Stéphane Tartier : "J’applique le programme, je n’enseigne pas l’espagnol" 

Aux informations de la radio madrilène Cadena Ser du 17 octobre 2017, il est fait part d'une enquête, menée par le British Council sur la région autonome de Madrid, selon laquelle 7 élèves sur 10 de collège-lycée (E.S.O. et Bachillerato en Espagne), en moyenne, sont capables de tenir une conversation courante en anglais dans n'importe quelle situation, atteignant en cela un niveau B1-B2... C’est le sentiment que mon travail est de plus en plus improductif, pour ne pas dire, contre-productif, sentiment qui se fait toujours plus présent au fil du temps, qui m’amène aujourd’hui à m’exprimer ici. J’aime mon métier, j’aime le contact avec les jeunes auxquels j’enseigne, et mon intention en me lançant dans l’écriture de ce texte n’est pas de provoquer, de polémiquer gratuitement ou de mettre mal à l’aise, mais, tout de même, d'exprimer une certaine inquiétude, un certain désarroi… Je souhaiterais, ingénument peut-être, dire les choses, avec l’espoir que ceci pourrait être entendu et, pourquoi pas, susciter une réponse qui pourrait me donner vraiment foi dans le métier que j'exerce, que l'on dit être le plus beau du monde...

 

Des exercices formels

 

Je disais donc que notre enseignement des langues étrangères en lycée, et concrètement celui de l’espagnol dont je m’occupe, est à mon sens, contre-productif. J’applique les programmes officiels, je tâche de suivre au mieux les instructions données par l’institution, mais tous les jours la même idée, lancinante, me revient à l’esprit : j’applique le programme mais je n’enseigne pas l’espagnol, si réellement je souhaitais enseigner cette langue à mes élèves, je m’y prendrais tout à fait autrement, mes cours seraient totalement différents… Je pars également d'un constat personnel simple : si l'on compare avec les collégiens, les lycéens perdent en capacité à s’exprimer. C’est ce que j'observe en tant que professeur, j’ai longtemps enseigné en collège avant de le faire en lycée, mais aussi, ce que régulièrement les élèves eux - mêmes me rapportent… Comment cela est – il possible ?

 

Penchons-nous d’abord sur les contenus de notre enseignement en langue étrangère, définis par les programmes de la réforme de 2010. Ils ne sont pas dénués d’intérêt, loin de là. Je suis certain, que ceux qui les ont pensés et créés, l’ont fait en toute bonne foi, avec le réel désir d’apporter un enseignement de qualité à nos élèves, mais peut-être, me semble-t-il, sans voir la réalité concrète du terrain, celle du public d’élèves auxquels nous nous adressons, et celle des conditions qui nous sont données pour les mettre en application. Ils nous soumettent, nous enseignants, à une double contrainte, à laquelle il est, de mon point de vue, impossible de répondre de façon satisfaisante, du moins dans les circonstances actuelles.

 

D’une part, nous avons la prétention d’emmener les élèves à un niveau de langue très élevé, à savoir, B1-B2, voire même C1. Ces niveaux, définis par le CECRL, impliquent de la part de l’apprenant de pouvoir, au minimum, s’exprimer de manière autonome dans la langue ; le B1 est qualifié de niveau « seuil ». À ce stade, le locuteur-apprenant est donc supposé devenir « autonome », c’est – à – dire que, sans atteindre une correction linguistique parfaite, et tout en disposant d’un lexique encore limité, il est néanmoins capable de s’exprimer dans toutes les situations de la vie quotidienne, sans l’appui d’un dictionnaire ni d’une tierce personne, il arrivera toujours à se faire comprendre. De plus, il commencera à pouvoir dépasser les limites de son propre quotidien, à s’exprimer sur des thèmes plus larges, tels que l’actualité, les sports, les arts…, par exemple. Au niveau B2, disposant d’un lexique riche et maîtrisant les principales structures syntaxiques de la langue, le locuteur devra être en mesure de développer avec aisance un discours large et cohérent sur quel sujet que ce soit. Quant au C1 (que sont sensés atteindre les TL ayant choisi l’option LVA), une correction grammaticale parfaite est exigée du candidat, on attend qu’il sache maîtriser les différents registres de langue et puisse, au besoin, manipuler une langue technique ou spécialisée dans un domaine déterminé… Les concepteurs de nos programmes ont-ils bien soupesé tout cela ? Ont-ils bien vu l’effort que l’acquisition de ces compétences implique pour les élèves, ajouté de surcroît au fait que généralement les langues vivantes, et spécialement la LV2, ne représente qu’une portion congrue de l’ensemble de leurs apprentissages ?

