Le film (déconfiné !) de la semaine : « Mandibules » de Quentin Dupieux 

Incroyable mais vrai ! Voici l’histoire improbable de Manu et Jean-Gab, deux amis un peu simples d’esprit qui découvrent une mouche géante dans le coffre d’une voiture volée et décident de l’apprivoiser pour en tirer profit. Quiconque connait le cinéma de Quentin Dupieux en convient : le spectacle dépasse, chaque fois, l’entendement et entraîne celui qui regarde aux confins de l’absurde et du non-sens (« Steak », 2007, « Au Poste ! », 2016, « Le Daim », 2019, figurant parmi ses fictions les plus inattendues). « Mandibules » surprend encore car, de l’aveu de son auteur, ‘c’est [son] premier film sans décès à l’écran’. Nous suivons donc les pas maladroits de deux grands garçons un peu gauches, potes à la vie à la mort, sous le regard bienveillant d’un réalisateur (également scénariste, directeur de la photographie et monteur), capable de célébrer sans limites, en un mélange singulier de burlesque et de surréalisme, l’inaptitude à vivre de ses personnages. Sous la banalité du quotidien et le vagabondage comique sourd de façon récurrente une inquiétante étrangeté : aussi déconseillons-nous « Mandibules » aux spectateurs souffrant de la peur du vide.

 

Deux grands ‘enfants’ et une mouche géante à bord d’une voiture volée

 

Une route serpente surplombant la méditerranée et une voiture s’y arrête. Un décor banal sous une lumière pâle. Mais l’automobile en question, c’est déjà toute une histoire. Pour accomplir la mission (transporter une valise contre la promesse de recevoir 500 euros), Manu (Grégoire Ludig) vole la seule voiture dont la porte n’était pas fermée. Lorsqu’il retrouve son ami Jean-Gab (David Marsais), leur trajet à bord est perturbé à plusieurs reprises par un drôle de bruit, ressemblant à un grognement assourdi, un son dérangeant au point qu’ils s’arrêtent pour en trouver la provenance. Et ils découvrent en ouvrant le coffre : une énorme mouche aux yeux globuleux. Une découverte qui n’a pas l’air de les surprendre beaucoup mais introduit une des nombreuses bifurcations de la fiction.

 

Jean-Gab a l’idée lumineuse de dresser la mouche géante pour qu’elle leur rapporte de l’argent. Sans un sou devant eux, oubliant tout soudain la mission initiale de Manu, les voici à nouveau en route avec leur précieuse et encombrante compagne de voyage, à la recherche d’un terrain adapté pour commencer l’apprentissage de ‘Dominique’, la mouche ainsi baptisée par Jean-Gab, persuadé qu’il est nécessaire pour dresser la bête que cette dernière réponde à l’appel de son nom.

 

Après une escale hilarante où les deux compères prennent en otage (et ficèlent à un poteau) le propriétaire d’une caravane stationnée en bordure de la route (lequel parvient à leur échapper et disparaît dans la nature après avoir juré les conduire vers le dépôt de son magot), le duo imperturbable croise sur sa route des jeunes en voiture le toit ouvert et les cheveux au vent. Nouveau coup du hasard : Cécile (India Hair) est convaincue que Manu est un ancien camarade de lycée. Et les deux ahuris se retrouvent, -Manu entretenant le quiproquo et balayant l’hésitation de Jean-Gab-, dans une grande villa avec piscine où barboter comme des gamins, et réfrigérateur plein pour assouvir leur faim.

 

La vérité d’Agnès et le mystère de la Mouche

 

Un dîner dans le jardin (en attendant un vrai lit et une chambre pour chacun) prend brutalement une autre dimension, bien au-delà du décalage manifeste entre les invités et leurs hôtes. Agnès, cheveux tirés et regard fixe (Adèle Exarchopoulos) se dresse debout et énonce d’une voix stridente les règles des bonnes manières à respecter avant d’entamer la première bouchée. Un changement de registre (du ton badin au cri déchirant et au phrasé mécanique) qui sidère un temps les deux invités surprise avant qu’ils ne se plient prestement aux consignes, poussés par leur appétit. Tandis que Cécile, attristée, explique qu’Agnès est ainsi depuis qu’elle a subi une atteinte au cerveau après un accident de ski…

 

Changements de registres, ruptures de tons et d’intensités, quiproquos et répétitions, le cinéaste n’en finit pas d’introduire de légers décalages ou de grands débordements par rapport à notre perception de la réalité, une réalité à laquelle l’esprit ‘enfantin’, pris dans un présent perpétuel, des deux aventuriers de la débrouille semblent s’adapter avec souplesse, toujours près à recommencer, sans apprendre de leurs expériences.

 

Impossible ici d’exposer par le menu dans toutes ses dimensions drolatiques et fantasques tour à tour les nouveaux événements jalonnant le compagnonnage insolite entre Manu, Jean-Gab et la mouche géante.

 

En dépit de l’obstination des deux protagonistes dans leur logique de bêtise et de ratage, nous comprenons qu’Agnès la dite folle est la seule (avec eux) à avoir vu la mouche en face et à ne pas être entendue lorsqu’elle passe de la stridence au murmure. Nous voyons aussi que l’énorme mouche, en dépit de sa ressemblance avec un gros chien plutôt sympathique, apprend vite, vole haut. Peut-on pour autant en faire un drone et une source de profit ?

 

La livraison de la valise (objectif primitif de Manu longtemps repoussé) a bien lieu chez un propriétaire arrogant, exhibant à ses femmes son contenu de diamants et renvoyant le livreur inconscient avec quelques billets dans la main. En une séqunce d’une rare violence sociale mais dont la critique et le conformisme sont immédiatement désamorcées par la désinvolture de Manu, tout à la joie de sa petite fortune…

 

Des héros bancals à la logique inatteignable

 

De rencontres fortuites en opportunités hasardeuses, les deux larrons brouillons, unis par une franche amitié et un affichage bêta de leur masculinité (ainsi de leur signe de ralliement ponctué d’un ‘taureau’ lancé à voix haute pour fêter une petite victoire commune sur l’adversité) naviguent à vue dans l’univers loufoque et déjanté que Quentin Dupieux compose pour nous à leur image. En refusant de juger ses personnages et leur cœur simple, l’auteur de « Mandibules » explore une veine comique singulière. Un monde burlesque et fantastique, rejetant au loin les attributs du film d’horreur (sa première passion cinéphilique) pour épouser avec bienveillance l’étrange ‘fonctionnement’ de ses personnages décalés. Comme si « Mandibules » donnait une forme cinématographique originale à la proposition programmatique ainsi formulée par l’écrivain et dramaturge Samuel Beckett : « Essayer. Rater. Essayer encore. Rater encore. Rater mieux ».

 

Samra Bonvoisin

« Mandibules » de Quentin Dupieux – sortie en salle le 19 mai 2021

 

 

 

 

Par fjarraud , le mercredi 19 mai 2021.

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