Fabien Truong : Jeunesses françaises, promesse tenue ? 

Dans son livre « Jeunesses françaises - Bac+ 5 made in banlieue » réédité en 2022, Fabien Truong, sociologue et ancien professeur en Seine-Saint-Denis, évoque les trajectoires de vingt de ses anciens élèves de terminale qui sont passés par des filières d’élites, ou par des cursus universitaires encadrés, moins « nobles ». « Quand on est prof, les graines poussent que bien après. Cela peut parfois décourager. Enquêter sur plusieurs années permet de mesurer les effets des relations sociales et pédagogiques. Cela permet aussi d’avoir un autre regard sur les politiques publique » explique-t-il. « La massification et la fragmentation du système ont entraîné une forme de ségrégation et d’augmentation des inégalités. Être dans une grande université parisienne, ce n’est pas comme être en fac en banlieue, tout comme les classes préparatoires ne se valent pas toutes… ».  « Jeunesses françaises - Bac+ 5 made in banlieue » brosse le portrait de jeunes qui incarnent la promesse méritocratique, de jeunes du « bas de l’échelle » qui essaient de s’émanciper à travers l’école. Des jeunes qui incarnent la promesse de l’école républicaine.

 

Vous avez suivi le parcours d’une vingtaine de vos anciens élèves et ce sur 10 ans. Pourquoi une telle démarche ?

 

Il est important de prendre du temps lorsque l’on veut observer des processus sociologiques qui se font à bas bruits comme le rapport à l’école, la mobilité sociale, la mobilité géographique et le passage de l’adolescence à l’usage à l’adulte.  L’école, la jeunesse, les banlieues… sont des sujets excessivement parlés. J’ai suivi des anciens élèves, des jeunes situés en bas de l’échelle sociale, pendant dix ans. Cela m’a permis d’observer des choses que je n’aurais sans doute pas vues si cela n’avait pas été une enquête au long cours. Dans chacun des cas observés, si je m’étais arrêté un an, deux ans ou encore cinq ans après le bac, mes constats auraient été très différents en termes de parcours, de réussite ou d’échec. Un individu aurait pu paraitre en échec s’il n’avait été observé que deux ans après le bac, alors qu’observé au bout de cinq ans, il est en réussite. Certains passés par l’université arrêtent avant le diplôme, c’est un échec académique, mais en termes d’expérience sociale et de ce que vont en faire les jeunes, cela produit des effets. Kader, par exemple, passé par la fac où il n’obtient pas sa licence, réussit quand même un concours de cheminot où l’expérience universitaire s’est finalement révélée rentable. Et puis ce temps, c’est ce qui permet d’écouter les individus et de leur donner une vraie place dans l’enquête. Une enquête ethnographique et ethnologique au long cours permet de voir les transformations, les déplacements et les ajustements qui sont des phénomènes essentiels lorsque l’on s’intéresse à l’école, à la mobilité sociale et au fait de se sentir légitime.

 

Les lycéens de banlieue ne sont pas des lycéens comme les autres ?

 

Si l’on s’en tient à la norme implicite de légitimité de notre société, alors oui, les lycéens de banlieue ne sont pas des lycéens comme les autres. Le collège dans les années 80 et le lycée dans les années 90, étaient des lieux de brassage social où des individus de classes sociales et de quartiers différents se fréquentaient. Aujourd’hui, c’est de moins en moins le cas, c’est un effet de la ségrégation urbaine et spatiale et de l’accroissement des inégalités. Les élèves sont de plus en plus homogènes socialement et racialement. Les difficultés pour enseigner pour les profs et d’apprendre pour les élèves sont donc de plus en plus grandes. Les jeunes sont de plus en plus éloignés de ce qu’attend d’eux l’école. La concentration sociale a aggravé tout cela.

 

Et puis, les établissements ont de moins en moins de moyens. On dépense plus dans les établissements de centre-ville que dans les quartiers populaires – rémunération des enseignants, bâti…, comme le démontre fréquemment la cour des comptes.

