Bruno Devauchelle : Le numérique éducatif et son imaginaire  

Les échanges entre enseignants, entre élèves, entre adultes même, à propos de  l'informatique et du numérique sont parfois surprenants et loin de la réalité. Le développement rapide de l'informatique et la généralisation du numérique ont provoqué des changements dans la société, le travail, les relations interpersonnelles etc. Mais à côté de ces changements bien réels, il est un espace dans lequel ces changements sont d'abord imaginaires : c'est celui que chacun de nous se construit bien au-delà de ses connaissances et qui concourt à l'élaboration des représentations sociales. Que ce soit la publicité, les messages des concepteurs, les propos des spécialistes pro et anti, on retrouve de manière récurrente un imaginaire peuplé de dieux et de monstres qu'il est nécessaire de mettre en question. Les élèves, les parents, les éducateurs, les enseignants, les adultes sont tous porteurs de représentations sociales qui prennent d'autant plus de force qu'ils croisent l'imaginaire et parfois même les mythes comme jadis Philippe Breton l'avait montré dans son livre "A l'image de l'homme, Du Golem aux créatures virtuelles" (Seuil, 1995).

 

Quatre mythes numériques

 

 Cette question de l'imaginaire du numérique en éducation a été abordée dans la Revue interfaces numériques (Volume 4 - n°2/2015, dossier : Imaginaire(s) et numérique, Sous la direction de Thierry Gobert et Patrick Mpondo-Dicka). Parmi les auteurs, Jean Luc Rinaudo, professeur en Sciences de l'Education à l'université de Rouen a présenté récemment dans une conférence à l'université de Rennes 2 une prolongation de cet article qui montre les principaux éléments qui peuplent l'imaginaire enseignant autour du numérique en éducation. Nous les reprenons ici en les élargissant à partir de nos propres observations.

 

Être remplacé : le mythe de la machine à enseigner qui remplacerait l'enseignant rejoint les interrogations de Philippe Breton à propos des créatures virtuelles. Cette interrogation se trouve souvent en creux dans l'affirmation : "on aura toujours besoin d'enseignants pour permettre aux élèves d'apprendre". Cette affirmation est tautologique en cela qu'elle laisse penser que puisqu'il y a des élèves il faut des enseignants. Mais la question actuelle est plus complexe car elle associe la conception de l'élève comme étant d'abord un "apprenant", mais aussi par ce que les moyens informatiques se sont développés laissant entendre que des machines peuvent apprendre (machine learning) et donc probablement enseigner (adaptive learning). Ce qu'on observe c'est que le numérique est avancé comme pouvant accompagner l'enseignant (différenciation), augmenter l'enseignant (amélioration des supports, espace-temps modifié), suppléer (individualisation, guidance). L'argument de l'interaction humaine ne pouvant être remplacé par une interaction machinique est pourtant à la base du travail et du projet des fondateurs de l'informatique, Alan Turing, John Von Neumann, Norbert Wiener, (P. Breton p.105). Le graines de l'imaginaire sont bien présente dans de nombreux discours et désormais dans l'esprit de nombre d'enseignants, même convaincus du bienfondé du numérique éducatif.

 

Accès de tous au savoir et accès à tous les savoirs : une thématique issue du mythe de Babel (entre autres) que le numérique a alimenté dès la généralisation d'Internet et du web. Pour l'enseignant dont la légitimité et l'autorité est fondée sur sa relation à un savoir à transmettre, l'élargissement des sources d'information est une inquiétude compréhensible si l'on s'en tient à l'affirmation précédente. Là encore l'histoire de l'institution scolaire (mais aussi dans plusieurs institutions culturelles comme les bibliothèques et les musées) montre que l'on a installé le savoir dans des espaces physiques, auxquels d'ajoute une médiation humaine qui serait incontournable. La figure de l'autodidacte (Carré), comme celle de l'enfant sauvage (Itard), montre que des alternatives sont possibles. Le contre-sens courant sur ce qu'est le constructivisme consiste à dire que l'enfant à toutes les connaissances en lui et qu'il suffirait de les lui faire "construire". La généralisation du numérique, et en particulier le développement des équipements individuels mobiles, met en avant un témoin physique, le smartphone étant la figure la plus représentative. Ainsi l'élève a dans sa poche un accès aux savoirs. Dès lors pourrait-il accéder à la connaissance, la construire, sans l'enseignant ???

 

Frontières, limites modifiées : le territoire de l'activité professionnelle de l'enseignant s'appuie sur des objets symboliques : le bulletin de note, le carnet de liaison, le cahier de texte, les rencontres parents-enseignants (le fameux confessionnal). Chacun d'eux est désormais accessible au-delà du support traditionnel du fait de la numérisation. Les ENT et en particulier leur volet de vie scolaire portent cette porosité qui peut inquiéter et mettre dans l'esprit des enseignants, comme dans celui des élèves et des parents "un nouvel ordre de la relation" dans le monde scolaire. D'une légitimité du savoir à une légitimité de l'acte d'enseigner et son évaluation, les moyens numériques transforment potentiellement la représentation que chacun peut avoir du fonctionnement du système scolaire et donc des enseignants. On a entendu (et parfois encore) la crainte d'un regard extérieur non perceptible, non contrôlable sur cet espace clos qu'est la salle de classe et la relation prof-élève qui s'y construit.

