Bruno Devauchelle : A la recherche de l'introuvable "plus-value" pédagogique ? 

A plusieurs reprises, au cours des derniers mois, différents acteurs du monde éducatif et au-delà ont questionné la place des moyens numériques dans l'enseignement. La crise sanitaire a imposé un nouveau regard sur ces technologies qui permettent de contourner, de suppléer à des situations désormais difficiles voire impossible à vivre. Si l'on a imposé l'hybridation comme modèle générique, c'est d'abord pour permettre la fameuse "continuité pédagogique". Il va de soi que ce type de dispositif a apporté une solution au moins provisoire à l'impossibilité du présentiel. Avec un peu de recul, on s'aperçoit que l'on n'a pas suffisamment profité de ce temps pour faire évoluer les pratiques pédagogiques et mettre en évidence le fait que le numérique est aussi un levier pour repenser la manière d'apprendre et d'enseigner.

 

Que veut dire "fracture numérique" ?

 

 L'un des premiers arguments, qu'il faut bien sûr entendre, c'est celui des inégalités, des fractures que le numérique amplifierait dans la société. Lors du premier confinement, outre la fracture d'équipement numérique qui reste encore significative dans de nombreux foyers (parfois un terminal partagé entre trois ou quatre personnes), s'est imposée la fracture d'usage. Mais cette fracture d'usage a pris deux dimensions : la numérique et la pédagogique.

 

La fracture d'usage dans le domaine du numérique est d'abord une question de niveau et de type de maîtrise des moyens numériques. L'hétérogénéité des vécus du numérique est beaucoup plus importante qu'on ne le pense. En effet les statistiques ou les enquêtes rapides ont lissé un paysage beaucoup plus varié qu'on ne le présente en général. Pour le reformuler : il n'y a pas une fracture d'usage, mais des fractures d'usage. La situation de confinement a rapidement mis en évidence ces différences aussi bien entre enseignants, élèves, parents... Pour faire face à ces difficultés, la normalisation des pratiques et la ritualisation de celles-ci a progressivement ramené le calme dans les foyers qui étaient suffisamment équipés et installés - (les types de logements entrant dans les paramètres à prendre en compte). Mais ce calme apparent ne doit pas faire oublier les "abandons" de certains et certaines devant des difficultés qui se sont accumulées et les conséquences psychologiques qu'elles ont provoquées.

 

Où se niche la plus value pédagogique ?

 

Parmi ces difficultés, pour les familles et les parents, c'est la dimension pédagogique qui a été la plus importante mais trop peu approfondie. Que recouvre cette dimension, comment décrire les difficultés dans le champ pédagogique ? Le premier point est celui de la compréhension des consignes et donc des attentes des enseignants perçues dans les foyers. Le deuxième point est la maîtrise des savoirs qui sont enseignés et leur didactisation. Le troisième point est celui du processus de transformation des savoirs en connaissances. Ce dernier point se résume encore trop souvent dans l'idée d'une mémorisation/restitution, sorte de représentation sociale dominante, alors que la réalité est beaucoup plus variée : démarche d'investigation, de problématisation, de recherche etc. Il est fort probable que former les parents, si tant est que cela soit réaliste et faisable, passe par la levée de ces difficultés de ces méconnaissances pédagogiques, d'une manière ou d'une autre. Et le premier pas à faire est du côté des enseignants qui se sont beaucoup trop peu intéressés aux "devoirs et leçons à la maison" et à ce qu'ils construisent comme représentation de ce que c'est qu'apprendre auprès des élèves et de leurs parents. L'arrivée de la classe inversée a eu le mérite de lever un coin du voile. Mais le ministère et nombre de responsables éducatifs n'ont pas su engager une réflexion sur le sujet. Il était surement plus aisé de questionner le numérique que le pédagogique. Et surtout, il s'agit, depuis le début de la crise, pour le ministre de renforcer une idée "traditionnelle" de l'école et de la pédagogie.

