Johanna Cornou : Repères en français au CP : Le Ce1 dès le CP ? 

Proposés en consultation très discrètement durant les vacances, les repères annuels du CP en français avancent les attendus d'une année. Dès le CP on demande aux élèves des compétences de CE1 même quand c'et en contradiction avec la recherche. Ces repères ne reculent pas non plus devant les contradictions...

 

Une consultation volée

 

 Je découvre sur Twitter qu’une concertation a lieu du 18 octobre au 4 novembre sur les repères annuels par cycle et les attendus de fin d’année du CP à la 3e. Les attendus sont promis depuis la parution des ajustements, les voici en ligne pour consultation. Mais de la communication au traitement, la méthode est inédite : pas d’invitation, ni par mèl académique ni par voie hiérarchique, en ce qui me concerne. Les dates de consultation sont entièrement inscrites dans les vacances scolaires. Quelle ampleur compte-t-on donner à cette consultation en la faisant arriver de façon confidentielle sur une partie du territoire ?

 

Nous voici consultés inopinément, individuellement, volontairement, sur le temps de vacance d’élèves pour répondre à cinq questions globales dont la dernière concerne notre prévision de l’impact des documents en consultation sur le travail d’équipe.

 

Il reste encore à définir le « nous » puisque pour répondre aux cinq questions de consultation, il suffit de cocher la case de son profil professionnel sans plus. Il faut vraiment le vouloir pour participer à cette consultation mais la technique de sondage est loin d’être fiable ensuite. Qui aura été consulté au final ?

 

Un glissement des attendus de fin de CE1 vers la fin du CP

 

Les attendus ont avancé d’un an par rapport à tous les derniers programmes depuis 1995. Cela ne se passe pas sans mal, y compris pour les rédacteurs : beaucoup de notions à aborder, mais « sans les nommer ». Adepte du travail sur corpus de mots et de phrases, j’ai pourtant du mal à concevoir comment les élèves peuvent élaborer des corpus sans désignation à un moment donné. L’activité des élèves va-t-elle se limiter à observer des corpus construits par l’enseignant et essayer d’en dire tout sauf l’étiquette ? Se dirige-t-on vers une conceptualisation à la Britt-Mari Barth ? Sans plus de clarté, il peut ressortir le pire comme le meilleur de ces injonctions trop floues.

 

Des incohérences avec la recherche

 

Quand la recherche Lire Écrire dirigée par Roland Goigoux préconise 14 Correspondances Graphème-Phonème sur 9 semaines, les repères annuels fixent le cap à 12 à 15 (page 4) ou 14 CGP (page 12) sur 7 semaines comprenant cette année plusieurs séances d’évaluation diagnostique très chronophages.

 

Quand la recherche Lire Écrire place un seuil d’alerte en fluence à 12 mots par minute et une médiane à 34 en CP, quand le CSEN place un seuil d’alerte à 11 mots par minute en CP, quand une étude de l’université de Genève considère comme décodeurs moyens des enfants déchiffrant 38 mots par minute, quand les tests de Cognisciences placent les 50 mots par minute au niveau du CE1, les repères annuels (page 7) et les attendus (page 22) les placent comme le niveau minimal de fin de CP.

 

Quand la recherche établit que la précision du geste graphique d’écriture est corrélée à la maitrise orthographique ensuite, la page 8 des repères annuels invite à la transcription « d’un texte de l’écriture scripte vers l’écriture cursive dès le début de l’année avec l’aide d’outils (alphabets divers) ». Dès le début de l’année, en activité décontextualisée, c’est prendre le risque d’obtenir des dessins de mots au lieu d’une écriture chez certains élèves.

 

Des incohérences internes

 

Le passage de l’oral à l’écrit est « en lien avec la lecture » mais en sous-partie de l’étude de la langue dans les repères annuels. La lecture du tableau comme celle des attendus page 25 montre une conception du passage de l’oral à l’écrit limitée au principe alphabétique et à la correspondance grapho-phonologique.

 

Cela explique peut-être la quasi disparition de la dictée à l’adulte dans les ajustements. Rappelons que la dictée à l’adulte permet justement d’expliciter le passage du langage oral au langage écrit, la syntaxe, la réécriture, la permanence de l’écrit, le traitement des répétitions, la mobilisation des synonymes, la pronominalisation, etc. C’est un pan entier de travail d’explicitation qui manque ici, travail indispensable si on veut parvenir à l’étape de l’énoncé oral « sans erreur » posé comme préalable à la rédaction et évoqué page 10.

