Entretien avec Daniel Moatti : "Aux trente heures hebdomadaires passées devant les enseignants, il faut opposer les 60 heures par semaine devant les écrans" 

Par François Jarraud


Vous analysez les propos sur les TIC et l'éducation depuis 30 années, quelles sont les principales constantes de ces discours ?


Il apparaît très clairement deux discours officiels distincts avec une rupture conceptuelle introduite en 1989 et confirmée en 1997. Le premier discours reste résolument pragmatique et utilitariste, le second est bien de l’ordre du mythe et de l’imaginaire.


Dès 1971, des enseignants passionnés se lancent dans l’aventure informatique et créent l’association Enseignement Public et Informatique (EPI)- Association qui existe toujours et qui a donné naissance par "mitose" au Café pédagogique [Ce point de vue n'engage que D Moatti. NDLR]. Leur travail exploratoire ne sera officiellement reconnu que 12 ans plus tard par Alain Savary, ministre de l’Education nationale de 1981 à 1984, lors d’un discours d’introduction le 21 novembre 1983 au colloque « Informatique et enseignement » organisé par l’EPI. Les axes définis par Alain Savary montrent un volontarisme d’Etat qui est ensuite confirmé et renforcé par Laurent Fabius, Premier ministre, et Jean-Pierre Chevènement, ministre de l’Education nationale, lors du lancement en janvier 1985 du « Plan Informatique pour Tous ». Les principales attentes des gouvernants français de 1983 à 1989 vis-à-vis de l’informatique scolaire sont les suivantes :

-           Le développement culturel des élèves via l’informatique ;

-           La préparation à l’entrée dans la vie active ;

-           L’adaptation de l’enseignement aux besoins économiques et aux évolutions technologiques du pays ;

-           La démocratisation de l’école grâce à l’accès à l’informatique.


La rupture dans les discours officiels et les attentes intervient en 1989 avec la loi d’orientation sur l’éducation du 10 juillet dont le rapport annexé annonce des bouleversements pédagogiques et la lutte contre l’échec scolaire par l’usage intensif de l’informatique.  Cette vision se renforce en 1997 avec le discours du Premier ministre, Lionel Jospin, à Hourtin et les articles de Claude Allègre, alors ministre de l’Education nationale. Je cite car les mots employés par Claude Allègre en 1998 et Christian Pierret, ne sont plus ceux de la technique et de l’administration mais ceux de l’attente messianique « L’ordinateur à travers l’écran cristallin de son espace numérisé, où affleurent et s’évanouissent des signes… l’intervention de notre volonté et de notre main est en train de modifier considérablement notre rapport à l’écriture, et donc de révolutionner en profondeur notre manière de travailler et même d’enseigner»  « Que les nouvelles technologies vont révolutionner l’enseignement, […] L’ordinateur libérera les esprits concrets. Il obligera ceux qui se contentent d’à-peu-près à poser des questions précises sans fautes d’orthographe s’ils veulent obtenir des réponses claires.» Le rapport entre technologie, imaginaire et religieux est renforcé par l’entretien accordé au Monde en juin 2000 par le Secrétaire d’Etat à l’industrie, Christian Pierret, « Au fond, le Net est la chair et le sang de la République d'aujourd'hui » ou mieux encore par cette phrase du rédacteur en chef de la revue  de « ingénierie éducative », « L’école et le virtuel ont l’imaginaire, le monde de l’imaginaire en commun. ».


En quoi consiste la révolution informatique dans l’enseignement ? Justement, les choses ne sont pas simples, mais un écrivain, Michel Alberganti, pense que l’enseignant humain s’effacera devant l’enseignant artificiel, d’autres comme Papert Seymour et Marc Prensky croient en la supériorité de l’enfant né à l’ère numérique sur les adultes relégués aux rôles d’immigrants technologiques. Donc, l’humanité serait libérée du fardeau de la transmission intergénérationnelle des savoirs puisque l’enfant accède au savoir grâce à l’usage inné des machines communicantes. Nous sommes plus dans la science-fiction d’Isaac Asimov et de David Bischoff que dans une réflexion réelle sur les rapports entre l’enfant, l’adulte et l’ordinateur connecté.



