Comment le numérique nous invite-t-il à
réinventer la « forme scolaire » ? La
question, fil rouge de plusieurs grands événements
éducatifs de l'année, est au cœur du
9ème colloque ecriTech qui se déroule à Nice
les 4 et 5 avril 2018. Il s'agit de rassembler enseignants,
cadres et chercheurs autour de plusieurs champs de
réflexion et de travail : la réorganisation des
espaces, le décloisonnement des temps d'apprentissage,
l'évolution des postures et des pratiques, l'ouverture de
l'établissement, le climat scolaire … Compte rendu
de la 1ère matinée avec Catherine Becchetti-Bizot,
Bruno Devauchelle, Vincent Faillet, Xavier Garnier, Eric de
Thoisy, Jean-Marie Panazol. Pour interroger les usages et le sens
même de l'Ecole …
Emancipations
Catherine
Becchetti-Bizot, Inspectrice générale de lettres,
médiatrice du ministère de l'Éducation
nationale et de l'Enseignement supérieur, ancienne
Directrice de la DNE, éclaire les enjeux de la
problématique. Depuis 9 ans, rappelle-t-elle, le colloque
ecriTech réunit professionnels et partenaires de
l'éducation pour partager expériences et
réflexions sur la transformation du système
scolaire : un cœur de réseau avec des ramifications
lointaines, jusqu'à Clair au Nouveau Brunschvicg ou
Trébédan en Bretagne, pour créer une
communauté de pratiques. Pendant des siècles, le
livre a été la forme dominante des savoirs,
jusqu'à déterminer l'architecture scolaire autour
d'un imaginaire de la clôture. Comment, à
l'âge du numérique, assumer ouverture,
fragmentation, dispersion des connaissances … dans
l'univers non hiérarchisé de la toile ? Quelles
nouvelles compétences et connaissances pour que les
nouveaux outils ne développent pas les
inégalités mais permettent de développer
l'esprit critique et l'ouverture au monde ? De telles questions
impliquent une approche globale, qui inclue espaces,
temporalités, tâches, outils, organisation
…
Le numérique, souligne Catherine Becchett-Bizot, est
« un milieu, matériel et culturel ». Mais
aussi un levier pour réinventer la relation
pédagogique, pour mieux l'adapter aux élèves
dans leur diversité. C'est bien parce que la forme
scolaire forme un tout cohérent qu'il est difficile de la
transformer : elle est résistante parce qu'elle moule
toutes nos pratiques. Sans doute le numérique peut-il nous
libérer de ces formatages, à condition sans doute
de réfléchir à ses propres contraintes,
implicites et elles aussi normatives. La question de la forme
scolaire est liée jusqu'à à notre regard sur
l'enfance, à notre représentation de la
société. Mais comment se satisfaire d'une forme
héritée du 19ème siècle ? Catherine
Becchetti-Bizot conclut sur ce qui lui semble être les
notions-clefs, celles qui « font exploser la forme scolaire
» : mobilité, collaboration, individualisation,
visualisation (notamment par la cartographie), modularité
/ flexibilité, ouverture et décloisonnement,
classe-atelier, tiers lieu d'apprentissage, analyse des traces
d'apprentissage, bien-être et climat scolaire. L'ensemble
de ces possibles transformations engage notre réflexion
sur les valeurs et l'éthique : ce dont il s'agit, c'est de
faire place à l'humain, de définir ensemble de
nouvelles normes, de nouvelles règles, des cadres
éthiques et juridiques, (par exemple liés à
la publication en ligne, de donner en même temps à
chacun autonomie et responsabilité.
Traditions
Une
première table-ronde est consacrée aux «
enjeux de la forme scolaire dans la classe ». Elle est
présidée par Bruno Devauchelle, professeur
associé et chercheur au sein de l'université de
Poitiers, directeur du département IME, membre du
Laboratoire TECHNÉ. L'intention de la forme scolaire
depuis l'origine est la socialisation. La question est large
puisqu'elle met en jeu l'espace, les supports, les emplois du
temps, les fournitures … Traditionnellement, la forme
scolaire repose sur les éléments suivants :
l'écrit comme base, la séparation écolier
– adulte, la séparation savoir – faire,
l'importance des règles et de la discipline, l'enfermement
de l'enfant dans des murs, un emploi du temps strict,
l'importance du silence, l'apprentissage par cœur, un
maître qui surveille et dirige les exercices du livre. Du
point de vue de l'architecture, rappelle Bruno Devauchelle photos
à l'appui, l'école a toujours de fortes
ressemblances avec une abbaye cistercienne ou une prison ! Mais
il faut aussi souligner que nos élèves sont «
très gentils » avec la forme traditionnelle : ils ne
la contestent guère, sauf les décrocheurs …
C'est dire aussi la prégnance de la culture scolaire, qui
tend, à travers le modèle du cours magistral,
à penser « résolu le processus
d'apprentissage une fois maitrisé le processus
d'enseignement » (Jean Houssaye). Et pourtant, écrit
Mabillon Bonfis, « la forme scolaire classique a
vécu : il faut penser l'école extensive et les
modalités inédites d'accès aux savoirs et
les modalités alternatives de relation à l'autre
qu'elles supposent. »
Propositions
D'autres
formes scolaires d'ailleurs sont d'ores et déjà en
train de s'inventer. En témoigne Vincent Faillet,
professeur de lycée, auteur de « La
métamorphose de l'école quand les
élèves font la classe ». L'école du
futur, interroge-t-il, sera-t-elle une simple numérisation
du passé et du présent ? La forme scolaire actuelle
a été définie par Jean-Baptiste de la Salle
selon le modèle devenu dominant de « l'enseignement
simultané ». On ne peut pas faire évoluer la
pédagogie si on ne change pas les lieux. Vincent Faillet
raconte comment il a invité ses élèves
à écrire sur les murs de sa classe, comment il les
a couverts de tableaux pour que les élèves enfin
coopèrent : à travers ces interactions se
redéploie un « enseignement mutuel ».
