Denis Paget : Des programmes de français pour les héritiers ? 

Les nouveaux programmes de lycée sont désormais officiels. Avec quelles perspectives en français pour le travail des élèves et des enseignant.es dans les années à venir ? Ancien professeur de lettres et responsable du SNES-FSU, Denis Paget a été membre du Conseil Supérieur des Programmes jusqu’à sa démission en octobre 2018. Il livre ici ses analyses : absence de débat durant le processus, déconnexion avec les programmes du collège, retour à « une tradition littéraire ancienne à l’époque où moins de 30% d’une génération accédait au lycée » et à « un académisme qui ne profitera qu’aux héritiers », grammaire déconnectée de la littérature, renoncement à la didactique de la discipline collectivement construite ces dernières décennies, charge de travail irréaliste … Le bilan est inquiétant. Et peut-être significatif : en français, la démocratisation du lycée, c’est fini ?

 

Membre du Conseil Supérieur des Programmes jusqu’en octobre 2018, vous aviez en novembre, avec d’autres, dénoncé dans une tribune le « déni de démocratie » et le « refus du pluralisme » qui y régnaient : maintenant que le processus est arrivé à son terme, quel regard portez-vous sur la fabrication des nouveaux programmes de lycée ?

 

Quand nous avons refait les programmes de l’école obligatoire, nous avions à notre disposition le cadre général du nouveau socle commun qui avait été longuement discuté et avait fait l’objet d’une importante consultation des enseignants. Puis nous avons procédé à l’écriture des programmes et de leurs trois volets dans des groupes pluridisciplinaires et disciplinaires. Les projets ont été publiés, ont donné lieu à des débats publics et à d’innombrables polémiques où se confondait un débat sur la réforme et un débat sur la forme et le contenu des programmes ; des consultations très larges ont eu lieu cependant et les textes ont été parfois entièrement réécrits pendant l’été.

 

Aucune trace d’un tel processus pour la réforme du lycée. Aucun débat sérieux sur ce que devrait être la culture de tous les lycéens. Le secret et la précipitation ont entraîné des fuites ; les membres du CSP eux-mêmes n’ont pu avoir connaissance des textes que le jour même où ils étaient examinés. Les groupes qui ont élaboré les projets ne reflétaient guère le pluralisme et ont minoré dans leur composition la parole du terrain. Même la consultation du CSE qui a montré une absence massive d’adhésion aux projets n’a servi à rien.

 

Les nouveaux programmes de français au lycée sont parus : vous semblent-ils dans la continuité de ceux du collège auxquels vous avez contribué ?

 

Les programmes du collège ont été orientés par le souci de convenir à tous les collégiens et pas seulement à une élite. On ne peut faire l’impasse aujourd’hui sur le fait que les lycéens sont à l’image d’une société contemporaine très différente de celle des générations antérieures. Ces transformations n’ont pas été analysées en profondeur. Les nouveaux programmes du lycée s’inscrivent dans le retour à une tradition littéraire ancienne à l’époque où moins de 30% d’une génération accédait au lycée. Les différentes réformes, depuis le programme très novateur du début des années 2000, n’ont eu de cesse non pas d’évaluer ses défauts et ses mérites mais de revenir peu à peu à un programme structuré presque exclusivement par la référence aux grands genres littéraires et à leur approche chronologique chaque année. Bien malin qui saurait dire ce que sont les références conceptuelles de la discipline à partir de ces programmes.

 

L’enseignement de la langue fait un retour important : est-ce que ses contenus et ses modalités vous semblent pertinents ?

 

C’est à mon sens le seul point positif du nouveau texte : rappeler que le professeur de français n’est pas seulement un professeur de littérature. Le nouveau programme prend acte ainsi de l’affaiblissement des compétences langagières des élèves et tente d’y remédier. Mais les « ajustements » récents du programme de la scolarité obligatoire, imposés par le ministre, qui ont fait perdre de la cohérence, conjugués à la faiblesse de la formation linguistique des professeurs rendent très difficile un enseignement efficace et progressif de la langue jusqu’à la fin du lycée. Je crains que les recettes qui échouent à l’école et au collège échouent aussi au lycée. La partie sur la pragmatique aurait pu être enrichie et mieux mise en relation avec l’analyse des textes et des situations de communication. La partie sur la grammaire semble déconnectée du reste du programme.

