Bruno Devauchelle : La crise et l'innovation pédagogique  

La crise sanitaire a été révélatrice de l'inventivité, de la capacité d'innovation de presque tous les enseignants et acteurs du système éducatif. On pourrait aussi parler de "capabilité", tant ces acteurs se sont donné le "pouvoir de faire'. Bien sûr, c'est parti d'en bas, car d'en-haut ça ne marche pas... très bien. C'est le numérique, ses qualités et ses défauts qui en sont le meilleur indicateur. Faut-il penser que seule une crise peut réveiller l'envie de faire ? On peut le penser en ce qui concerne le numérique tant les incitations (la plupart venues d'en-haut) à les prendre en main ont été nombreuses depuis cinquante ans; sans qu'elles se traduisent de manière très nouvelle dans les pratiques quotidiennes et en particulier dans les évolutions pédagogiques. La question qui se pose est aussi de savoir s'il était possible, pour les enseignants, de faire du "nouveau" dans un milieu qui est très contraint par les directives venues de la hiérarchie. Les injonctions à l'usage du numérique ont été nombreuses autour des confinements, mais ce qui est en question c'est leur pertinence pour transformer la pédagogie en répondant à la situation.

 

Vous avez dit innovation ?

 

 Rappelons ici que le terme innovation recouvre, dans le langage courant, deux définitions bien différentes : la première est celle qui évoque une nouveauté globale, voire absolue, la seconde est celle qui évoque un changement basé sur l'introduction par un acteur d'un élément nouveau dans un contexte en place. La confusion vient du fait que l'on magnifie beaucoup la première acception en la médiatisant, en la mettant en avant (qu'elle soit effectivement une nouveauté ou non). Avec le développement du numérique, dont on se rappelle l'acronyme NTIC souvent employé dans les années 1990, le terme innovation a trop souvent été associé à introduction d'un objet ou d'un moyen technique numérique dans un enseignement. Ainsi, la nouveauté tenait dans le moyen et pas dans la conception pédagogique elle-même. D'ailleurs, les commerciaux se sont rapidement tournés vers cet argumentaire dont on s'étonne qu'il ait été aussi facilement reçu et accepté aussi bien dans les établissements scolaires que dans l'ensemble de l'institution. Il faut bien reconnaître que la médiatisation de l'innovation a pour effet de valoriser celui qui la revendique... même si elle n'est pas réelle.

 

Si nous prenons la deuxième acception du terme, alors nous pouvons parler de l'innovation comme d'un processus ordinaire qui caractérise toute personne qui dans son activité tente d'apporter une transformation pour améliorer les résultats de son action. Quand Michel de Certeau, dans l'invention du quotidien, nous montre cette capacité à transformer son environnement pour le rendre adapté aux besoins perçus, il met en avant l'idée de cet ordinaire de l'humain, rejoignant ainsi les ethnologues et les anthropologues. L'observation longue du monde de l'enseignement permet de voir un double mouvement : micro d'abord, au niveau de chaque acteur qui tente de faire face aux situations auxquelles il est confronté; macro ensuite, qui, sur le temps long, met en évidence les lentes évolutions d'un système et ses permanences. Que ce soit du tableau noir à craie au tableau numérique interactif ou du questionnaire à choix multiples papier aux logiciels exerciseurs, ou même du manuel scolaire papier au manuel scolaire numérique, il est intéressant de repérer ce qui est constant et de ce qui évolue. S'il faut reconnaître certaines évolutions, il faut aussi reconnaître l'inertie majeure du système éducatif.

 

L'institution scolaire peut-elle évoluer ?

 

C'est bien parce que le système est suffisamment contrôlé (hiérarchie) et verrouillé (directives, programmes) que les acteurs du quotidien sont amenés à rechercher des innovations. Car en face d'un enseignant, se trouvent des élèves, au-delà des parents et au-delà d’une société qui elle évolue et se transforme, mais pas au même rythme, pas vraiment dans le même sens. L'évolution de l'informatique, et ses sous-produits, puis l'apparition du terme numérique ont créé une distorsion entre un système et son environnement. Si le monde de la formation professionnelle initiale s'est globalement adapté et a accompagné les changements, celui de la formation générale initiale s'est progressivement écarté de ce rythme de transformation et des éléments fondamentaux qui la composent. L'apparition récente de travaux autour des humanités numériques révèle cette lente prise de conscience. Cette "mise à distance", qui est considérée comme souhaitable sur le plan culturel, comprend un défaut majeur : elle renforce l'incompréhension des jeunes. Cela implique donc la nécessité éducative pour faire face à ce monde.

 

La période de crise sanitaire vécue depuis un an est exemplaire de l'innovation ordinaire, mais aussi exemplaire des résistances multiples à des innovations globales. Dans le domaine du numérique, on peut l'observer au travers de l'action menée par la Direction du Numérique pour l'Éducation. Entre Etats généraux du numérique et Territoires numériques éducatifs,  on s'aperçoit qu'il y a une volonté réelle, mais que la traduction de cette volonté se heurte aux lourdeurs institutionnelles. Cela démontre aussi qu'il faut réinventer plus globalement le modèle d'accompagnement du changement en se basant d'abord sur ce qui se passe au quotidien dans les classes, dans les établissements. Le poids de l'institution globale est tel que dès qu'une transformation majeure semble se faire jour, tout est fait pour l'étouffer, la limiter, la marginaliser. Quitte à intégrer parfois ces innovations marginales en les "normalisant" : on peut s'en apercevoir autour de la récupération de certains éléments des pédagogies de l'école active.

 

L'institution scolaire peut-elle évoluer suite à la crise sanitaire dans sa manière de prendre en compte le numérique ? Entre le retour au temps d'avant, promu par le ministre, les préconisations du Conseil Scientifiques sur les fondamentaux, et les projets de type Territoires Numériques Éducatifs  dont la frilosité reste grande en matière de transformation plus globale, la réponse à notre question sera négative, au moins pour l'instant. En nous tournant du côté des enseignants, il nous semble qu'il faut les inciter à la "capabilité". Même si l'exemple de l'inversion pédagogique reste modeste en matière de transformation du système (elle ne touche pas aux règlementations, au cadre scolaire), il montre que des ouvertures sont possibles. L'époque des établissements expérimentaux semble dépassée, y aura-t-il dans les temps prochains, de la part de l'institution, un discours de fond sur l'innovation et le numérique ? On risque d'attendre encore longtemps à en juger par ce que nous avons observé. Mais peut-être n'est-il pas nécessaire, on a épuisé le filon numérique... alors qu'illettrisme et illectronisme se rappellent à notre bon souvenir à intervalles réguliers, il est actuellement de bon ton de parler du premier (scolarisation de la maternelle) et de laisser côté le second : absence d'axes forts de développement de la place du numérique alors que de nombreux acteurs, plus ou moins bien intentionnés, frappent à la porte.

 

Bruno Devauchelle

 

 

Par fjarraud , le vendredi 28 mai 2021.

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