Nicolas Bannier : Vers des lycéens encyclopédistes ? 

De l’Encyclopédie des Lumières à l’encyclopédie Wikipédia : comment aider des lycéens de 2018 à mieux naviguer dans ces océans de savoirs ? C’est l’objet d’un travail mené en seconde par Nicolas Bannier à Bischheim en Alsace. Ses élèves ont exploré l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert via le projet ENCCRE qui propose une édition numérique de ses 17 volumes d’articles et 11 volumes de planches, permet d'y effectuer des recherches variées, invite à consulter les éclairages de nombreux spécialistes. Les lycéens ont comparé le travail des Encyclopédistes avec celui des internautes dans l’encyclopédie contributive Wikipédia, celle qu’ils fréquentent le plus sans forcément bien la connaitre. Ce travail en humanités numériques conduit à une pratique réflexive de la construction et de la diffusion des savoirs, développe des compétences en littératie et amène à réfléchir sur le « lien étroit entre savoir et tolérance ». Cette belle réconciliation de la culture du livre et de celle des écrans tracerait-elle des pistes pour un réel renouvellement des programmes de français au lycée ?

 

Dans quel cadre avez-vous mené ce travail sur l’Encyclopédie des Lumières ?

 

Le travail sur l’Encyclopédie s’est déroulé dans une classe de seconde, dans le cadre de l’étude des genres et formes de l’argumentation au XVIIIe siècle. Les élèves avaient déjà abordé l’étude des Lumières à l’occasion d’une séquence sur Zadig de Voltaire. Il s’agissait ici d’aborder cette époque sous un nouvel angle : l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. De façon plus précise, je voulais mettre en rapport la notion de tolérance et le projet encyclopédique, tout en amenant les élèves à réfléchir à l’actualité de la pensée des Lumières.

 

Qu’est-ce que ce projet ENCCRE qui sert de support à votre travail ?

 

ENCCRE est un projet mené par une vaste équipe de chercheurs. Il s’agit de proposer un état des lieux des connaissances sur l’Encyclopédie, en s’appuyant sur une édition numérique d’un exemplaire original conservé à la Bibliothèque Mazarine. On y trouve donc aussi bien les volumes d’articles que les planches.

 

Quel est l’intérêt d’une telle numérisation de L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert ?

 

L’intérêt de cette numérisation est qu’elle met en regard l’image numérisée de la page de l’exemplaire et sa transcription. Cette double vue permet ainsi une lecture aisée du texte tout en donnant accès à un aperçu de la matérialité de l’original.

 

De plus, la circulation à l’intérieur de l’Encyclopédie est facilitée par un formulaire de recherche puissant qui permet d’accéder à un article précis, mais également de faire une recherche par auteur, ou dans le texte. Des liens hypertextes s’appuyant sur le système des renvois de l’Encyclopédie permettent également de passer d’un article à l’autre.

 

Enfin, cette numérisation s’accompagne d’une documentation très riche sur l’Encyclopédie, qui en explique les innovations, l’histoire, les acteurs, les sources… Le texte en est à la fois très riche mais très accessible pour des élèves de lycée. Cette édition numérique de l’Encyclopédie rend la lecture du texte plus aisée pour les des élèves.

 

Comment vos élèves ont-ils été amenés à utiliser cette version numérique de l’Encyclopédie des Lumières ?

 

L’utilisation de cette version numérique s’est faite de façon progressive. J’ai tout d’abord renvoyé les élèves au chapitre introductif de la documentation.  Ensuite, on a abordé plus précisément le travail sur la notion de tolérance dans l’œuvre. Pour cela, ils se sont servis du moteur de recherche, tout d’abord pour trouver l’article « Tolérance » de Romilly (dont ils ont lu les premiers paragraphes), puis pour effectuer une recherche du mot « tolérance » dans tout le texte de l’Encyclopédie. Cette seconde recherche faisant apparaît des dizaines d’occurrences, ils ont enfin restreint le champ de leur recherche aux phrases écrites par Diderot comprenant le mot tolérance. Cette recherche donne une première idée de la place de la notion dans l’œuvre.

 

Dans un deuxième temps, nous avons mis en rapport l’organisation des connaissances dans l’Encyclopédie avec la notion de tolérance. Pour cela, j’ai amené les élèves à découvrir le système des renvois grâce à la documentation d’ENCCRE ; puis la lecture de l’article « Encyclopédie » de Diderot leur a permis de comprendre les liens que les encyclopédistes établissaient entre ce jeu de renvoi d’un article à l’autre et le développement de la tolérance. En naviguant entre plusieurs articles, les élèves ont cherché des exemples d’articles pour lesquels les renvois, confrontant des opinions différentes, renforcent la tolérance des lecteurs de l’Encyclopédie.

 

Vous avez amené les élèves à comparer l’Encyclopédie des Lumières à l’encyclopédie emblématique de notre âge numérique, Wikipedia : dans quel but ?

 

L’objectif était d’amener les élèves à comprendre comment l’information se construit sur Wikipédia, de voir qu’il n’y a pas de Diderot ou d’Alembert dirigeant une équipe de savants, mais que chacun peut contribuer à cette encyclopédie. Cet aspect contributif de Wikipédia est aussi bien ce qui en fait sa force que sa faiblesse.

 

Comment avez-vous mené ce travail de comparaison ? quels éléments a-t-il permis d’éclairer ?

