Le film de la semaine : « Tre Piani » de Nanni Moretti 

Ne nous fions pas aux oiseaux de mauvaise augure ni aux conformistes paresseux ! Même s’il transpose ici à l’écran, pour la première fois, un roman qui n’est pas de lui -‘Trois Etages’ de l’écrivain israélien Eshkol Nevo-, Nanni Moretti trouve encore matière à poser un regard aiguisé (et grave) sur l’effritement du lien social, les pulsions violentes, la tentation du repli qui minent aujourd’hui intimement le cœur de chacun. Depuis ‘La Chambre du fils’ [[2001], le cinéaste (et souvent acteur) prolonge avec finesse l’exploration en profondeur des relations humaines à travers le drame psychologique, la caricature politique (« Le Caïman » 2006) ou la satire symbolique (« Habemus Papam » 2011). Les grincheux regrettent le temps béni et hilarant où Moretti pratiquait l’autodérision subversive (« Je suis un autarcique » 1976, « Journal intime » 1993) et la raillerie désopilante et bienveillante du dépérissement des utopies collectives (« Palombella Rossa 1989). Les temps changent mais lui, l’homme révolté, ne renonce pas. Le cinéaste italien nous confronte,-avec une distance affichée alliée à l’élégance du style-, à une succession d’événements traumatiques touchant quelques familles d’un même immeuble résidentiel à Rome. Les accidents de parcours et  les destins croisés de ses personnages malmenés, en quête éperdue de justice et d’apaisement, questionnent les spectateurs de « Tre Piani » . Une société agressive et disjointe dans une époque sans dessus-dessous peut-elle promettre à ses enfants de réparer les vivants, accueillir l’autre dans son étrangeté et retrouver le désir d’aimer ?

 

Enchaînements traumatiques pour résidents romains en crise

 

Nous suivons sur une longue période (une quinzaine d’années et deux ellipses temporelles) les destins croisés de trois familles romaines habitant le même et bel immeuble aux matériaux raffinés, des résidents (et voisins) de la classe moyenne a priori sans problème matériel majeur. Dans le plan large inaugural d’une nuit douce et paisible, nous prenons en pleine figure le choc de  l’irruption  dans notre champ de vision d’une automobile lancée à toute allure qui se fracasse contre les briques en verre du rez-de-chaussée jusqu’à s’y encastrer, renversant dans sa course une passante (dont le corps étendu immobile sur la chaussée gît sans vie), et ce, sous les yeux de Monica (Alba Rohrwacher) qui se rend seule à la maternité, faute d’avoir trouvé un taxi, pour accoucher de son premier bébé, une petite fille, une responsabilité assumée sans le soutien du géniteur, peu présent, son travail nécessitant des déplacements lointains. Le conducteur en état d’ivresse n’est autre qu’Andrea (Alessandro Sperduti), ‘’coupable’ d’homicide involontaire et fils, âgé de vingt-ans, de deux magistrats Vittorio (Nanni Moretti en juge rigide et intraitable) et Dora (Margherita Buy en femme de loi et mère déchirée). Tous trois logeant au dernier étage.

 

Tandis que les secours et la police s’affairent, les différents occupants se regroupent au pied de l’immeuble dans une sorte de sidération cotonneuse, comme si l’accident tragique déchirait l’apparente routine de leur quotidien. En réalité, ces premiers événements extrêmes (l’un provoque la mort, l’autre donne la vie…), tels que le cinéaste les cadre ne peuvent se réduire à de simples coïncidences. La focalisation sur les habitants d’un même immeuble cossu d’un beau quartier de Rome dans ‘Tri Piani’ permet, à travers des destins croisés, de mettre au jour la maladie du lien, la crise de la transmission, la guerre des sexes, la peur de l’autre…et bien des maux engendrés par nos sociétés ‘modernes’.

 

Ainsi, au rez-de-chaussée, Lucio (Ricardo Scamarcio), cadre survolté, sa femme Sara (Elena Lietti), vivent avec leur petite Francesca. Le couple confie souvent la garde de leur fille à Giovanna et Renato, deux retraités logeant sur le palier d’en face. La petite joue la cavalière sur le dos du vieillard à quatre pattes dans l’appartement. Tout le monde s’en amuse même si Francesca souligne que Renato n’a pas toute sa tête. Un soir, tous deux disparaissent et les recherchent durent plusieurs heures jusqu’à ce qu’on les retrouve dans un coin isolé. Alors Lucio pris d’effroi à l’idée que le vieil homme ait pu abuser de son enfant (laquelle le rassure de façon formelle) se laisse totalement envahir par la certitude de ce malheur à conjurer par tous les moyens, même les plus fous.