 

La construction du lexique, page 13, donne lieu à une incohérence latente entre les étapes nécessaires listées en début de tableau et la dernière phrase qui laisse croire que la lecture magistrale d’une définition suffit à enrichir le lexique des élèves. Il est connu depuis longtemps que pour intégrer le vocabulaire passif, un mot doit être rencontré (lu ou entendu en contexte) un certain nombre de fois et que pour intégrer le vocabulaire actif, il doit être utilisé (dit et écrit en contexte) un certain nombre de fois.

 

Des attendus éloignés des repères

 

Les listes d’attendus de fin de CP et leurs exemples de réussite sont éloignés des tableaux de repères annuels, matériellement, mais aussi parfois dans le contenu. Alors que le tableau consacré à l’écriture des textes (page 10) évoque puis mentionne explicitement « la dictée à l’adulte », celle-ci n’apparait pas dans les attendus correspondants, page 24.

 

Par ailleurs, le tableau page 14 sur l’orthographe lexicale contient plusieurs références aux listes de fréquence. Est-il bien clair que si les mots sont choisis parmi les plus fréquents, on travaille de préférence par famille de mots, par analogies morphologiques comme indiqué dans les attendus correspondants, page 26 ?

 

L’écart le plus grand entre repères annuels et attendus de fin d’année concerne l’étude de la langue. Les formulations restent floues dans les tableaux, les notions ne sont pas à nommer, mais dans les attendus pages 27 et 28, l’élève « commence à identifier quelques natures différentes » et est « capable de mobiliser les mots de la grammaire », « identifie le radical et la terminaison », « mémorise le présent, l’imparfait, le futur, le passé composé pour être et avoir, les verbes du premier groupe, les verbes du 3e groupe (faire, aller, dire, venir, pouvoir, voir, vouloir, prendre) », « dans un premier temps (préalable à la maitrise orthographique), il oralise (…) les formes verbales ». Et concrètement, on mémorise ? on oralise ? on maitrise l’orthographe ?

 

Des précisions inutiles et des ellipses sur des contenus primordiaux

 

Par exemple, page 1, l’enseignant de cycle 2 se voit préciser que « l’annonce préalable de l’objet de l’écoute est essentielle ». En revanche, aucun détail pour préciser « les mécanismes de la mémorisation » pourtant essentiels à l’heure de la neuro-éducation.

 

Ou bien à propos du langage oral, la page 2 évoque « un guidage important de la part du professeur dans un premier temps », mais rien ne permet de définir le deuxième temps : dans la même année ? dans le cycle ? Savoir ce qui change et à quel rythme, c’est l’objectif de repères de progressivité, sinon autant se limiter aux programmes de cycle.

 

Difficile de comprendre trois des derniers paragraphe sur la compréhension : que veut dire « étudier » cinq à dix œuvres dans l’année, selon que la lecture en est faite par l’enseignant ou par l’élève ? La comptabilité des œuvres commence-t-elle avec les lectures offertes ou à partir du moment où les élèves déchiffrent eux-mêmes ? Est-ce cinq à dix œuvres par an ou sur les trois dernières périodes ?

 

La formulation « l’étude de la syntaxe des phrases et la mémorisation de l’orthographe des mots simples favorise la compréhension (par exemple, la recherche du sujet pour savoir de qui ou de quoi il est question dans la phrase) » reste mystérieuse pour moi. J’y vois une donnée didactique semée au passage. L’entame du paragraphe annonce que « l’étude de la langue est intégrée aux activités de lecture ». Le malentendu n’est pas loin entre utiliser ses connaissances grammaticales pour mieux comprendre et instaurer une confusion entre objet grammatical et sens. J’ai mangé du chocolat au gouter. De qui ou de quoi est-il question dans la phrase ? Du chocolat que j’ai mangé au gouter. Sens 1 – Grammaire 0. Même si les disciplines gagnent à se croiser, l’objet d’apprentissage doit rester clair.

 

De la même façon, si la copie engage la mémoire de travail et peut permettre de mémoriser les formes orthographiques des mots, c’est à condition d’un enseignement explicite des stratégies de copie. Ce n’est pas automatique. Et il ne suffit pas de donner une indication scénique comme « en effaçant le support au fur et à mesure » (page 9) pour expliciter les opérations mentales mobilisées pour copier.