 

Et pour finir, la jeunesse des quartiers populaires est de plus en plus politisée. C’est une jeunesse qui est perçue comme un problème, qui fait et défait des élections. Elle est présentée comme un danger et une menace.  Ces jeunes sont en permanence jugés, c’est extrêmement dur. Quand vous êtes un adolescent et que vous savez que ce vous représentez être perçu comme un problème, c’est d’une rare violence. Ils se construisent avec cela.

 

Le bac est le graal pour ces jeunes.  Mais quelles perspectives d’études ensuite pour elles et eux ?

 

Le bac, ce n’est pas rien, même si on a tendance à le banaliser. Quatre-vingts pour cent des parents des jeunes que j’ai suivis ne l’avaient pas. C’est donc un événement familial. C’est un certificat de conformité, c’est important pour la perception que l’on peut avoir de soi. Le bac, c’est le sésame pour entrer dans le supérieur, même si le supérieur est  très fragmenté. Plus les études sont sélectives et élitistes, moins ces jeunes sont nombreux. Ils se dispatchent majoritairement entre l’université et les études courtes et quand ils choisissent l’université, c’est plus dans des cursus où ils sont très encadrés car ils sont conscients, à travers l’expérience de leurs ainés, qu’ils ont besoin de cadre pour réussir dans le supérieur.

 

Les meilleurs élèves, deux, accèdent à ce que je nomme la voix royale dans mon livre, les filières sélectives. Eux qui se sont toujours perçus comme de bons élèves, dont la réussite a été sanctifiée par le bac, se prennent de plein fouet la stigmatisation. Ils se retrouvent dans des univers où ils sont socialement désajustés, pas à leurs place, où d’un seul coup, les attentes et les exigences sont plus fortes. C’est très violent pour eux. Après une officialisation de leur réussite, ils prennent conscience de leur petite place. Si je m’étais arrêté à leur première année d’étude, on aurait vu la violence de cette entrée dans le supérieur. Sur le long terme, on voit leur capacité à dépasser tout cela.

 

Vous préconisez une « politique de la considération », en quoi cela consiste ?

 

A l’inverse de la politique de la diversité qui cherche à attribuer des places aux individus pour ce qu’ils représentent, la politique de la considération, c’est prendre en compte les trajectoires de ces individus.  Prendre le jeune à l’endroit où il est, peu importe ses difficultés, son niveau. Toute politique éducative devrait prendre en considération cette dimension sociologique. Prendre en compte la sociologie dans l’apprentissage pédagogique – et je ne parle pas de nivellement par le bas, est la moindre des choses pour pouvoir entamer une relation avec les jeunes.

 

Depuis 2015, on a subi de nombreux attentats, perpétrés par une minorité, on a aussi un discours politique qui active l’antagonisme, qui prend l’islam comme un bloc, qui jette de l’huile sur le feu. Malgré tout cela, il n’y ni guerre civile, ni guerre de civilisation. Malgré tout cela, malgré la résurgence des inégalités sociales, la société est plutôt apaisée quoique certains médias en disent. La majorité des jeunes issus des banlieue trouve sa place dans la société.

 

Vos jeunes, on s’y attache. Que deviennent-ils ? Se sentent-ils enfin légitimes et français ?

 

Ils se sont toujours sentis français. Comme le dit Youssef dans le livre, « notre problème, ce n’est pas qu’on n’est pas français, c’est qu’on n’est pas français-français, Ils ne sont pas perçus français par des personnes qui se sentent plus françaises qu’eux. Aujourd’hui, ils ont dépassé cela, ils sont plus apaisés, ils sont plus vieux, ils ont trouvé une place dans la société, ils ont une situation matrimoniale ou résidentielle stabilisée. La moitié d’entre eux est propriétaire, ce n’est pas anodin, la propriété ancre l’individu sur un territoire. Ils travaillent soit dans le public, soit dans le privé. Ils sont en très grande partie à gauche : la question de la justice sociale, ils l’ont vécue dans leur chair. Mais en même temps ils ne se sentent pas toujours représentés par les politiques. 

 

Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda

Fabien Truong, Jeunesses françaises. Bac + 5 made in banlieue. Le Découverte éditeur. 2022. ISBN : 9782348073571

 

Jeunes de banlieue, jeunesses françaises

 

 

 

Par fjarraud , le vendredi 03 juin 2022.

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