 

Pour rendre le propos concret, nous avons étudié l’historique de la page « Tolérance » dans Wikipédia. Il est intéressant de montrer comment la page s’est construite par ajouts et réorganisations successifs, que certains contributeurs ont cherché à vandaliser la page mais que d’autres ont rapidement corrigé ces erreurs. Bref s’est éclairée l’idée que l’information sur Wikipédia doit être lue avec une certaine précaution et qu’elle est fiable lorsqu’elle est vérifiable grâce aux nombreuses références qui renvoient aux sources de l’information. La lecture de l’historique d’une page peut être intéressante pour vérifier qui est l’auteur de tel ou tel ajout. Ce sont, pour les élèves, de nouvelles compétences à acquérir : il ne s’agit pas seulement de lire un article d’encyclopédie, mais de savoir également en vérifier les sources et l’historique. 

 

Pour développer ces compétences, je me suis appuyé sur les vidéos réalisées dans le cadre du Wikimooc. Elles permettaient aux élèves de découvrir et de comprendre les principes fondateurs de Wikipédia (encyclopédisme, neutralité de point de vue, liberté du contenu, savoir-vivre communautaire et souplesse des règles).

 

Enfin, ce qui m’a intéressé, c’est de mettre l’accent sur les pages « Discussion » des articles. Là encore, elles permettent aux élèves de comprendre comment un article s’est construit. En effet, les différents contributeurs d’un même article échangent dans ces pages, débattent, critiquent ou justifient des ajouts, proposent une réorganisation de l’article… Les règles de publication de Wikipédia sont strictes, mais ces pages de discussion, aux échanges souvent courtois et argumentés, sont un lieu privilégié pour voir la place centrale qu’occupe la tolérance dans le projet encyclopédique de Wikipédia.

 

Vos élèves se sont fait eux-mêmes encyclopédistes : selon quel dispositif ?

 

A la fin du travail, j’ai proposé aux élèves volontaires d’enrichir les biographies des encyclopédistes sur Wikipédia en se basant sur les notices biographiques d’ENCCRE. La contribution était donc modeste, cependant une attention spécifique a été portée sur le référencement des informations ajoutées à Wikipédia.

 

Au final, quelles compétences cette séquence de travail vous parait-elle avoir fortifiées chez les élèves ?

 

L’objectif central de la séquence était d’étudier avec les élèves la notion de tolérance, de les amener à réfléchir à la place qu’elle occupait au siècle des Lumières et à celle qu’elle occupe aujourd’hui. La construction de la séquence a tiré parti du recueil Tolérance : le combat des Lumières édité par la Société Française d’Étude du Dix-Huitième siècle en 2015. L’objectif, j’espère atteint, était précisément de les amener à comprendre qu’il existe un lien étroit entre savoir et tolérance, que des connaissances ouvertes et accessibles au plus grand nombre permettent de mieux accepter les différences. Bref, à travers cette étude, c’est bien évidemment la tolérance des élèves eux-mêmes que je cherchais à développer.

 

Par ailleurs, la lecture de la version numérisée de l’Encyclopédie a permis d’initier les élèves à la recherche complexe à l’aide d’un formulaire. Il me semble important de développer ce mode de lecture car il leur permet de lire, non pas uniquement un article, mais d’accéder, potentiellement, à l’ensemble de l’œuvre et de découvrir des textes auxquels ils n’auraient jamais eu accès autrement.

 

Enfin, une grande partie de ce travail a été réalisé de façon autonome par les élèves : les consignes et les documents étaient mis à  disposition des élèves sur l’ENT ; de nombreux questionnaires auto-corrigés leur permettaient d’avancer à leur rythme. Le but était donc de développer leur autonomie.

 

Pourquoi vous semble-t-il important de mener ainsi avec les élèves une pratique réflexive de la construction et de la diffusion des savoirs ?

 

Nos élèves sont tous des utilisateurs de Wikipédia ; les articles permettent d’accéder rapidement à une information simple et sont très souvent d’excellents points de départ vers des recherches plus complexes. Ils ont par ailleurs souvent entendu un discours qui les mettait en garde contre Wikipédia, sans avoir nécessairement compris les raisons de ces avertissements. L’objectif d’un tel travail était de leur permettre de comprendre comment les articles sont construits, comment l’information était vérifiée, quelles précautions également il fallait prendre face à un article de Wikipédia.

 

Il me semble donc nécessaire de développer des compétences de lecture d’un article sur Wikipédia. On ne lit pas un article de Wikipédia comme un article de l’Encyclopédie et cela suppose de développer de nouvelles compétences de lecture : il faut savoir s’appuyer sur les références, sur l’historique de la page, voire sur la discussion qui la concerne pour être capable de faire une lecture critique de l’information qu’on y trouve.

 

De façon plus générale, il me semblait intéressant de leur faire comprendre que tout savoir est le fruit d’une construction qui dépend des valeurs défendues à une époque donnée.

 

Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut

 

ENCCRE, Edition Numérique Critique et Collaborative de l’Encyclopédie

Parcours pédagogiques proposés par l’Institut de France

Documentation sur l’Encyclopédie

Recueil « Tolérance : le combat des Lumières »

« Oser l’Encyclopédie », ouvrage en téléchargement gratuit

Sur le site Lettres de l’Académie de Strasbourg

 

 

 

 

Par fjarraud , le lundi 12 novembre 2018.

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