 

Immédiateté, proximité : à l'opposé de l'école que beaucoup considèrent comme une "mise à distance" du réel, du quotidien qui permettrait de mieux le comprendre et de s'y situer, les moyens numériques actuels proposent un accès immédiat au sens du temps et de l'espace. Le contraste s'exprime par exemple dans les propos sur la notion d'esprit critique, de "discernement". La loi qui est présentée comme interdisant l'utilisation des terminaux mobiles connectés dans l'espace scolaire accompagne ce questionnement. On retrouve aussi dans la comparaison des temporalités (temps long de l'école et temps court de la technologie) une expression courante de cet imaginaire.

 

Transformer l'Ecole avec le numérique ?

 

Il ne s'agit bien sûr pas de critiquer cet imaginaire mais de le constater et de le prendre en compte dans la réflexion mais surtout dans les projets d'action qui se développent sous différentes impulsions locales (collègues, établissement) ou nationales (injonction ministérielles) ou même global (médiatisation). Dans les débats que nous avons avec les enseignants et formateurs auprès desquels nous travaillons on ressent bien la présence forte de ces quatre entrées. Il est nécessaire de croiser cela avec d'autres éléments de l'imaginaire de l'école et de l'apprendre. Ainsi en est-il de certains politiques et/ou médias qui parlent de "transformation pédagogique par le numérique". Relayés par les propos de certains acteurs dits innovants (classe inversée, etc.), cette dimension qui semble faire jusqu'à présent l'unanimité dans les discours est loin de se transformer par des réalités aussi tangibles que cela. Alors que dans le même temps des transformations réelles sont observables, mais pas sur ce champ et pas à cause du numérique en soi.

 

Voici, à titre d'exemple ce passage d'un article du journal Sud-Ouest  à propos du rapport de l'institut Montaigne sur le numérique à l'école primaire : "Pour l’organisme, l’outil numérique présente trois avantages de taille : la tablette permet d’individualiser l’enseignement en fonction du niveau d’un élève, favorise son autonomie et également la créativité, sans pour autant remplacer le professeur, bien au contraire.". On y retrouve effectivement des éléments de cet imaginaire qui traverse nombre de propos tenus par des personnes qui, bien que considérées comme sérieuses, oublient le réel pour proposer leurs idées et surtout leur rêve de ce qui pourrait advenir, sans prendre soin d'aller le vérifier sur le terrain.

 

Amplificateur de craintes ?

 

Le cadre scolaire est très contenant (il fait preuve d'une forte inertie) aussi bien pour l'intérieur que pour l'extérieur (qui le considère alors comme résistant...). Parlons aussi de l'imaginaire des parents soucieux de la réussite de leurs enfants. Face au développement rapide de l'informatique et de son impact sur les métiers, nombre de parents se sont équipés pour ne pas "déclasser" leurs enfants. Le numérique est alors devenu, au-delà de l'imaginaire un marqueur social. L'exemple de Parcoursup, suite d'APB, illustre la question de la représentation que l'on peut se faire de l'orientation. Pour le parent, la boite noire que constituait l'école s'est ouverte, celle de l'orientation s'est refermée dans une technicisation algorithmique illisible pour la très grande majorité. Entre fatalisme et théorie du complot, à l'instar des propos recueillis récemment de la part des manifestants appelés (de manière indifférenciée) "gilets jaunes", le numérique est un amplificateur de craintes d'abord imaginaires qui parfois se transforment en réalité, les alimentant en retour.

 

L'Ecole et les nouvelles mobilités

 

Restent les jeunes qui tentent de se construire, de mener leur "désir d'avenir" dans cet environnement. Le pragmatisme naturel de l'enfant l'amène cependant à se construire un système de défense qui lui permet de s'en sortir personnellement. Il est davantage marqué par les tentatives de manipulation que par son imaginaire dans un premier temps. Puis se construit progressivement cet imaginaire en lien avec le développement des représentations sociales auxquelles il est confronté au cours de son développement. Pour se construire il faut comprendre le monde qui nous entoure dans sa complexité, entre réel et imaginaire. A l'adolescence, en particulier, l'affirmation de soi, traduction opérationnelle de son imaginaire, exprime ce qui a été intériorisé au cours des premières années de la vie et de la confrontation au réel. L'omniprésence des moyens numériques et en particulier du smartphone au quotidien fait partie de cette affirmation de soi et son utilisation un moyen complémentaire d'accéder à l'imaginaire social.

 

C'est un des effets les plus significatifs de l'utilisation intensive de ces machines que d'ouvrir de nouveaux chemins et accès au collectif et à ses objets partagés. Le jeune devenant adulte tente de se séparer de l'imaginaire et du désir des adultes qui ont contribué à son développement pour s'assumer. Les moyens numériques rendent désormais possible de nouvelles "mobilités" culturelles (cf. les études sur la culture des jeunes, voir les travaux de Sylvie Octobre) au sens large du terme. Les "gardiens du temple", les enseignants, sont dans une phase intermédiaire dans laquelle leur imaginaire construit sur un monde sans moyens numériques est en train de se transformer. Il est donc logique que les craintes évoquées plus haut soient encore très présentes, en attendant que d'autres éléments, techniques, sociétaux, anthropologiques, ne viennent enrichir l'imaginaire de tous les éducateurs et faire évoluer les discours et dans la suite les pratiques effectives.

 

Bruno Devauchelle

 

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Par fjarraud , le vendredi 18 janvier 2019.

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