de riches possibilités de contournement et de résistance, par lesquels le sujet construit sa liberté dans l’invention de soi. La notion de contre-narration est intéressante : depuis longtemps déjà, la littérature oppose sa force de résistance multiforme aux récits mythiques dominants, ceux que tentent d’imposer la société, en contestant par exemple les représentations genrées ou l’histoire officielle du colonialisme. Dès lors, la littérature doit peut-être renoncer à sa clôture pour être efficace en tant que contre-narration critique à l’ère numérique ? Il y a désormais possibilité d’aller vers des créations transmédiatiques, pour interroger les frontières entre vrai et faux.

 

L’émotion narrative

 

Qu’est-ce que l’émotion narrative ? Vincent Jouve, professeur à l’université de Reims Champagne-Ardenne, en explore les modalités et les potentialités. L’intensité émotionnelle varie en fonction de trois critères principaux. Un évènement nous touche d’autant plus qu’il se trouve dans notre proximité : des personnes familières, une proximité spatiale, temporelle  ou sociale. L’improbable, l’inattendu sont aussi importants : une situation dramatique l’est d’autant plus qu’elle n’aurait pas dû se produire, cela renforce le sentiment d’injustice, nous devenons particulièrement insensibles aux drames répétitifs. Enfin, l’émotion est plus intense dans les situations bornées : négatives avec un « effet de mur », ou bien positives avec un « point de mire ». Ce sont des situations à échéance décisive avec une grande force d’impact, un seuil au-delà duquel on est face à l’intolérable.  Le récit fictionnel s’inscrit dans la feintise et non pas dans le leurre : il s’agit d’amorces mimétiques qui sollicitent les mêmes compétences que celles que nous mettons en œuvre dans la vie. Mais la fiction s’annonce toujours comme telle : nous restons dans le « comme si », nous sommes émus comme dans la vraie vie mais nous savons que ce n’est pas vrai.

 

Que peuvent nous apporter ces émotions fictionnelles ? Elles nous renseignent sur nous-mêmes. Elles nous donnent le sentiment d’un surcroit d’existence. En termes d’apprentissage, elles nous permettent de comprendre comment les choses fonctionnent, comment on en arrive là : elles font accéder à des formes de savoir qui ne sont pas transmissibles intellectuellement. Pour transmettre des expériences dont la spécificité échappe à la typification, il faut les revivre virtuellement sous un mode mineur, ce que permet l’émotion fictionnelle. L’immersion permet de communiquer une expérience dans sa dynamique, d’accéder aux processus qui l’ont engendrée. De surcroît, les émotions entrainent un retour critique sur soi : ma représentation prend appui sur une série d’expériences vécues que je réactive, mais que j’envisage à partir du maintenant de la lecture. Deviennent alors possibles prise de conscience et révélation critique de mon propre vécu.

 

Jean-Michel Le Baut

 

Compte rendu du PNF 1 : Apprendre à raconter ?

Le site du Rendez-vous des Lettres

Articles et ressources sur les PNF Lettres

 

 

 

                    

Par fjarraud , le lundi 30 novembre 2015.

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