Céline Retrouvey : Le français, c’est créatif ! 

Peut-on dissocier plaisir d'apprendre et plaisir d'enseigner ? Au collège Paul Langevin à Etupes dans le Doubs comme sur son site « La bande à Baudelaire », Céline Retrouvey a choisi de remettre la notion de plaisir au cœur des cours de français. Les activités sont variées et créatives : le lapbook ou l’exposé explosif pour présenter ses lectures, le « fidget des fonctions » ou « la ville des classes grammaticales » pour l’apprentissage de la langue, le « Bla Bla game » pour travailler l’oral … Ce qui se déploie alors dans la classe, c’est le bonheur de fabriquer ou manipuler les objets de savoir,  de rendre « jolies » la trace écrite et les leçons, de fortifier l’estime de soi. Ce qui se déploie aussi hors la classe, c’est le bonheur de créer en ligne, avec les collègues, un réseau de créativité. Jusqu’à démontrer qu’on peut « s'épanouir et s’amuser dans son métier » ?

 

Comment devient-on une professeure de lettres aussi créative ?

 

Nos goûts et notre personnalité modèlent forcément notre façon d'enseigner, je ne peux donc nier le fait que je suis de nature plutôt portée sur les activités manuelles et créatives. J’aime imaginer, créer, inventer et je pense que nous enseignons aussi avec ce que nous sommes. Avantage non négligeable du professeur de lettres, j’ai la chance de pouvoir réinvestir cela dans ma discipline. Mais je suis convaincue que derrière chaque enseignant se cache une personnalité capable de concevoir des outils et des stratégies pédagogiques qui lui correspondent.

 

Le « devient-on » me semble particulièrement intéressant, car effectivement il faut avoir en tête que toutes ces activités ludiques et créatives sont le fruit d’un travail rigoureux et la somme de plusieurs années d’expérience. Ne pas brûler les étapes est pour moi essentiel et il ne faut surtout pas leurrer les jeunes collègues. Avant tout, il faut parvenir à mettre en place, au sein de ses classes, un cadre de travail stable, serein. Maîtrise des contenus, rigueur et travail sont aussi les assises qui nous permettent ensuite de déverrouiller peu à peu nos pratiques et d’aller vers plus de créativité. On se libère, on ose, on tente et une fois le processus lancé, on l’intègre aisément ! Si, on y associe en plus, la volonté d’inscrire au cœur de notre pédagogie la notion de plaisir, alors on déploie sans s’en rendre compte des trésors de créativité ! 

 

« Ciao la fiche de lecture ! », écrivez-vous sur votre site : que proposez-vous alors pour  favoriser lectures et partages de lectures ?

 

La lecture est inscrite au cœur de ma pédagogie et étroitement liée à cette notion de plaisir justement. Faire lire nos élèves n’est pas une mince affaire, et pourtant les leviers sont nombreux ! Mais encore une fois, je veux être transparente, la patience et le temps sont des facteurs essentiels. J’ai dans ma classe des atouts de taille : un coin lecture, une bibliothèque de classe et une offre importante de titres de littérature jeunesse. Mon établissement pratique aussi le quart d’heure lecture depuis plusieurs années, c’est un allier considérable qui installe durablement personnels et élèves dans leurs postures de lecteurs. Ces espaces et temps dédiés à la lecture favorisent vraiment les choses et sont de vrais luxes, j’en suis consciente.

 

Mais en tant que professeur de lettres, il y a aussi de nombreuses pistes à exploiter pour favoriser les échanges autour du livre. Présenter régulièrement en classe des titres de littérature jeunesse, pratiquer la lecture offerte, proposer aux élèves de créer une boîte à lecture ou la valise d’un personnage. Troquer la traditionnelle fiche de lecture ou le QCM contre un lapbook ou un exposé explosif qui déploieront les univers du livre ! Proposer un booktrailer, un podcast, une mise en scène photographique à la manière de celles proposées sur les réseaux, élaborer le compte Instagram du personnage …

 

Vous travaillez la grammaire avec des objets à manipuler : pouvez-vous nous expliquer ce que sont par exemple « le fidget des fonctions » ou « la ville des classes grammaticales » ?  