 

Pour l’essentiel, le programme reste centré sur la littérature, à travers des objets d’étude qui la découpent en genres et en époques et à travers des exercices très académiques (l’explication de texte, la dissertation, le commentaire) : que pensez-vous d’une telle approche ?

 

Les « objets d’étude » se résument en effet à l’approche historique des grands genres. Tous les efforts faits il y a vingt ans pour cerner les registres d’émotion par l’étude de la réception des œuvres et de leur singularité au regard de leur situation historique, l’étude des effets produits par la pluralité des discours sur les destinataires, l’intertextualité, l’entrée dans le laboratoire de l’écrivain par l’étude de quelques exemples de brouillons, le rapport entre le texte et l’image, la parole publique au risque des nouveaux médias etc., tout cela s’est effacé au profit d’un recentrage sur l’explication de texte, la préparation à la dissertation et au commentaire. La disparition du sujet d’invention scelle le retour à un académisme qui ne profitera qu’aux héritiers.

 

De nombreux enseignants reprochent à ces programmes d’être particulièrement lourds et injonctifs : cette critique vous semble-t-elle juste ?

 

Ces programmes sont en effet très chargés en nombre d’œuvres à étudier et à lire en lecture cursive. Chaque œuvre complète est assortie d’un parcours historique imposé et éventuellement d’un groupement complémentaire et d’un parcours en lien avec les autres arts. Cette surcharge est irréaliste et inquiète à juste titre les professeurs. S’ajoute à cela l’imposition des œuvres à étudier même si la version ultime du programme ouvre un peu le choix entre trois propositions nationales. Tous les deux ans les professeurs devront renouveler leurs choix. Des exercices nouveaux apparaissent : contraction de textes et essai pour les élèves du technologique, « écriture d’appropriation » pour tous. Je crains qu’il soit impossible de tenir ce rythme dans beaucoup de classes. Les professeurs et les élèves vont s’y épuiser.

 

L’écriture d’invention est supprimée, le carnet de lecture initialement annoncé se fait optionnel … : pensez-vous que les programmes accordent suffisamment de place à l’élève, notamment en le reconnaissant comme sujet lecteur et scripteur à part entière ?

 

Quelques professeures courageuses se sont battues dans la commission pour imposer un carnet de lectures qui devait servir à l’interrogation orale de l’épreuve anticipée de français et compenser l’abandon du sujet d’invention mais la version finale en a beaucoup réduit la portée. Nous ne savons pas exactement comment se déroulera l’oral. Il est certain que le recentrage sur les formes traditionnelles du commentaire et de la dissertation sans corpus induit un effacement du développement chez l’élève de toute forme d’écriture personnelle et de rapport singulier aux œuvres et encouragera la passivité.

 

Le programme de l’enseignement de spécialité « humanités, littérature et philosophie » vous semble-t-il susceptible de faire vivre dans le lycée du 21ème siècle une culture de l’écrit et de la pensée ?

 

L’intitulé de cette spécialité était prometteur. Le programme est décevant et risque de ne pas beaucoup attirer les élèves. Le CSP avait auditionné Frédéric Worms qui avait établi un lien particulier entre littérature et philosophie : l’art de formuler des problèmes. On a finalement un programme centré sur des thématiques à forte connotation historico-chronologique plus que sur des problèmes. La structure chronologique du programme rend précisément difficile un dialogue entre les textes anciens et les problèmes d’aujourd’hui qu’il prétend conduire. Comme le dit Patrick Boucheron, il faudrait « inquiéter la chronologie » plutôt que d’en faire a priori le fil conducteur d’une réflexion.

 

Si vous aviez la possibilité d’ajouter un seul élément à ces nouveaux programmes … ?

 

J’aurais plutôt tendance à retrancher qu’à ajouter…

 

Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut

 

Programmes de l'enseignement de français de seconde et de première

Programme de spécialité d'humanités, littérature et philosophie en 1ère

Le CSP dans le Café

Les programmes de français dans le Café

 

 

 

 

Par fjarraud , le lundi 28 janvier 2019.

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