Quelle place, quelle responsabilité donnez-vous aux associations d'enseignants et aux structures qui accompagnent le développement des TIC en éducation ?


Une association telle l’EPI, citée plus haut, a eu un rôle primordial en alertant les responsables politiques et l’opinion publique sur les carences de l’Etat en matière d’équipement et d’enseignement de l’informatique dans notre système éducatif. Aujourd’hui, entre le Café pédagogique et l’EPI, la communauté enseignante est très largement touchée et informée. Les colloques se succèdent et les nombreux rapports officiels prennent tous en compte les technologies de l’information et de la communication dans l’enseignement grâce à l’action continue de vos deux associations. De 1995 à 2001, j’ai moi-même participé à la rédaction d’articles qui ont été publiés par la revue de l’EPI.


Est-ce à dire que leur rôle est terminé et qu’elles peuvent fermer leurs portes ? Je ne le pense sincèrement pas. Aujourd’hui il faut revoir la place de la technologie dans l’enseignement et lui rendre sa dimension pragmatique pour éviter de tomber dans le conceptuel qui mène droit à l’échec. Il suffit de lire les derniers rapports du Haut conseil de l’éducation et des enquêtes internationales Pisa pour comprendre que l’ordinateur connecté n’est pas suffisant pour former l’esprit d’une jeune classe d’âge. La présence des adultes guidant l’enfant et l’adolescent demeure plus que jamais nécessaire


Alors l’avenir des associations enseignantes se place sur ce plan. Comment enseigner l’informatique en France ? Quelles structures doivent-elles être mises en place, car à mes yeux la salle informatisée, le cahier d’appel numérique et le cahier de texte électronique sont des gadgets qui servent de hochets aux médias et à rassurer les parents d’élèves. Il faut que les associations poussent plus loin leurs réflexions pour donner du sens à des outils numériques plaqués sur des programmes abscons. Il faut faire le lien entre les livres et les ordinateurs alors qu’ils sont artificiellement opposés. J’y reviendrais plus tard. La question suivante permet d’ouvrir un espace de discussion dont les associations devraient s’emparer.



Au cours de ces années, quelles sont selon vous les principales mutations qui se sont produites, et de quelle manière ont-elles été prises en compte ?


Les mutations sont de deux ordres ayant toutes des répercussions profondes sur notre société et sur l’éducation. Avant la mutation technologique, je souhaite parler des mutations économiques, sociologiques et ethniques qui touchent l’école. La société développe une instabilité économique qui ébranle les familles et par conséquent le système scolaire qui doit faire face à des élèves de plus en plus marqués par les soucis parentaux et par la prégnance des images violentes sur les écrans. Comment apprendre dans de telles conditions ? Qu’est-il prévu pour recevoir et intégrer les enfants de l’immigration ? Que fait-on pour des adolescents issus de familles où la parole a plus de place que l’écrit ? Quelle analyse est-elle faite de l’importance des médias du pays d’origine et des retours réguliers au pays des parents sur les enfants scolarisés en France  (1) ? Les enseignants, qui officient dans les quartiers sensibles, reçoivent-ils une formation religieuse pragmatique et ethnologique adaptée ? Face à ces questions sans véritables réponses, la technologie ne me semble pas prioritaire !


La seconde mutation est d’ordre technique puisque cette dernière par le biais des technologies de l’information et de la communication pénètre dans tous les espaces de notre société. Cette évolution touche en premier les écoliers, les collégiens et les lycéens. Aux trente heures hebdomadaires passées devant les enseignants –approximativement selon le cycle, il faut opposer les 60 heures par semaine devant les écrans télévisés, numériques, de console de jeux et des téléphones portables. Nous le voyons biens les médias ont bien plus d’importance dans la vie des enfants et des adolescents que l’école. Cette dimension n’est pas réellement prise en compte et les responsables politiques laissent opérer les grands groupes financiers et médiatiques comme ils l’entendent auprès de nos enfants. Le système scolaire est lui-même victime de sa propre fascination médiatique et les parents sont pour beaucoup aux abonnés absents puisque la répétition à satiété que la télévision et les ordinateurs diffusent la culture gratuitement agit comme un puissant anesthésiant. Ce qui explique pourquoi les 2/3 des enfants ont une télévision dans leur chambre et pour 50% d’entre eux un ordinateur connecté. Là aussi, les responsables politiques et pédagogiques du ministère de l’Education nationale n’abordent pas ces problèmes cruciaux.



