Bruno Devauchelle : A quoi servent les "grands messes" du numérique ? 

L'observation des usages pédagogiques du numérique montre que les enseignants utilisent bien plus ces moyens pour eux-mêmes (préparation des enseignements, utilisation de la projection écran en classe) que pour et surtout par leurs élèves (activités d'apprentissages instrumentées, manipulations individuelles de moyens numériques). Outre la question des moyens matériels (nombre d'appareils, qualité des connexions, problème d'infrastructures et d'accès etc.), ils évoquent souvent la question de la formation et des ressources, sans oublier, mais c'est plus rarement évoqué, les contraintes propres aux exigences de l'enseignement et des programmes (une partie de la forme scolaire). Pour dynamiser ces pratiques, il y a bien longtemps que les décideurs tentent de trouver des solutions : colloques, journées de valorisation, salons et autres grandes manifestations, que ce soit à l'échelle locale ou à l'échelle nationale. On peut s'interroger sur l'efficacité de ces initiatives, en regard d'une part de ce que cela provoque au quotidien dans les salles de classe, et d'autre part en regard des participants à ces journées par rapport aux non-participants.

 

Entre soi

 

Après Ludovia, avant Educatec Educatice, et au vu de nombre de ces évènements nationaux, régionaux et locaux, on peut s'interroger sur l'intérêt et surtout les effets de ces journées. Alors qu'une politique volontariste est de nouveau poussée sur le numérique (cf. les annonces de Jean Castex à Poitiers et son discours), que ce soit dans la société ou dans le monde scolaire et universitaire, la question essentielle qui se pose est celle de l'efficience de ces annonces et de ces évènements organisés pour les accompagner. Les enquêtes menées sur les pratiques du numérique dans les classes laissent à penser qu'une grande partie des enseignants soit ne participent pas à ces évènements, soit n'en tirent que très peu d'enseignements. Certains responsables de l'institution aiment ces salons et autres rassemblements car ils voient alors affluer les enseignants les plus engagés (à des titres divers). Devant l'ambiance chaleureuse des échanges entre initiés puis avec l'habituel entre-soi des acteurs que l'on retrouve régulièrement dans ces moments, on comprend que cela donne à ces "militants" de l'énergie supplémentaire pour continuer dans le même sens. Mais ces responsables ont-ils tenté de mesurer combien d'enseignants sont en dehors de ces moments ? Comme pour les formations qui concernent, surtout en collège et en lycée, la plupart du temps une proportion peu importante de la population enseignante et parfois les mêmes, peut-être faut-il penser d'autres modalités pour répondre à ce que les enquêtes révèlent de leurs attentes, à défaut de leurs besoins.

 

Tous ces évènements, plus ou moins médiatisés coûtent cher. Alors que l'on entend constamment le refrain dans les propos des enseignants de l'absence de formation au numérique, n'y aurait-il pas mieux à faire que d'organiser ces évènements, et ainsi affecter l'argent ailleurs ? L'observation de ces évènements soulève plusieurs questions qu'il faut analyser. A voir comment, depuis cinquante années, annonces, plan, colloques, salons et autres évènements ont produit aussi peu d'effets. Il est intéressant, après avoir analysé ce qui s'est passé, de réfléchir les possibles actions à venir si l'on pense que le numérique doit avoir une place dans le monde scolaire. Pour avoir nous-même participé à nombre de ces journées, nous  nous sommes très tôt interrogés sur le fait que nombre d'enseignants restent étrangers à ces journées et à leur contenu. Nous nous sommes aussi interrogés sur cette communauté "d'afficionados" du numérique éducatif et sur ce qui l'anime ainsi que sur son rayonnement. Malheureusement, la médiatisation de ces évènements est rarement suivie d'une évaluation réelle des effets produits sur l'ensemble de la communauté, si tant est que cela soit possible. En tout cas ces grands évènements sont toujours un miroir valorisant pour leurs organisateurs. Les médias s'en faisant l'écho, tel ou tel personnage important venant s'y montrer, tel ou tel responsable académique ou national en profitant pour renforcer son image... et sa réputation...

 

Ne pas oublier la classe réelle

 

La question du déplacement des moyens financiers destinés à ces évènements vers d'autres dispositifs peut permettre d'envisager des pistes d'actions. Mais, pour que ces pistes d'actions soient comprises, il faut les ancrer dans des visées fortes.

- Au premier rang de ces visées, il y a le refus de laisser les jeunes "sans armes" face au monde numérique. Attention, il ne s'agit pas d'adapter l'école pour qu'elle amène les jeunes à être dociles et consommateurs du monde numérique, mais pour qu'ils développent un regard critique et solidement étayé pour faire face à ce monde, en bref pouvoir agir en liberté. C'est le premier renversement indispensable.

- Le deuxième renversement, c'est celui qui avait été proposé dès 1993 par le Conseil National des Programmes, à savoir une véritable intégration de l'informatique et du numérique au sein de tous les programmes disciplinaires. Cette directive devrait être encore renforcée, car depuis presque trente années, la présence et l'usage du numérique s'est amplifié dans tous les champs du savoir.