 

Le postulat de départ constitue une ellipse majeure à plusieurs niveaux. À diverses reprises, il est question de « taille du groupe », « groupes restreints », d’« enregistrement suivi d’une écoute ou d’un visionnement » (page 2), de taper « au clavier quelques lignes » (page 23) de « traitement de textes » (page 9), ce qui fait immédiatement penser aux CP et CE1 dédoublés et à l’école numérique.

 

Mais ce postulat de départ ne correspond pas à la réalité de la majorité des CP. Bien qu’enseignante en milieu dit favorisé, ma classe est dotée d’un seul ordinateur avec clavier pour 27 élèves et 12 tablettes pour les 92 élèves de l’étage, ce que je considère déjà comme un très bon équipement. Mais travailler en groupes restreints a des répercussions en terme de temps pour ce type de double CP. Les repères tels qu’ils sont fixés ne semblent pas en tenir compte. Cela prend plus de temps d’organiser 27 élèves que 15, surtout en début d’année. Cela me prend une fois et demie à deux fois plus de temps de travailler en groupes restreints que dans une classe à 15 qui ferait deux groupes. Et de façon générale, il n’y a pas que les savoirs et les compétences qui occupent le temps de classe : il y a la gestion des cahiers, du bureau, du matériel, du cartable, les déplacements, etc.

 

Cette distorsion du temps transparait aussi à la page 4 quand il est question des réactivations phonologiques « à la rentrée » puis des « 12 à 15 CGP en fin de période 1 ». En incluant le jour de la rentrée, la période 1 a compté 28 jours de classe pour la grande majorité des CP de France. Combien de temps vaut le « à la rentrée » si l’on doit ensuite apprendre 2 CGP par semaine pour arriver à 14 tout rond aux vacances d’automne selon la page 12 ? Ce n’est pas de la petite comptabilité, c’est la réalité de 28 jours de 6 heures de 60 minutes de classe qui ne sont pas seulement consacrées au français.

 

Des contradictions dans les prescriptions

 

Imprécisions ou contradictions, ce n’est pas toujours clair. Est-ce 12 à 15 CGP (page 4) ou 14 CGP (page 12) ? Quels sont les fondements scientifiques pour définir le parcours de fluence en une quarantaine de textes de 30 à 80 mots ? Faut-il y croire, faut-il y obéir ou faut-il le savoir ?

 

Pareillement, le paragraphe consacré à « réviser et améliorer l’écrit qu’on a produit » page 11 gagnerait à être éclairci : on passe de la tâche de l’élève à l’action de l’enseignant mais de façon implicite, sans savoir vraiment le degré d’intervention de chacun. L’enseignant signale les erreurs pour alléger la charge cognitive. L’objectif du paragraphe étant la révision de l’écrit, on peut supposer que l’élève part  des signalements pour réviser son écrit. Mais un document de cadrage tel que celui-ci ne sert-il pas justement à lever les suppositions, à poser les choses clairement ?

 

Il m’est impossible de lire ce paragraphe et de rédiger pour le Café Pédagogique sans penser aux travaux d’André Ouzoulias sur les écrits courts et le doute orthographique. Ces recherches sont une mine d’or pour traiter correctement la rédaction et l’orthographe.

 

Bonus Tracks

 

« La mémorisation peut être consolidée en dehors de la classe » (page 2), une évocation des devoirs possibles en CP ?

 

« Il ne s’agit pas de contraindre artificiellement la taille de l’écriture avant que l’élève soit capable de gérer cet espace » (page 8), pour une personnalisation de la progression en geste graphique.

 

« Le tracé des lettres majuscules cursives dont ils ont besoin pour rédiger. Dans les autres cas, ils utilisent les majuscules d’imprimerie. » (page 8), au profit d’une orthographe grammaticale correcte dès le début.

 

« Ils observent et questionnent les formes récurrentes et les analogies » (page 16), pour le traitement des régularités avant d’aborder les exceptions.

 

Johanna Cornou

 

Liens

Recherche Lire et Écrire

Étude de l’université de Genève

Évaluation de la fluence en lecture par Cognisciences

André Ouzoulias : Démocratiser l’enseignement de la lecture-écriture

 

 

 

Par fjarraud , le samedi 27 octobre 2018.

Commentaires

  • caroudel, le 27/10/2018 à 10:05
    Voici la preuve qu'il faut cesser de prendre les enseignants pour des "obéissants", ce sont des ingénieurs pédagogiques. Il serait temps de chercher les causes majeures des échecs ailleurs que chez les enseignants... 
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