Bruno Devauchelle : Eduquer au numérique pour "faire société" 

"Numérique, web, réseaux sociaux, ont transformé en 20 ans la manière dont chacun de nous se relie au monde qui est autour de nous. La question principale qui se pose à nous est de savoir si le développement des moyens numériques est un facteur de délitement de nos sociétés et surtout des personnes dans leur rapport à la société ?", interroge Bruno Devauchelle. Et quelle peut être la part de l'Ecole :  "en quoi l'école, considérée comme à la base du ciment de nos sociétés peut-elle s'emparer de ces moyens nouveaux pour continuer d'y contribuer ?" Pour lui, "il semble urgent de relancer, dans chaque établissement une réflexion sur ce que le numérique fait à la société, et pas seulement à l'apprentissage et la pédagogie".

 

Vivre ensemble ou faire société ?

 

En déclarant que l'adhésion aux valeurs de la République et le vivre ensemble étaient les deux piliers de notre société, les responsables politiques ont laissé de côté, au moins dans les discours, l'idée selon laquelle le système éducatif (et pas seulement l'école) est le terreau de la cohérence d'une société et surtout qu'il élargit, bien au-delà des valeurs républicaines, ses missions et surtout ses finalités à la construction d'une cohérence culturelle. Les enseignants, les éducateurs, les parents sont confrontés, au quotidien, à ce questionnement du sens de la société et des liens qui font que le collectif passe toujours avant l'individuel. Plus largement, l'idée même du "vivre ensemble" se trouve mise en balance avec le vivre en société et plus précisément "le faire société". C'est à ce travail d'analyse que Michel Casteigts s'est livré à propos de l'intégration (Michel Casteigts : « Vivre ensemble » ou « faire société » ? La crise du modèle français d'intégration dans les territoires fragiles, 2017).

 

Dans son article : "Faire société en France" ? Jacques Donzelot (Presses Universitaires de France | « Tous urbains » 2015/2 N° 10 | pages 10 à 11) reprend cette opposition entre le vivre ensemble et le faire société. Comme Michel Casteigts, il invite à aller voir plus loin, et en particulier sur cette idée d'une société qui viendrait "d'en haut" par rapport à une société qui se construit d'en bas. L'idée républicaine, portée par les ministres de l'éducation qui se succèdent comme un étendard, fait partie de cette pensée descendante à laquelle le vivre ensemble apporterait le modus vivendi du quotidien. Or l'idée du "faire société", qui semble issue d'une culture plus nord-américaine et qui serait plus basée sur un individualisme à la recherche de communs, s'impose progressivement. Les mises en cause de l'idée républicaine à la française sont, non seulement, de plus en plus nombreuses, mais les oppositions se radicalisent, recourent davantage à la violence, verbale et physique, et cela en s'appuyant sur une reconfiguration informationnelle et communicationnelle qui transforme le rapport de chaque individu au monde qui l'entoure. Pour le dire autrement, numérique, web, réseaux sociaux, ont transformé en 20 ans la manière dont chacun de nous se relie au monde qui est autour de nous, sans filtre et sans frontières le plus souvent.

 

Les écrans, l'école et le "faire société"

 

La question principale qui se pose à nous est de savoir si le développement des moyens numériques est un facteur de délitement de nos sociétés et surtout des personnes dans leur rapport à la société ? De cette question découle la suivante : en quoi l'école, considérée comme à la base du ciment de nos sociétés peut-elle s'emparer de ces moyens nouveaux pour continuer d'y contribuer ? L'histoire des courants pédagogiques et des divers mouvements autour de l'école montre que souvent, ces projets avaient pour objectif de mieux intégrer les jeunes de tous milieux dans la société. Si parfois il pouvait s'agir d'une société idéalisée le plus souvent, il s'agissait surtout d'aider des enfants en difficulté. L'omniprésence des écrans individuels (smartphone en particulier) a favorisé le développement de pratiques qui sont très personnelles. Ces pratiques sont souvent centrées sur des cercles proches et sur des univers connus. Désormais l'absence se trouve compensée par les nouveaux moyens techniques à disposition. Or le monde scolaire est resté ancré sur des pratiques et des organisations (la fameuse forme scolaire) qui n'ont pas (encore) pris la mesure de cette mutation. Les adultes, parfois aussi fascinés que les jeunes, ont aussi du mal à intégrer ces nouvelles possibilités et les questions qu'elles soulèvent.  Des tenants de la pédagogie institutionnelle ont exploité cette idée d'une "école-société" en miniature au sein de la classe. Eux aussi sont amenés à repenser leur manière d'envisager les choses compte tenu de l'évolution des environnements de vie.

