La chronique de Véronique Soulé: Elena Alfaro, une réserviste devant des collégiens 

Lancée à grands fracas après les attentats de Charlie Hebdo et de l'Hyper Cacher de janvier 2015, la réserve citoyenne (1) – des hommes et des femmes volontaires pour témoigner devant les élèves des valeurs républicaines – a eu du mal à démarrer. Au point que certains ont dénoncé une énième opération de com. Un jugement sans doute un peu hâtif. Vendredi dernier, une réserviste rencontrait des collégiens. Reportage.

 

Elena Alfaro est une survivante de la dictature militaire argentine (1976-1983), responsable de la disparition de 30 000 personnes. Elle a passé 7 mois, enceinte, dans un camp de détention clandestin de Buenos Aires en 1977, au plus fort de la répression. Arrêté lui aussi, son compagnon n'a jamais réapparu.

 

Réfugiée en France en 1982, elle est régulièrement appelée à témoigner en Argentine lors des procès des tortionnaires. Elle se rend aussi dans les pays européens qui comptent des ressortissants parmi les disparus et où des procédures sont en cours – outre la France (2), l'Espagne et l'Italie notamment. 

 

"Témoigner, transmettre, armer les générations futures pour que cela ne se reproduise pas est pour moi un devoir, explique-t-elle. Aussi lorsque j'ai entendu parler de cette réserve citoyenne, je n'ai pas hésité, je me suis inscrite. C'était une évidence."

 

"Hola, Buenos dias"

 

Ce vendredi 18 mars, environ 70 élèves de troisième prennent place dans le réfectoire aux murs multicolores. Elena Alfaro a été invitée par les deux professeures d'espagnol du collège Bartholdi de Boulogne (Haut-de-Seine). Elles ont préparé leurs élèves, évoquant l'Argentine et son histoire contemporaine

 

Il est 9 heures 30. C'est le principal, Gilles Gazon, qui ouvre la séance. "Il y a eu des attentats, vous le savez, dit-il en substance. Vous avez vu comment des personnes passées par l'école ont pu nier la démocratie, imposer la terreur. (...) On a demandé à des citoyens qui ont souffert d'une dictature de venir vous parler. Ils vont dire l'importance de défendre la démocratie et la liberté."

 

"Hola, buenos dias"... Elena Alfano commence sur le ton de la complicité:

- "Vous préférez que je parle en espagnol ou en français ?"

Un seul bras se lève pour l'espagnol.

- "Mais attention, j'ai un accent, reprend-elle, il ne faudra pas vous moquer. Ca vous est égal ?"

Les élèves approuvent.

- "C'est bien, cela veut dire que vous acceptez la différence..."

 

Les gens qui pensaient différemment

 

Elena Alfaro resitue d'abord le contexte: "En Argentine, il y avait alors une dictature militaire qui a inventé les disparitions pour éliminer les gens qui pensaient différemment. On les séquestrait dans des centres clandestins de détention, puis les cadavres disparaissaient. C'était de la barbarie."

 

Puis elle raconte son histoire. "C'était un mardi 19 avril 1977 vers midi. J'étais à la maison. Enceinte de deux mois, je devais rester allongée. Mon mari était parti à un rendez-vous et il n'était pas rentré. Ils sont venus en armes, m'ont embarquée en chemise de nuit, mise dans une voiture, les yeux bandés"...

 

Elena se retrouve dans la salle de torture du camp El Vesubio, à Buenos Aires. "J'entendais les cris de douleur et les gémissements. J'ai reconnu ceux de mon mari et d'amis à nous. On nous attachait sur une table et on nous passait la gégène."

 

"Lorsque ce n'était pas ça, poursuit-elle, on nous tapait, on nous insultait, on nous humiliait. J'avais beau crier que j'étais enceinte, je n'étais pas épargnée. Le pire était de nous faire assister à la torture d'un être cher."

 

Silence de mort

 

Pas un élève ne parle ou ne chuchote. On entend juste de temps à autre le cliquetis de couverts - le personnel prépare le service du midi. 