 

D’autre part, et c'est la deuxième contrainte, on prétend atteindre ce niveau d’expression à travers de grands axes thématiques qui se déclinent autour de quatre « notions » ("Idée de progrès", "Espace et échange", "Lieux et formes de pouvoirs", "Mythes et héros"), communes à toutes les langues vivantes enseignées. Leur intérêt, il faut le reconnaître, est de permettre aux élèves d’aborder avec une grande liberté les principaux faits de société du monde hispanique, tout en se construisant une vision globalisante du monde qui les entoure. Mais, l'élève est invité à montrer sa capacité à raisonner sur ces différentes notions à travers des formes de discours très académiques et contraignantes, l'obligeant à reproduire en miniature l'exercice de dissertation ou du commentaire. Ceci est certes intéressant pour l’entraîner à construire un discours argumenté, mais totalement artificiel et, disons-le, inapproprié, si l’on se donne pour objectif, comme on pourrait l'attendre d'un enseignement de langue étrangère, de le rendre capable de communiquer dans des situations d'échange réelles.

 

Si on résume, donc, il s'agit d'atteindre un niveau d'expression intermédiaire ou avancé à travers des contenus essentiellement culturels, préférés à une démarche plus directement communicationnelle, et en s'astreignant à des formes de discours extrêmement normées. On part du principe que, arrivés en seconde, et surtout en cycle terminal, l'élève dispose d'une maîtrise de la langue suffisante pour lui permettre d'aborder des thématiques abstraites, d'élaborer des raisonnements rigoureux et de se tenir à des formats discursifs déterminés, et tout ceci, dans une langue étrangère...  Pour le dire d'une autre manière et revenir à mon idée initiale, nous n'enseignons pas la langue espagnole, nous entraînons nos élèves à faire des exercices formels en espagnol.

 

Des horaires inadaptés

 

La question serait maintenant de savoir à quel public nous nous adressons et de quels moyens nous disposons pour lui permettre d’atteindre ces objectifs.

 

Il faut se rendre à l’évidence, quelles qu'en soient les raisons, la plupart des élèves arrivant en seconde n’ont pas les compétences requises, ni en compréhension, ni en expression, pour se sentir à l'aise, en langue étrangère, sur des sujets abstraits. Ils sont souvent de niveaux très hétérogènes ce qui rend la construction d'une progression didactique, cohérente et satisfaisante pour tous, extrêmement difficile. De plus, au lycée, nous n'avons plus le temps matériel de revoir les bases syntaxiques et lexicales qui permettraient de pallier toutes ces difficultés : le professeur dispose de 2h30 hebdomadaires en seconde et de 2h en première et terminale générales, toutes sections confondues (il y a quelques années, nous avions 3 heures ou 4, en LV1). Ces taux horaires sont beaucoup trop faibles et les effectifs d’élèves souvent beaucoup trop élevés pour pouvoir atteindre les objectifs fixés. Le cas de la section L, où les élèves seraient en droit d'attendre que l'on consacre plus de temps à cette matière censée occuper une place importante dans leur cursus (ne serait-ce que par son coefficient élevé), est particulièrement frustrant. Celui des sections technologiques est pour le moins déconcertant : les élèves, qui y suivent les mêmes programmes qu’en sections générales ont, selon leur série, soit plus d’heures que leurs camarades de séries générales (2h30 en STMG par exemple, où la plupart des élèves n’ont pas un goût particulièrement prononcé pour les langues étrangères), soit moins (1 heure hebdomadaire dans certains lycées, qui, soyons honnêtes, ne sert pas à grand-chose…). Surtout, ces élèves auraient besoin d'être motivés par des thématiques (que l’on pourra appeler « notions ») plus proches de leurs centres d’intérêts, plus en phase avec le contenu de leurs séries (ce qui se fait d’ailleurs en partie pour la LV1). 

 

"Pourquoi ne parlent-ils pas ?"

 

Si je m’arrête pour observer, de mon poste de professeur, le résultat de cette situation, je vois que la majorité des élèves arrive péniblement à un niveau A1-A2 en terminale…, que ceux qui arrivent à un vrai B1 se comptent sur les doigts de la main, que l’élève maîtrisant le B2 est une exception... Nous sommes, de toutes façons, très loin des résultats attestés par le British Council à Madrid que j’évoquais en exergue de ce texte… Le niveau A2 (sensé être totalement maîtrisé en fin de 3ème), qui suppose une maîtrise du lexique de la vie quotidienne et des structures grammaticales basiques, est souvent loin d'être acquis. Rapporter un récit au passé, se projeter dans le futur, émettre des hypothèses, exprimer un souhait, une volonté... sont des compétences que seule une minorité de bacheliers sont en mesure d’utiliser avec aisance. C’est d’autant plus triste que bien souvent, ils savaient effectivement le faire en fin de collège... mais l'enseignement que nous dispensons au lycée, du fait de l'artificialité des exercices que nous proposons, et des conditions matérielles dans lesquelles nous exerçons (taux horaires trop faibles et effectifs souvent chargés), font perdre aux élèves, ce qui est fondamental en langue étrangère, l'aptitude à communiquer.