 

Ce sont ce qu’on appelle des leçons à manipuler, une trace écrite conçue comme un exercice et un support d’apprentissage. « La ville des classes grammaticales », par exemple, est dans sa définition la plus basique, une simple leçon sur les natures des mots. Mais, à la différence d’une trace élaborée au tableau, puis donnée à copier, elle est dans un premier temps à construire sur le cahier par les élèves. Les élèves sont acteurs de leur leçon, ils lisent, trient les informations, découpent, opèrent des regroupements pour faire correspondre natures et définitions, déplacent, puis positionnent leurs réponses.

 

La leçon est également conçue de façon à faciliter la mémorisation. Un système de volets permet à l’élève d’apprendre, de cacher la trace, de réciter et de contrôler ses apprentissages. Elaborer ses leçons à manipuler ou utiliser une leçon sous forme de fidget, c’est pour l’élève ancrer les apprentissages, mobiliser ses connaissances, trier les informations, mettre en place des stratégies de lecture efficaces, mobiliser différents types de mémoire … et réactiver le tout à la maison.

 

Pour l’enseignement, c’est la possibilité de vérifier très tôt l’ancrage de la notion et la satisfaction de voir le groupe au travail en suscitant l’envie. Cela offre aussi des leviers intéressants pour palier la passivité des élèves lors des phases de copie de la trace écrite ou son manque de lisibilité dans les cahiers. Enfin, autre avantage, au terme de la séance, la leçon a déjà été travaillée par tous et nombreux seront ceux qui ne l’auront même pas remarqué !

 

Parmi vos propositions pour travailler l’oral, il y a le « Bla Bla game » : en quoi cela consiste-t-il ? quels profits et plaisirs en tirent les élèves ?

 

C’est un jeu de plateau conçu en collaboration avec Fabrice Rechede, un collègue professeur des écoles. Nous souhaitions un support qui permette aux élèves de CM2 et de 6eme-5eme de construire et d’enrichir des énoncés oraux. Notre volonté était donc de proposer un jeu pédagogique coopératif qui permette aux élèves de penser l’oral, de leur faire comprendre qu’il doit être réfléchi lorsqu’il a pour objectif de répondre à une consigne précise ou de communiquer un message clair et audible. Nous avons réfléchi ensemble et avec les élèves, nous sommes partis de leurs difficultés, de celles remontées par nos collègues et avons élaboré des stratégies pédagogiques pour combler le manque de vocabulaire ou permettre l’utilisation de connecteurs logiques par exemple.

 

Comme pour tous les jeux proposés dans le cadre de la classe, l’adhésion des élèves est immédiate, parce qu’elle bouscule leur représentation du travail et du cours. Là encore, la mise en activité ne pose pas de souci, car satisfaction, plaisir et autonomie sont au rendez-vous. Dans le cas de Bla Bla game, il est particulièrement intéressant de constater qu’il mobilise chez quelques élèves des efforts que nous n’avions pas identifiés. Si nous avions bien pensé à la timidité de certains, il s’avère que réguler sa parole ou contrôler ses interventions est aussi parfois un challenge. En ce sens, le jeu permet un travail sur l’écoute et le respect de la parole de l’autre.

 

Et n’oublions pas que jouer, c’est aussi apprendre à construire un énoncé structuré et cohérent, mémoriser une information, s’exprimer avec efficacité et travailler la langue française, sans voir l’heure passer !

 

Votre inventivité pédagogique ne semble pas avoir de limites : outre les exemples précédemment évoqués, parmi tous ceux que présente votre site, si vous deviez conseiller à vos collègues un outil ou une démarche particulièrement efficace, que conseilleriez-vous ? pourquoi ?

 

Je pourrais citer l'exposé explosif ou le lapbook qui sont deux outils de restitution de lecture qui fonctionnent particulièrement bien et dont les collègues saluent aussi l'efficacité. Mais, je crois qu'au-delà du fait d'utiliser tel outil ingénieux ou telle recette efficace, il faut peut-être aussi changer simplement notre façon de voir les choses et se rappeler que nos élèves sont des enfants avant tout. Qu’un élève rechigne à travailler une leçon ou à faire un exercice, ça chaque enseignant l’entend, c’est quelque part normal, compréhensible. Mais garder en tête que l’élève est enfant, cela signifie aussi que la réciproque est vraie : un enfant aura plaisir à jouer en classe, à manipuler, à créer, parce qu’à ce moment là, ce qui se joue dans sa tête, c’est que l’enseignant lui propose justement de faire « autre chose » que de « travailler ». Je conseillerais donc aux collègues de veiller parfois à construire ou utiliser des outils qui mobilisent ces deux postures.