 

Rappelons ici quelques points clés à propos du lien entre les deux termes, numérique et pédagogie. D'abord, c'est la transformation pédagogique qui a précédé la transformation numérique au coeur de la classe. En d'autres termes, les enseignants et les élèves n'ont pas attendu le numérique pour interroger les pratiques comme Adolphe Ferrière l'a montré dès 1920. Ensuite, la réalité d'une "plus-value" pédagogique, qui est un rêve aussi bien des concepteurs de que contempteurs du numérique, est encore loin d'être prouvée, comprise, analysée, et peut-être évaluée. Pour le dire autrement, la conception dominante de cette plus-value serait à mesurer dans les résultats aux examens... alors qu'en réalité elle est multiforme et surtout, pas mesurable dans des examens conçus depuis de nombreuses années antérieures à l'arrivée de l'informatique dans l'enseignement. Enfin il ne faut pas oublier la dimension culturelle et son évolution du fait de la généralisation des moyens numériques dans la société et donc les nécessaires transformations qui doivent s'effectuer dans le monde scolaire s'il veut continuer d'accomplir sa mission émancipatrice. Les savoirs enseignés ne peuvent avoir une efficacité émancipatrice que s’ils prennent en compte la culture et son évolution.

 

Plus value pédagogique ou culturelle ?

 

Avec le confinement, l'école est sortie des murs. Même la notion de classe a été mise de côté, en particulier du côté des familles pour qui l'enfant effectue un parcours "unique". Face à l'écran, au mythe des cours uniquement en visio-conférence, et autres procédés en ligne, la pédagogie n'a rien gagné de nouveau. On se retrouve à nouveau avec le problème évoqué plus haut : quid du travail à la maison ? En situation habituelle, on s'y intéresse peu, autrement qu'à regarder le travail à faire (cahier de texte) et le résultat du travail fait (carnet de note). Entre les deux c'est le plus souvent le vide. Dès lors se pose la question : comment les enseignants peuvent-ils mettre à profit les moyens numériques pour améliorer le lien pédagogique avec les familles ? Plus largement, cette question est à mettre dans le lot des fameuses "plus-values", mais à condition d'enlever le mot "pédagogique" pour le remplacer par l'adjectif "culturel". Car la transformation massive du paysage informationnel et communicationnel, (cf. le rapport de G Bronner présenté le 11 janvier :) qui est l'un des éléments les plus importants de cette évolution (n'oublions pas les dimensions scientifiques, économiques et sociales), induit des transformations bien plus rapides que les changements provoqués par l'imprimerie et la massification de l'écrit. Sur un socle installé depuis le début du XIXe siècle, l'accès au savoir a été progressivement offert à "presque tous" (entre 7 et 13 pour cent d'illettrés en 2012, à relativiser et encore davantage de personnes en difficulté de littératie - source OCDE) comme le montrent les travaux sur la scolarisation et ses effets jusqu'à la fin du XXè siècle. L'arrivée du web, et de ses dérivés a introduit une transformation significative des pratiques de la population, transformant progressivement la culture et les comportements associés.

 

Dès le début de l'informatique scolaire, on s'est demandé ce que cela pouvait apporter aux apprentissages. Des approches trop empiriques et surtout normées sur le modèle sans informatique de l'école a condamné très rapidement l'idée d'une "plus-value". Ce n'est pas la motivation souvent mise en étendard de cette plus-value qui est suffisante pour la confirmer. Ce n'est pas non plus l'enthousiasme déclaratif des concepteurs et des contempteurs du numérique éducatif qui peuvent l'étayer. Encore faut-il que l'on sache de quoi on parle sachant que dans l'objet valise on embarque tout ce que l'on veut en fonction de ses croyances et de ses convictions. La transformation culturelle liée aux moyens numériques doit se traduire par une transformation de fond du système scolaire et en particulier des programmes d'enseignement, des modalités de travail des enseignants et des élèves et surtout une transformation des formes de l'évaluation. On détecte ici et là des initiatives qui vont dans ce sens (cf. la prise en compte du contrôle continu, imposé par la crise sanitaire) et des expérimentations qui tentent de remettre de la cohérence entre l'école et la société. Car, finalement, si l’on n’a jamais pu exprimer une plus-value, c'est qu'on n'en avait pas besoin, les dés étaient pipés. C'est dans la transformation plus globale du système scolaire et en particulier sa réconciliation avec la société que se trouve la réelle plus-value du numérique en éducation. Dans ce mouvement, les piliers de l'école Napoléonienne pourront enfin se mettre en ordre d'une culture qui s'est profondément transformée, et pas seulement à cause du numérique....

 

Bruno Devauchelle

 

 

 

Par fjarraud , le vendredi 14 janvier 2022.

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