 

Une élève allemande, présente dans une de mes classes de terminale cette année, exprimait le premier jour sa surprise : « Pero, ¿por qué no hablan ? » (« mais, pourquoi ne parlent-ils pas ? »). La réponse est, à mon sens, qu’un lycéen saura réciter son cours sur telle ou telle notion, il saura, dans le meilleur des cas, construire son propre discours sur cette notion en combinant contenus du cours et connaissances personnelles (et c’est ce qui est attendu de lui aux examens du bac), mais il sera totalement perdu si vous le mettez en autonomie complète dans une situation de communication courante ou à devoir donner une opinion argumentée dans une discussion spontanée, par exemple sur un sujet d'actualité (ce qui rentrerait dans le cadre du niveau B1). Peut-on, en arrivant à ce résultat, affligeant, se dire que l’on a « enseigné » une « langue étrangère » … ? 

 

Qu'évalue-t- on juste ?

 

On pourrait rétorquer que notre enseignement des langues remplit ses objectifs dans la mesure où, lorsque l'on voit les résultats des bacheliers aux épreuves de langues, ceux-ci ne sont pas mauvais, loin s'en faut. Ils sont même brillants. C’est vrai. Mais si on l’observe dans le détail, on s’aperçoit que le système donne une fausse impression du niveau des élèves du fait du contenu et des modalités des évaluations qui ne rendent pas compte du niveau demandé officiellement, B1-B2, et qui cherchent avant tout à valoriser le travail des élèves (ce qui en soit est positif). Pour s’en convaincre, on peut comparer les évaluations pratiquées par exemple à l'Institut Cervantès avec celles que nous pratiquons nous pour un même niveau donné (B1 ou B2 pour nos bacheliers) : le fossé est saisissant... Je fais le même constat, en tant qu’examinateur et correcteur du DELF, si je compare ce que nous demandons à nos élèves en espagnol avec ce que nous demandons aux examens de FLS aux élèves allophones qui ont besoin de faire valider un niveau A2 ou B1 pour pouvoir suivre un cursus scolaire français. C'est-à-dire que, dans un cas comme dans l'autre, à l'Institut Cervantès pour l'espagnol comme aux examens de FLS (régis le CIEP), les critères du CECRL sont strictement appliqués. Peut-on en dire autant des examens du baccalauréat ? Non : dans les barèmes du bac, le contenu et le raisonnement comptent pour plus de 50% de la note en expressions orale et écrite, au détriment de la qualité de la langue (correction grammaticale et richesse lexicale). C'est-à-dire, nous n'évaluons pas prioritairement les compétences du candidat en langues étrangères, mais avant tout sa capacité à construire un raisonnement, ce qui, là aussi, est louable, mais donne un résultat trompeur si on s’en tient strictement à la capacité de l'élève à s'exprimer dans une langue étrangère. Un autre exemple frappant est celui de la compréhension orale, où l'échelle de notes est telle (en LV2 : 4-8-14-20) qu'un élève seulement moyen, ou même de niveau légèrement insuffisant, obtiendra une très bonne note (en l’occurrence, un 14). On peut ici, à mon avis, réellement se demander si l’exigence de qualité, ainsi que la crédibilité, que l’on pourrait attendre d’un examen aussi emblématique que le baccalauréat, n’est pas, au nom de la bienveillance très en vogue (et par ailleurs légitime) dans le discours pédagogique actuel, quelque – peu sacrifiée… 

 

Ne vaudrait-il pas mieux dire (du moins, ne serait-ce pas plus honnête ?), que l'EN a ses propres objectifs et donc son propre mode d'évaluation, tenant compte de son public d'apprenants spécifique, plutôt que d'essayer de coller artificiellement (et mensongèrement) au CECRL... pour des raisons de correction ou de propagande politique ? Ce qui est sûr, à mon sens, c'est que s'il existait réellement la volonté d'enseigner et d'évaluer des compétences en langues étrangères en lycée, un changement radical s'imposerait...

