Bruno Devauchelle : Le numérique et l'enseignant moyen... 

Alors que la région Grand Est annonce une généralisation du manuel numérique et du passage au "Lycée 4.0", que veut dire ce changement radical de l'écosystème enseignant ? Bruno Devauchelle nous invite à voir le changement au regard des pratiques de l'enseignant moyen et des usages de l'éducation nationale.  "Les pratiques ordinaires sont celles qui devraient servir de base pour évaluer tous ces projets. Au lieu de cela, on préfère souvent montrer ce qui brille ou faire des effets d'annonce, sans toujours se préoccuper de la réalité dans la durée...."

 

Éloge de l'enseignant ordinaire

Dans la population enseignante comme dans celle des élèves, il y a de tout…, des élèves qui réussissent plus ou moins, des bons et des moins bons enseignants (pour reprendre l'idée de Jean Houssaye dans son ouvrage : Professeurs et élèves : Les Bons et les Mauvais, ESF 2001). Une approche quantitative des problèmes en éducation (entre autres) tend à mettre en évidence une norme, celle représentée par la courbe en cloche dite de Gauss. Cette représentation divise globalement une population en quatre catégories qui vont, pour simplifier, des bons aux moins bons et surtout qui distingue les catégories extrêmes, les meilleurs et les pires, des catégories moyennes, les plus nombreuses. Dans le "théorème central limite" (la base de la courbe de Gauss), dont les premiers pas datent de 1733 (source Wikipédia), cette représentation est utilisée en éducation à de nombreuses reprises (par exemple André Antibi et la constante macabre).

La médiatisation des questions scolaires met le plus souvent en avant ces personnes qui sont aux extrémités de la courbe de Gauss. Ainsi en est-il du numérique et de ses représentations qui mettent en avant les innovants face aux opposants, mais qui oublient trop souvent cette très large majorité d'enseignants qui sont ce que l'on peut appeler les "enseignants ordinaires". Explorer ce groupe humain, c'est s'intéresser à ceux dont on parle le moins ou, quand on en parle, pour les dénigrer de n'être ni trop pour ni trop contre. Comme les élèves dits "moyens" dans une classe, les enseignants "ordinaires" sont ceux qui ne font pas de bruit, mais qui assurent le fonctionnement général des établissements scolaires. Face au numérique, ces enseignants sont dans la même situation que pour d'autres questions éducatives, ils ne sont pas attentistes, mais ils ont besoin de repères pour s'engager dans telle ou telle direction. De nombreux exemples du quotidien des établissements scolaires nous montrent la nécessité de ces repères, de leur constance dans le temps, si l'on estime que les pratiques doivent évoluer. Ainsi les deux récriminations parmi les plus entendues de la part des enseignants à propos du numérique que sont la mauvaise connexion à Internet et la faiblesse de la formation sont illustratives de ce besoin de stabilité, de constance et de repères.

 

Enrichir l'enseignement et non le changer

Nous avons déjà eu l'occasion de mettre en évidence les principales pratiques devenues ordinaires dans le travail enseignant. Il faut les rappeler, et en signaler l'évolution au cours du temps.

- L'utilisation de l'informatique et du web pour la préparation et le suivi du travail de l'enseignant hors classe est désormais généralisée (ou presque selon le principe de la courbe de Gauss).

- L'utilisation régulière des logiciels de gestion de notes et celui du cahier de texte numérique (circulaire de 2010) est désormais acquise (au moins pour la plupart des enseignants, certains ayant toujours du mal, comme avant avec le modèle papier à le remplir pendant toute l'année).

- L'enrichissement des supports de visualisation individuels et collectif. La qualité des supports papiers distribués à chaque élève est améliorée par l'impression issue de l'ordinateur (noir et couleur éventuellement). L'utilisation générale du vidéoprojecteur (parfois avec le visualiseur) comme amélioration des supports et ressources présentées par l'enseignant aux élèves