- Le troisième renversement est celui de la transversalité de certaines compétences, de certains apprentissages, ou encore de certains savoir-être. Que ce soit le B2i (Brevet informatique et Internet) ou encore l'EMI (Education aux Médias et à l'Information) ou encore les autres fameuses "éducation à.…" on s'aperçoit que cette prise en compte reste très faible et surtout très inégale d'un enseignant à l'autre. Comme si, pour certains la culture (anthropologique) était distincte des savoirs scolaires définis par les programmes.

- Le quatrième renversement est celui de la proximité. La plupart des déçus de la formation expliquent l'écart ou le fossé entre les temps de formation et le quotidien de la classe. Les situations vécues d'un véritable accompagnement de proximité sont plébiscitées. Le numérique a ceci de particulier qu'il est "fragile" à mettre en œuvre pour la plupart d'entre nous et que nous avons besoin d'être soutenus "juste à temps" surtout en classe. Trop souvent ceux qui ont passé cette étape, parfois devenus experts, sont aspirés par l'institution qui les retire de cette proximité (jamais réellement valorisée, RUPN ???, ERUN ????) au profit d'activités professionnelles mieux valorisées (détachement Canopé, DANE etc.…) et plus reconnues. D'ailleurs iels sont présents dans ces journées, dans ces salons car ils sont aussi pris dans ce tourbillon... qui progressivement amène à l'abandon des "ordinaires".

 

Lorsque le ministère avait envisagé la grande manifestation de Poitiers on ressentait déjà fortement que ce modèle séduisait les dirigeants. On en a eu confirmation avec les Etats Généraux du Numérique de novembre 2020 et ce qui en est sorti. Pour le dire autrement, si l'intérêt de ces grandes manifestations est de mobiliser les "cadres" de l'institution et leurs satellites (chercheurs, industriels, consultants...) et ainsi de leur redonner de l'énergie, il ne faudrait pas oublier le lien avec le quotidien de la classe. J'entends déjà certains dire qu'ils arrivent à mobiliser des enseignants (cf. les différents mouvements autour du numérique éducatif...) et que cela est déjà un premier résultat. Mais quarante années d'expérience de formation et de rencontres de tous types ne parviennent pas à me convaincre que c'est la seule et la bonne piste. Nous n'avons pas besoin de médiatisation, nous avons besoin de mieux partager cette conviction d'une urgence éducative globale dans laquelle le numérique a pris une telle place (jeux vidéo, réseaux sociaux, vidéos de toutes sortes…) que l'école s'éloigne de sa mission si elle n'y prend garde !

 

Bruno Devauchelle

 

 

Par fjarraud , le vendredi 19 novembre 2021.

Commentaires

  • ThufirHawat, le 21/11/2021 à 09:16
    Pour moi, le principal (voire le seul) obstacle à l'utilisation du numérique est tout bête. C'est le fait que l'enseignant n'aie pas à disposition pour son travail le matériel prêté aux élèves.
    J'ai officié dans des établissements où on pouvait prêter des tablettes aux élèves, mais pas aux enseignants. Comment préparer une activité dans ces conditions?
    D'autres où les ordinateurs des élèves disposaient de logiciels qui n'étaient pas mis à disposition des enseignants. Même question.
    D'autres enfin avec un TBI, mais dont le logiciel ne fonctionne que sous Windows (et je n'ai pas Windows chez moi, et nous disposions de 3 postes de travail pour 70 enseignants au collège...)

    L'autre souci, c'est qu'on ne demande jamais leur avis aux enseignants. Les collectivités s'obstinent à installer des TBI hors de prix, peu pratiques de part leur conception (impossible d'écrire au feutre, se dérèglent tout le temps, peu précis, avec des logiciels très limités et propriétaires...). Alors que pour presque les mêmes usages, une tablette graphique ferait des merveilles : plus précise, permettant d'écrire au feutre au tableau, illimitée dans les usages, interopérable avec tous les logiciels et systèmes d'exploitation, permettant à l'élève qui est au tableau ou au professeur de faire face aux élèves (ce qui est énorme en terme de gestion de classe), et aussi... beaucoup moins chère et beaucoup plus fiable que le TBI. J'en ai acheté une pour mon usage personnel, je gagne un temps fou, et je peux maintenant fournir une bonne partie des exercices corrigés car je peux écrire à la main, faire des croquis rapides...
    Mais les acheteurs des collectivités ne font pas d'études auprès des enseignants. Ils imaginent des besoins (qui souvent n'existent pas), et se renseignent auprès des fabricants et vendeurs. Pas étonnant que cela ne fonctionne pas bien.

    Personnellement, je n'ai pas besoin de médiatisation. Je suis toujours dans les premières à m'approprier un nouveau logiciel ou une nouvelle ENT. J'ai besoin qu'on me fasse confiance, qu'on me permette d'installer en classe les logiciels qui me sont utiles (sans que ça prenne 6 mois!), qu'on me demande mon avis sur le matériel utile en classe, et qu'on me fournisse un poste de travail décent. Il est inadmissible de ne jamais pouvoir faire tourner geogebra 3D car le réseau rame... C'est une demande des programmes et des inspecteurs (et à juste titre), mais nous n'en avons pas les moyens. Même chose pour la programmation : je n'ai pas les moyens de préparer une séance sur Scratch, la version utilisée au collège est trop ancienne pour que je l'installe sur mon ordinateur personnel (et les fichiers des versions plus récentes sont incompatibles). Et toujours les problèmes d'accès à un poste au travail.



Vous devez être authentifié pour publier un commentaire.

Partenaires

Nos annonces