 

Une certification inatteignable

 

Précisément, une réforme du lycée et du bac s'annonce pour 2021. Il est écrit en introduction de la Note d'analyses et de proposition sur les programmes du lycée et sur les épreuves du baccalauréat, publiée par le Conseil Supérieur des Programmes en mai 2018 que, je cite, « les acteurs sont unanimes pour souligner l'amélioration des résultats des élèves, surtout en compétence orale (compréhension et expression) à la suite de l'adossement des programmes au cadre européen commun de référence pour les langues et à l'introduction d'une épreuve orale en 2013 ».  Autrement dit, soit mon ressenti est totalement erroné, déformé par trop de subjectivité et restreint à une expérience trop personnelle, la mienne, soit l'institution a une vision trop globalisante des choses, trop éloignée de la réalité du terrain, n'y voyant que ce qu'elle veut y voir. Dans tous les cas, on peut s'interroger sur l'existence d'un tel écart de perception. La suite de la note reconnaît la nécessité d'ajuster les programmes... mais en aucun cas ne parle, comme le praticien que je suis en ressent l'urgente nécessité, de changement radical. Nous continuerions peu ou prou sur le même modèle. C'est du moins ce que laisse supposer le projet de répartition horaires au nouveau lycée, nous restons à 2h30 (en seconde) - 2h (cycle terminale) hebdomadaires dans le tronc commun.  Les élèves choisissant les langues comme discipline majeure, dans le cadre du nouveau bac, avec l’option langue, littérature et culture étrangères, seront probablement une minorité, comme le sont aujourd’hui ceux qui suivent les options LVA / LELE ou une classe euro (sans compter que la priorité sera probablement mise sur l’anglais plutôt que sur toute autre langue, ne serait-ce que pour des raisons budgétaires…).  De plus, si on lit le projet de nouveaux programmes publié sur Eduscol cet automne, on découvre d’abord que les objectifs, en termes de compétences linguistiques, restent les mêmes (B1-B2 dans le tronc commun pour les langues A et B, C1 pour la spécialité langue, littérature et culture étrangères) et ensuite que nous passons de 4 « notions » à 6 « axes », à traiter dans l’année…  La double contrainte que j’évoquais en première partie de cet article n’est donc pas levée.

 

Le seul nouvel apport évoqué serait la possibilité de généraliser l'attribution de certifications, qui supposerait, si j'interprète correctement le texte du Conseil Supérieur des Programmes, la validation d'un des niveaux de compétences du CECRL, reconnu à l'international, par des institutions telles que l'Institut Cervantès, Goethe, le British Council, ou d'autres, en fonction de la langue choisie. S'il s'agit d'envoyer les élèves passer ces examens avec la préparation qui leur est dispensée actuellement dans nos lycées, on peut, je crois, s'interroger sur le réalisme de l'entreprise. Il faudrait pour s'en rendre compte connaître les résultats des quelques élèves qui ont jusqu'ici passé ces examens de certification, en tenant compte également de leur profil. Mais quand on lit ensuite que cette certification "devra s'articuler avec les évaluations existantes", on se demande finalement si ceci apportera un changement réel aux contenus dispensés et aux méthodes appliquées dans notre enseignement des langues.

 

En résumé donc, de mon point de vue, la réforme annoncée ne semble pas, a priori, devoir changer la situation actuelle. La volonté d’insuffler un réel changement qualitatif et de fond ne semble pas exister.  

 

La langue, un enseignement secondaire

 

Pour conclure, je ne peux éviter d'exprimer d’abord le sentiment de frustration, la sensation d'inutilité, que j'éprouve bien souvent quant à l’enseignement que je dispense, du moins pour ce qui est de son contenu. L’impuissance aussi quand, au bout des 15 premiers jours de l’année, pour chaque classe, je sais déjà quels sont les 10 ou 12 élèves qui ne pourront pas suivre, qui seront en échec et que je ne serai pas en mesure d’aider : trop nombreux, trop peu de temps à leur consacrer. L'incompréhension enfin, face à une institution qui semble bien éloignée du réel, ou bien dont les objectifs sont, soit inaudibles, soit totalement inadaptés au terrain. 

 

Toutefois, ce qui me tient et me pousse à poursuivre dans cette profession, c'est le goût du contact avec les élèves, la fonction d'éducateur qui est finalement, je crois, pour les enseignants, la seule qui leur est permise d'exercer pleinement (souvent imparfaitement, car ce métier-là s’apprend sur le tas et malheureusement parfois de façon contrainte pour certains professeurs qui n’assument pas toujours cette situation de bon gré, et c'est là, il me semble, une autre raison pouvant expliquer les dysfonctionnements de notre système, mais c'est un autre débat...). Indépendamment du contenu de ce que l'on enseigne, qui, peut-être, devient finalement secondaire : l'enseignant en langue étrangère que je suis n'enseigne pas l'espagnol, il tâche, au mieux, d’accompagner les jeunes en les aidant, comme il peut, à franchir les étapes de leur construction sociale et personnelle. La langue espagnole n’est qu’un prétexte, pas un objectif en soi… J’aimerais que l’institution me dise si c’est bien cela qu’elle attend de moi, si c’est bien ainsi qu’elle envisage l’exercice de notre profession…

 

Stéphane Tartier

 

 

 

Par fjarraud , le jeudi 29 novembre 2018.

Commentaires

Vous devez être authentifié pour publier un commentaire.

Partenaires

Nos annonces