Vous évoquez le développement d'un groupe "critique" à propos du développement des TIC en éducation, pouvez-vous nous dire les lignes de force de ses critiques ?


La recherche a permis à l’émergence d’une vision critique de l’évolution technologique et médiatique des sociétés occidentales. Le premier de ces analystes a été Jacques Ellul qui a écrit en 1954 « La technique ou l’enjeu du siècle ». Il faudrait aussi citer Jürgen Habermas – La technique et la science comme « idéologie »- puis Lucien Sfez, Philippe Breton et tant d’autres. Plus proche de nos préoccupations le livre de Jean-Pierre Le Goff – « La barbarie douce, la modernisation aveugle des entreprises et de l’école » a joué pour moi le rôle d’un catalyseur. Comment se faisait-il que la technologie prenait une place si grande et j’ajoute si disproportionnée dans les discours des hommes politiques sur l’école ? Dans ma thèse soutenue en 1995, j’avais démontré que l’informatisation de l’administration française n’avait eu qu’un impact amoindri sur les relations entre l’administration et les citoyens. Les rapports de pouvoir n’avaient pas disparu, au contraire les filtres en étaient renforcés. En était-il de même au sein du système scolaire ?


La parution du livre de Pascal Lardellier « Le pouce et la souris, enquête sur la culture des ados », en 2006, au moment où l’un de mes articles sortait « La fascination médiatique de l’école » et l’édition de mon ouvrage « Outils de communication et propriété intellectuelle » en 2007 nous a rapproché. Nos préoccupations communes quant au silence des institutions face aux dérives des usages de l’Internet par les jeunes et à la glorification de l’Internet culturel ont entraîné une coopération universitaire, puisque j’ai préparé et soutenu une Habilitation à diriger les recherches avec Pascal Lardellier. C’est ce travail scientifique dont est issu l’ouvrage « Le numérique éducatif (1977/2009), 30 ans d’un imaginaire pédagogique officiel ». Nous venons d’être rejoints par Gilles Brachotte, enseignant à l’Iut de Bourgogne qui a brillamment réussi une thèse intitulée « Internet et Windows Live Messenger chez les adolescents. Usages et liens sociaux : entre permanences et évolutions ? ». Cet auteur  remarque à son tour l’importance du discours des hommes politiques de sa région, la Bourgogne, quant aux dispositifs technologiques et leur prudence, voire leur réticence, dans les utilisations politiques. Son travail né de l’observation des usages technologiques de ses jeunes étudiants durant trois ans pointe justement ces silences, ces omissions, mais aussi cette emphase des politiques face à un phénomène qui les gêne. Gilles Brachotte signale à son tour la distorsion entre les usages déviants du Net par les adolescents et les attentes d’un emploi culturel par l’institution universitaire. Nous travaillons aussi avec le Professeur SungDo Kim, de l’Université de Koryo à Séoul, enseignant à Harvard qui estime que les problèmes évoqués concernent aussi la Corée du Sud, le pays le plus « branché TIC » au monde. Notre légitime inquiétude prend une dimension internationale relayée jusque dans les universités du Bahreïn et du Qatar où notre problématique sera développée lors de colloques internationaux. 


Notre critique commune porte sur le non-dit, les réticences des institutions scolaires et universitaires à prendre en compte les usages massivement a-culturels des outils numériques par les jeunes. Nous essayons d’analyser le pourquoi de cette oblitération du réel et la timidité des réponses comme le B2I ou le C2I.



Face à l'engouement individuel et généralisé pour les technologies de l'information et de la communication, quelle devrait être, selon vous, les principaux axes de travail d'une politique éducative à venir ?


