Bruno Devauchelle : Le numérique transforme-t-il le "point de vue" ? 

Comment expliquer à un enfant, un jeune et même un adulte que ce qu'il sait de ce qui l'entoure est toujours subjectif, c'est à dire que cela vient de son histoire et de sa relation aux faits et informations auxquelles il a accès ? Autrement dit, les connaissances de chacun de nous sont souvent bien réduites en regard des savoirs et des faits réels. Nous construisons nos connaissances au travers de filtres multiples (nos parents, nos enseignants, la presse, Internet...), et ces filtres multiples sont la base de nos "point de vue" que nous sommes amenés à exprimer.

 

Un point de vue c'est d'abord un lieu d'où l'on peut regarder un paysage remarquable. On en rencontre souvent au détour de promenades dans des régions touristiques. Un point de vue c'est aussi un procédé littéraire qui, dans un roman, nous fait voir des situations à partir d'un personnage, dans une sorte de vue subjective. Un point de vue c'est dans les deux cas une posture à partir de laquelle on observe ce qui nous entoure : on dit souvent "de mon point de vue" à quoi s'ajoute ce que l'on veut dire. Pour le dire autrement, chaque fois que l'on s'exprime, on exprime d'abord un point de vue, c'est à dire une manière de regarder qui est forcément limitée, partielle et parfois partiale, surtout si ensuite on change de point de vue.

 

Nous voulons ici poser une première question qui concerne la manière dont nous fabriquons nos points de vue. C'est à dire non seulement d'où l'on se situe quand on s'exprime, mais aussi quels moyens, quels instruments on utilise pour le fabriquer. Or dans les instruments qui sont disponibles, le numérique nous offre une variété de moyens qui transforment, augmentent, altèrent notre regard sur le monde qui nous entoure. Ce qui change c'est non seulement la manière dont on construit notre propos, mais ensuite comment on le fait circuler.

 

L'accès à Internet apparu au cours des années 1990 - 2000 a ouvert des brèches dans les systèmes traditionnels d'information. Le récepteur de l'information peut désormais aller "voir ailleurs". La télévision, à la suite de la presse papier puis la radio, avait déjà élargi le potentiel d'information auquel chacun peut accéder. D'une part parce que la télévision vient chez l'habitant, mais ensuite parce que l'information, en associant image, son et parfois texte, gagne en crédibilité. Désormais, en allant sur le web, je peux encore davantage "aller voir ailleurs", comme cet élève ou cet étudiant qui pendant le cours va essayer de compléter le point de vue fourni par l'enseignant en accédant à d'autres sources. Ce qui peut être considéré comme une concurrence insoutenable peut aussi être considéré comme une preuve de curiosité et d'intérêt, voir d'ouverture d'esprit.

 

C'est la confrontation des points de vue qui permet de mettre en évidence leurs différences. L'exercice nécessaire est celui de l'explicitation des points de vue. Quand je m'exprime sur un sujet, comment j'ai construit ma lecture du sujet ? Au-delà des débats, controverses et autres oppositions, ce qui nous intéresse ici c'est la manière dont chacun fabrique son point de vue. D'abord savoir quels moyens techniques sont convoqués, ensuite quels moyens et processus cognitifs sont mobilisés. Une analyse un peu approfondie de nos manières de nous "nourrir" en informations permet de montrer les forces et les faiblesses de nos systèmes d'accès au sources et d'actualisation. L'utilisation actuelle des moteurs de recherche, par exemple, alors qu'ils sont devenus notoirement insuffisants et pourtant qu'ils sont utilisés, met en évidence les difficultés, voire les faiblesses de nos méthodes et outils de travail. Du côté de nos processus cognitifs, nous sommes influencés par deux éléments principaux : l'habitude et l'optimisation. Ces deux éléments induisent notre attirance pour ce qui nous ressemble et donc à rechercher des points de vue proches du nôtre. Si les algorithmes ont su s'adapter aux habitudes, ils s'appuient sur elles pour faire de l'optimisation. Mais ce n'est pas la même que celle du cerveau, même si l'objectif peut sembler identique. La point de contact est la lutte pour capter l'attention : d'un côté les technologies nous sollicitent pour aller vers elles, d'un autre à l'intérieur de chacun de nous nous avons aussi des centres d'intérêts, des envies, des désirs. C'est, entre autres, de cette lutte qu'émergent nos points de vue : qui l'emporte ?

 

Si nous acceptons le fait que nos points de vue sont toujours limités, il ne faut pas pour autant accepter que les technologies numériques nous les limitent. La manière dont Florence Aubenas et Michel Bensayag (La fabrication de l'information, la découverte 1999), ont mis en évidence la complexité de la profession journalistique, est à relire aujourd'hui à la lumière de ces évolutions techniques et des contraintes qu'elles imposent. De nouveaux acteurs s'invitent dans l'espace informationnel : le lecteur récepteur désormais possible auteur, mais aussi les moyens de diffusion/communication et leurs structures et organisations (industries de la communication). Les critiques faites aux médias de masse sont désormais aussi à faire aux personnes qui utilisent les nouveaux médias : comment forment-elles leur point de vue, comment participent-elles à la construction du point de vue des autres ?

 

L'éducateur est celui qui, en premier, doit être au clair avec son propre environnement pour savoir d'où il parle. Il est aussi celui qui doit être capable d'ouvrir son environnement à d'autres éléments nouveaux, différents. Il est aussi celui qui identifie les limites et le potentiel d'un environnement et des moyens à sa disposition. Mais surtout c'est celui qui doit donner accès à ceux qu'il a en charge d'éduquer à cette compréhension des limites d'un environnement, des limites d'un point de vue et de la nécessaire approche critique de l'information en général. Apprendre à questionner un point de vue, c'est aller au-delà de la critique de l'information, c'est comprendre le système dans lequel une information peut émerger et ainsi s'inscrire dans l'environnement de chacun.

 

Bruno Devauchelle

 

Les chroniques de Bruno Devauchelle

 

 

 

Par fjarraud , le vendredi 01 juin 2018.

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