 

Passages à l’acte, violences en tous genres, judiciarisation

 

Il y a bien la présence, familière, envahissante, d’un gros corbeau noir, entré on ne sait par où, dans l’appartement d’une femme seule, présence insolite dont elle s’étonne sans chercher à s’en défaire. Dans les autres cas de figure, le dérèglement de l’écoulement du temps, des travaux et des jours se produit comme un coup de tonnerre, portant au paroxysme des situations et des individus en crise. Lucio déboule dans la chambre d’hôpital où repose allongé sur un lit le vieux Renato. Et brusquement notre homme saisit le vieillard, secoue son corps fragile et enserre sa gorge pour l’obliger à avouer son crime supposé avant qu’une infirmière ne l’éloigne du patient que l’agresseur, qui repart en courant, abandonne dans un sale état. Dans une autre séquence dérangeante, le même Renato, paraît céder à une pulsion irrépressible face à la jeune Charlotte (Denise Tantucci), adolescente encore mineure, s’offrant à lui presque nue dans la lumière crue d’un appartement voisin. Ce dernier refuse l’invitation, s’éloigne vers la porte, se retourne et en un revirement soudain se jette sur elle pour un bref rapport sexuel qui paraît forcé et contraint pour sa partenaire. Une ambiguïté que la justice, saisie par la plaignante, ne parviendra pas à lever.

 

La judiciarisation des relations humaines et la nécessité de la justice pour réparer les violences physiques, sexuelles, symboliques ou/et les actes criminels traversent à des degrés divers cette fiction chorale questionnant tout à la fois la solitude et la peur, le ressentiment et les frustrations de personnages fragilisés et désaccordés en un temps où le chacun pour soi (et la défense de la petite cellule familiale, conjugale, parentale) paraissent écraser toute notion de solidarité et de fraternité. Les hommes à ce titre, étouffés par leurs obsessions ou attachés  aux principes, paraissent déboussolés par l’évolution de leur statut de père, d’époux ou de fils..Ainsi sommes-nous saisis par la violence physique (et symbolique) qui s’empare d’Andrea, au moment où son père (Nanni Moretti en personne dans la peau d’un magistrat inflexible) lui explique qu’il ne peut échapper à une peine de prison puisqu’il est coupable d’homicide involontaire à la suite de la mort de la passante renversée par le véhicule conduit en état d’ivresse. Sous les yeux de sa mère effondrée, le fils se jette sur le père, le roue de coups jusqu’à ce qu’il tome à terre tout en continuant à accabler le corps recroquevillé de coups de pied violents sans paraître mesurer les conséquences physiques (et morales) de pareille agression et transgression.

 

Les femmes, pour leur part, s’efforcent, bon an mal an, de tisser quelques fils, même si leurs moyens de fortune ne suffisent pas à créer du commun. Monica, si elle ne se lasse pas d’être mère (après Béatrice, elle aura un autre enfant), adopte un temps une voie radicale pour mettre le père si lointain, si souvent absent, face à ses responsabilités, sans que nous soyons assurés de la réussite de l’entreprise.

 

Quant à Dora, après la mort de son mari le juge intraitable et la libération de son fils (au terme de la peine de prison purgée après sa condamnation pour homicide involontaire), nous la retrouvons dans les rues de Rome croisant une foule criarde et agressive de manifestants, faisant surgir la question des migrants, au cœur du désordre intérieur, des contradictions morales et du désarroi politique dans lesquels se débat sa génération, notamment. A la campagne, dans la luminosité d’un nouveau jour, Dora retrouve le fils aimé. Il a changé. Il porte un enfant dans ses bras. Il accepte de revoir sa mère. Elle s’avance vers lui en robe fleurie. Comme l’image fugace d’un autre monde aimable, habitable ensemble.

 

Sobriété de la forme, engagement humaniste

 

Nanni Moretti en effet ne ‘rigole’ plus comme au temps de sa jeunesse rebelle et des grands engagements collectifs. Il ne vocifère plus contre tous ceux, les journalistes en particulier, qui, en nommant mal les choses, ajoutent au malheur du monde. Il ne met plus son humour ravageur au service d’une dénonciation féroce des institutions religieuses, des prétendus représentants du peuple et autres charlatans corrompus. Le changement de ton ne date pas d’hier mais aujourd’hui, à travers la chronique frontale, dans la simplicité et la distance associées à l’empathie, refusant la leçon de morale, Moretti nous livre des vies désaccordées, des existences fragilisées, au cœur d’une société (italienne, par exemple) en plein désarroi, empêtrés dans les intérêts particuliers, les obsessions singulières. Des destins qui s’entrechoquent dans l’extériorisation de la violence, la difficulté de l’échange et du dialogue, tandis que quelques-uns s’épuisent à retisser du lien entre les êtres socialement séparés, à rapprocher les générations, les garçons et les filles. Dans « Tre Piani », fiction emprunte de gravité, le cinéaste, aux antipodes du personnage de juge inhumain qu’il interprète, nous pose sobrement la seule question qui vaille : comment s’ouvrir ensemble à nouveau au monde extérieur et le rendre meilleur ?

 

Samra Bonvoisin

« Tre Piani », film de Nanni Moretti-sortie le 10 novembre 2021

 

 

 

 

Par fjarraud , le mercredi 10 novembre 2021.

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