Xavier Garnier enseigne les mathématiques au
lycée Pilote Innovant International (LP2I) à
Poitiers. Il montre comment se met en place un «
laboratoire pédagogique pour changer l'école
». Une « société apprenante est une
société qui apprend, où les uns apprennent
des autres. » Dans un univers de plus technologique, les
compétences émotionnelles
(créativité, empathie, passion, collaboration
…) vont devenir essentielles : il faut donc les
développer chez nos élèves. Elles doivent
être alors conscientisées par l'enseignant quand il
conçoit son cours. D'où la nécessité
de créer de nouveaux scénarios pédagogiques,
par exemple pour développer la collaboration, ce qui
implique d'imaginer de nouveaux espaces où pouvoir les
déployer.
Les échangent se nouent avec différents
participants autour de la question des lieux. Pour Vincent
Faillet, il faut avant tout penser à la
réalité des salles de classes telles qu'elles sont
: l'enjeu est d'abord de modifier cet espace de façon
simple, non couteuse. Il témoigne de ce qui s'est
passé dans une classe de 1ère entièrement en
enseignement mutuel : les élèves sont devenus
acteurs du lieu, force de propositions d'aménagement. Pour
Xavier Garnier, si l'espace est petit, il doit être
modulable, mais idéalement il faudrait un espace
suffisamment grand pour créer des micro zones. Comme au
Future Classroom Lab, il suggère aussi de nommer les
différents espaces en fonction des usages : des actions
(créer, collaborer, présenter …) ou des
projets qui vont s'y dérouler. On commence à se
rendre compte, ajoute Vincent Faillet, que le corps est
essentiel, pas simplement la tête : certains
élèves ont besoin de bouger. Mais il ne s'agit pas
pour autant de contrer l'immobilisme par la mobilité
obligatoire. Une enseignante témoigne à son tour :
« On me dit non à tout aménagement. Au nom de
la sécurité. On me dit : si c'était
autorisé, vous l'auriez déjà. ! » La
question du management est ainsi posée : il faut
rédiger un projet écrit, conseille Vincent Faillet,
informer les parents, l'inspection, la Cardie, faire passer le
projet en conseil d'administration….
Significations
Éric de Thoisy, doctorant en architecture au
laboratoire LAVUE, se demande ce que nous racontent les formes.
Et ce alors même qu'il y a crise de la fonction de
l'architecture dans la culture numérique. Il y a,
insiste-t-il, une responsabilité de l'architecture par
rapport à la mémoire, qui est en crise. C'est par
l'usage, démontre-t-il, qu'on donne une signification, y
compris aux espaces eux-mêmes. L'achitecture dès
lors nous invite à penser les usages plutôt que les
formes. Le mouvement, souligne Bruno Devauchelle, nous
conduirait-il d'une architecture qui imposait sa forme à
des formes qui permettent aux usagers d'exprimer ?
C'est que la question de la forme scolaire interroge le
modèle organisationnel de l'Education nationale : sans
doute faut-il, ajoute Bruno Devauchelle, « augmenter la
force argumentaire de nos projets » et repenser « la
construction réglementaire ». C'est dire encore que
la question de la forme scolaire interroge nos
représentations et notre histoire : « On allait
à l'école comme on allait à la messe !
» lance Vincent Faillet. Selon Jean-Marie Panazol,
directeur général de Réseau Canopé,
« dans le modèle des églises, le prêtre
regardait Dieu, pas les fidèles ; dans le modèle
des écoles, le professeur regardait le savoir, pas les
élèves » !
A ecriTech'9 , de nombreux ateliers de présentations de
pratiques sont amenés à démontrer combien de
tels modèles peuvent être dépassés :
combien de nouveaux usages de l'Ecole, par les enseignants et par
les élèves, peuvent lui redonner du sens.
Jean-Michel Le Baut
Le site du colloque