 

Remettre la notion de plaisir au cœur des apprentissages et de notre pédagogie me semble fondamental. Ce n’est pas enseigner moins ou niveler par le bas, c’est oser d’autres stratégies, faire appel à d’autres compétences et permettre surtout à tous les élèves de s’investir et de réussir.

 

A suivre votre site, on a l’impression qu’une professeure de français doit voir aussi des compétences en travaux manuels ! De manière générale, quels vous semblent les bénéfices pédagogiques d’une telle approche par des objets à manipuler ?

 

Les leçons à manipuler par exemple, engagent effectivement les élèves dans un processus créatif, manuel, auquel les enfants étaient habitués en école primaire où la manipulation et l’apprentissage par le jeu sont aussi des fondamentaux. Mais une fois au collège, les choses se figent, et quelques fois le stylo semble être le seul outil que les élèves sont autorisés à manipuler en cours de français. Or, fabriquer, manipuler une leçon, c’est attrayant, récréatif ; la mise au travail ne pose plus de problème, car entrer dans la tâche ou l’activité est un plaisir. La trace écrite elle-même est plaisante, les élèves me disent d’ailleurs souvent que les leçons sont jolies, elles donnent envie d’être lues, et pour certains c’est déjà beaucoup. Ce type d’activité favorise également l’estime de soi, les élèves sont fiers d’être parvenus à construire une belle leçon et là encore quand on sait la difficulté que certains ont à produire une trace écrite lisible, on mesure rapidement les bénéfices de ce type de mise en forme. Proposer ces activités, ces supports, ou tenter des approches pédagogiques dites alternatives ou innovantes, c’est surtout dédramatiser l’exercice et mettre les élèves en réussite.

 

Vous partagez en ligne idées et ressources pour les mettre en œuvre dans la classe : pourquoi vous semble-t-il important de mener, en complément de votre travail d’enseignante, ce travail de publication ?

 

Je crois déjà que le partage et l'échange font partie intégrante de notre profession. Les enseignants échangent constamment entre eux que ce soit en salle des profs, en formation, parfois sur les forums ou les réseaux. Par passion ou nécessité sans doute, et parce nos pratiques se construisent sur le terrain et s'enrichissent des expériences des uns, des trouvailles des autres. Cette mutualisation est peut-être aussi une façon de rompre l'isolement du professeur, qui une fois la porte de sa classe refermée, se retrouve seul face à ses élèves.

 

À travers ce travail de publication, j'ai à cœur d'ouvrir une porte sur le collège et de promouvoir un enseignement des lettres basé sur le plaisir d'apprendre et de faire apprendre. J’ai aussi grâce à lui pu aller à la rencontre de collègues tout aussi créatifs, découvrir leurs pratiques, leurs idées, c’est stimulant, très enrichissant ! Ces échanges questionnent aussi nos façons de faire, nos représentations, et c’est important, car enseigner c’est aussi apprendre, corriger, ajuster.

 

Partager des idées et des ressources qui ont fait leurs preuves et su emporter l'adhésion, c'est aussi pour moi montrer qu'on peut, côté élève : vivre le cours de français avec plaisir et côté prof : s'épanouir et s’amuser dans son métier. J'ai des retours très positifs de collègues et parfois, certains me disent avoir retrouvé ce plaisir d'enseigner, su dynamiser leur pratique, j'en suis très touchée. Je suis convaincue que le plaisir d'apprendre de nos élèves, en passe par notre plaisir d'enseigner. Ne nous oublions pas ! Nous savons les difficultés de la profession, les tempêtes et les batailles, ouvrir cette porte c’est aussi, témoigner à ma façon de notre travail et de notre souci de voir réussir tous nos élèves

 

Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut

 

Le site « La Bande à Baudelaire »

 

 

 

 

Par fjarraud , le lundi 10 octobre 2022.

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