 

Elena raconte de façon directe et précise mais sans pathos. Même si, nous confiera-t-elle plus tard, l'émotion n'est jamais bien loin malgré toutes ces années écoulées.

 

Elle explique comment l'on perd la notion du temps, une cagoule en permanence sur la tête, avec interdiction de parler aux autres détenus. "Peu après mon arrivée, j'ai entendu un geôlier dire que l'on était vendredi, dit-elle, j'ai réalisé que l'on était le vendredi 21 avril, jour de mon anniversaire: j'avais 25 ans."

 

Elle pointe aussi la déshumanisation voulue par le système: "nous n'avions plus de nom. J'étais le numéro 08."

 

Elena Alfaro va rester près de 7 mois au Vesubio. Le 7 novembre, elle est appelée: on la libère. On lui fait promettre de ne jamais parler de rien à personne  - elle sera désormais surveillée en permanence jusqu'à sa fuite en France. Peu après, elle donne naissance à son fils.

 

Les questions fusent

 

L'heure de la récréation qui sonne est bienvenue. Les élèves sont touchés par le récit. Ils sont aussi impressionnés de voir, face à eux, la personne qui  a survécu à pareil cauchemar et qui leur sourit, chaleureuse.

 

La séance est prévue pour durer deux heures. La reprise est consacrée aux questions. Les collégiens ne se font pas prier: "Comment avez-vous fait pour retrouver une vie normale ?", "Vous n'avez pas eu peur qu'ils vous reprennent ?"...

 

Elena Alfaro répond, en substance, que "la vie quotidienne reprend le dessus, surtout lorsqu'on a un enfant à élever". Elle a aussi repris des études. Puis elle souligne que "la peur est humaine, mais que cela ne doit pas paralyser." 

 

Les élèves veulent aussi mieux comprendre l'événement, au delà de l'horreur des faits:  "Pourquoi on vous a pris, vous ?", "On vous a dit pourquoi on vous libérait ?"....

 

Elena Alfaro explique qu'"il y avait des opposants, souvent des jeunes, qui n'acceptaient pas cette dictature instaurée par un coup d'état, qui défendaient des valeurs de liberté", qu'elle et son mari en faisaient partie.

 

Sa libération fut une décision arbitraire dont elle ignore encore aujourd'hui précisément les raisons – elle est l'une des rares rescapées du Vesubio l'année 1977. "Ils avaient le pouvoir de vie et de mort, je n'étais pas très engagée et donc pas très importante."

 

"Une dictature n'arrive pas comme ça"

 

"La société acceptait-elle ?", "Et comment réagissait la presse ?"... Cette fois, c'est Irène, la professeure d'espagnol, qui intervient.

 

"Une dictature ca n'arrive pas comme ça, répond l'intervenante, on prépare la population, on définit l'ennemi, on le stigmatise. En Argentine,  on n'avait pas le droit de penser différemment des militaires, les opposants étaient des subversifs ("subversivos"), chassés de l'administration, de l'université... Et quand on les arrêtait, les gens ne protestaient pas et disaient: ce sont des subversifs".

 

Elena Afaro évoque Daech et son pouvoir d'attraction sur certains jeunes: "pour éviter  d'être manipulé, il faut être capable de sens critique". Puis elle vante à nouveau "les valeurs du vivre ensemble, l'acceptation des autres et de leurs différences, qu'ils soient musulmans, juifs, avec un accent ou sans". 

 

A la fin, une collégienne demande la parole. D'origine espagnole, elle raconte que son grand-père a été tué durant la dictature franquiste et que son père, enfant, a gagné la France clandestinement. C'est la première fois qu'elle raconte cette histoire. Son père ne lui en avait jamais parlé jusqu'à ce qu'il apprenne qu'il y aurait cette rencontre.

 

Véronique Soulé

 

(1) http://www.lareservecitoyenne.fr/

 

(2) Dans Libération

 

Les précédentes chroniques

 

 

Par fjarraud , le lundi 21 mars 2016.

Commentaires

Vous devez être authentifié pour publier un commentaire.

Partenaires

Nos annonces