 

L'école ne peut se contenter du vivre ensemble car désormais les cercles relationnels ne sont plus physiquement limités. SMS, réseaux sociaux etc.… ouvrent des fenêtres sur un "autre monde". Or ce monde n'est pas structuré comme l'est la société traditionnelle et ses valeurs. L'idée de rappeler les valeurs de la République dans l'école n'est plus suffisant pour permettre aux jeunes d'identifier le "périmètre social" dans lequel ils vivent. Médias traditionnels et médias interactifs constituent un environnement qui désormais concurrence l'école, mais d'une manière différente d'il y a cinquante ans et plus. En effet avec les médias de flux, les jeunes ont pu ouvrir les yeux sur un monde sans frontière, mais, le plus souvent en le regardant au travers de lucarnes parfois bien petite. Avec les médias actuels, les fenêtres anciennes perdurent mais de nouvelles se sont ouvertes et agrandies. Nous ne sommes plus uniquement condamnés à être spectateur. Ce n'est pas pour autant que nous ne sommes pas acteurs. Des initiatives comme les webradio et WebTV scolaire, les blogs ou encore les sites Web d'établissement ont permis aux jeunes de commencer à prendre pied dans ce monde. Les récentes initiatives autour de la fabrication pas les élèves de supports à propos du harcèlement ou des fausses nouvelles (fake news) vont dans le bon sens. Mais qu'en est-il alors de la suite dans la construction du faire société au sein de l'école, de la classe, de l'établissement ?

 

Faire équipe

 

On le comprend aisément, le faire société passe d'abord par l'équipe, la communauté éducative. Est-ce que pour chacun de ses membres, l'école fait sens comme lieu de vie sociale en construction ? Si nous ne sommes que des consommateurs d'école (nous les adultes), alors l'école ne fait plus société. Si les adultes eux-mêmes ne parviennent pas, entre aux à cela, comment peuvent-ils le porter auprès des élèves ? On me rétorquera que cela n'est pas nouveau. Malheureusement, il y a eu récemment un élargissement problématique dont l'assassinat de Samuel Paty, et le contexte dans lequel il a été ensuite débattu, est emblématique. Il semble que même les adultes, nous ne soyons plus certains de nos fondamentaux éducatifs. Certains extrémistes l'ont compris. Il y a d'abord une fragilisation culturelle des équipes éducatives qui sont dans un grand inconfort face au monde numérisé.

 

Il semble urgent de relancer, dans chaque établissement une réflexion sur ce que le numérique fait à la société (et pas seulement à l'apprentissage et la pédagogie) en particulier en direction de la jeunesse. Au sein des communautés éducatives (et pas seulement les enseignants), après ces périodes troublées qui vont des attentats de 2015 à la crise sanitaire, au vu de l'importance qu'ont pris les réseaux sociaux et les pratiques du numérique avec leurs dérives positives et négatives, il serait peut-être nécessaire d'aborder le numérique de manière systémique. En englobant aussi bien le social que le scolaire, l'individuel que le collectif, Il semble possible de commencer à traiter en équipe des dispositifs éducatifs à élaborer pour permettre aux jeunes de construire le "faire société". Le monde scolaire reste encore un lieu repère pour les jeunes et les adultes. Il ne faudrait pas que cette dimension disparaisse dans une société qui pourrait progressivement perdre de son potentiel de stabilité dont chacun a besoin pour se développer, désormais dans un monde globalement numérisé.

 

Bruno Devauchelle

 

 

 

Par fjarraud , le vendredi 21 janvier 2022.

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