Nous avons aussi déjà eu l'occasion de rappeler que ce n'est pas la technologie qui transforme la pédagogie, mais bien la pédagogie qui peut s'enrichir de la technologie. Or ce que montrent les observations de classe c'est bien cela, des enseignements enrichis et prolongés. Certes, le féru d'innovation y trouvera à redire, surtout lorsqu'il verra la modestie des pratiques. Il sera encore plus surpris de constater que la très grande majorité des enseignants est dans ce cas : des pratiques modestes du numérique éducatif, fortement liées au contexte et plus généralement à l'écosystème dans lequel il travaille et au sein duquel le numérique a plus ou moins de place. C'est d'ailleurs ce que l'on peut identifier lorsqu'on écoute leurs propos ou lit les études sur les non usages ou les difficultés d'usage : salles informatiques ou classes mobiles rarement disponibles au moment où on en a besoin, accès internet défaillant, matériels obsolètes ou non mis à jour, applications et logiciels peu adaptés etc. Si l'on considère que certains enseignants amènent leur matériel personnel (EIM), une clé 4G et parfois même un vidéoprojecteur personnel dans l'établissement, pour pouvoir les utiliser en classe de manière satisfaisante, on comprend les difficultés.

 

Les limites posées par l'Éducation nationale

Mais les pratiques ordinaires sont aussi tributaires des contraintes venues des directives de l'éducation nationale à propos des programmes d'enseignement et plus généralement du mode de pilotage. Quelle est la place réelle donnée au numérique dans le quotidien ? Quelles sont les contraintes qui pèsent sur les enseignants dans le domaine des pratiques pédagogiques et didactiques ? Quelles sont les formes de l'évaluation des élèves dans le cadre des dispositifs nationaux, baccalauréat, brevet et autres examens ? On se rappelle qu'en 2003, dans son rapport annuel, l'inspection générale (IGEN) avait mis en évidence l'insuffisante "présence" des personnels intermédiaires pour développer les pratiques du numérique... C'est en particulier le problème des disciplines dont les programmes pléthoriques imposent aux enseignants de "gagner du temps" pour finir le programme. Car c'est aussi une question de temps, de conception de la temporalité éducative. Nous l'avons aussi dit plusieurs fois, enseigner prend moins de temps qu'apprendre, c'est pourquoi on se contente d'un 10 sur 20 ou d'un juste au-dessus de la moyenne.... Or apprendre est l'objectif, mais le moyen c'est enseigner... Les remarques faites par les enseignants à propos du numérique c'est aussi la question du temps que cela prend. Là encore les enseignants les plus aguerris disent que cela s'estompe au fil de l'expérience grandissante.

 

Le cas de la région Grand Est

Chaque enseignant évolue dans un écosystème qui articule de nombreux éléments humains et matériels, réglementaires et culturels, sociaux et professionnels. Il tente de trouver son équilibre là où il se trouve et en prenant en compte sa propre histoire personnelle. L'acculturation au numérique n'est pas qu'affaire de personne. Toutefois, le résultat au sein d'un établissement, c'est que les pratiques sont quand même très perso-dépendantes. Ainsi dans le même établissement, parmi les quatre classes de troisième, deux mettent en œuvre souvent le numérique et deux occasionnellement. Et pourtant le contexte matériel et organisationnel est identique. Et pourtant les usages communs évoqués plus haut sont bien en place. Dans une enquête dans laquelle on demande s'ils utilisent le numérique, les enseignants vont tous répondre oui, mais dans un approfondissement, pour éviter les réponses floues ou de conformité, on s'apercevra que les "manières de faire" peuvent s'avérer extrêmement différentes. Si en plus on interroge les élèves, on aura encore davantage conscience de ces disparités.

La réponse que la région Grand Est semble vouloir apporter est celle de l'équipement massif des élèves à titre personnel. L'écosystème en cours de constitution a déjà connu quelques ratés (ENT, manuels numériques etc.…). Il faudra probablement attendre plusieurs années pour mesurer l'effet sur les pratiques enseignantes réelles... Les initiatives antérieures dans le domaine (Landes, Bouches du Rhône, Ille et Vilaine, Val de Marne...) devraient fournir des indicateurs précieux sur les effets, en particulier dans le domaine des pratiques effectives en classe... Encore faut-il que l'on accepte de reconnaître les éléments utiles et utilisables de ces déploiements....  Les pratiques ordinaires sont celles qui devraient servir de base pour évaluer tous ces projets. Au lieu de cela, on préfère souvent montrer ce qui brille ou faire des effets d'annonce, sans toujours se préoccuper de la réalité dans la durée....

 

Bruno Devauchelle

 

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Par fjarraud , le vendredi 15 mars 2019.

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