L’engouement a bien été suscité, il suffit de se reporter aux campagnes médiatiques quotidiennement développées de 1997 à 2002 où durant cinq ans il y a eu une entreprise de culpabilisation des parents qui n’avaient pas mis à la disposition de leurs enfants un ordinateur avec un lecteur de cédéroms et une connexion à Internet. Les journalistes des J.T., les émissions comme « Vu sur Internet » ont diffusé l’idée de la nécessité d’avoir Internet à domicile pour que les enfants soient performants à l’école. Durant la même période les fournisseurs d’accès à Internet axaient leurs campagnes publicitaires vers les jeunes en faisant miroiter le partage des extraits musicaux et des films préférés, l’échanges des photographies et de messages à l’insu des parents.

Comment s’étonner qu’aujourd’hui pour traquer les comportements déviants vis-à-vis de la propriété intellectuelle et de la cyberpédophilie les gouvernements en arrivent à adopter des lois si répressives (Dadvsi, Hadopi, Lopsi I, Loppsi II).


Comme je le signale plus haut, le B2I et le C2I sont pédagogiquement inadaptés tout en arrivant trop tard. Les habitudes sont prises. Sans réflexion préalable, des formules 1 ont été mises dans les mains des enfants. Que faire maintenant ?


Je vois deux pistes qui se recoupent nécessairement : celle des parents et celle de l’école. D’après plusieurs enquêtes, dès l’âge de huit ans, les enfants sont laissés libres devant Internet. Nous savons bien que les logiciels parentaux sont des passoires et que les recettes pour les contourner circulent sous le manteau. Alors, il faut que l’ordinateur ou les ordinateurs familiaux soient rassemblés dans un lieu passant où les parents peuvent voir, vérifier et poser des questions sur la navigation. L’on voit bien qu’entre la proposition de censure de Blandine Kriegel et celle d’une surveillance bienveillante d’un adulte faite par Claire Brisset, il n’y a pour l’instant aucune possibilité d’installer l’une ou l’autre tant que les ordinateurs et les télévisions demeurent dans les chambres des enfants.


Le deuxième axe touche le système scolaire. Je suis partisan d’un enseignement spécifique de l’informatique dès l’école primaire avec des enseignants spécialisés ou des professeurs des écoles ayant reçu une bonne formation pratique. Ils apprendraient aux écoliers comment respecter autrui, respecter les droits d’auteur, éviter de laisser ses propres données sur des sites ou des messageries Internet. (Une heure par semaine par exemple). Au collège cet enseignement doit perdurer. Ce n’est pas celui du professeur de technologie, ni celui du professeur-documentaliste, mais bien un enseignement nouveau avec un programme spécifique. Cette proposition offre deux avantages :

-           Une libération des professeurs-documentalistes et des professeurs de technologie qui pourront donner tout leur temps disponible à leurs activités pédagogiques y compris les domaines numériques de leur compétence.

-           - Une cohérence de la part d’enseignants formés à cette matière spécifique et ayant reçu une bonne formation sur le droit de l’informatique car l’une ne va pas sans l’autre.



Vous évoquez  Jacques Ellul dans votre ouvrage, par contre vous n'évoquez pas Gilbert Simondon ou encore Bruno Latour. Quels sont les éléments de la pensée philosophique de Jacques Ellul qui vous paraissent essentiels pour notre compréhension actuelle du développement des TIC ?


En France nous avons de nombreux philosophes, sociologues, communicants issus des sciences dures ou des sciences molles ayant pensé les rapports de l’homme et de la machine, de l’humanité et de la « techni-cité ». Gilbert Simodon parle d’une société métastable et du lien entre l’homme et la technique, il pense notre société en terme de dynamique. Sa disparition en 1989 ne lui a pas permis de connaître l’après communisme. Comment qualifier notre société nouvelle qui se construit sur des valeurs financières où l’économiquement rentable prend le pas non seulement sur le politique mais sur l’humain ? Gilbert Simodon évoque de la disparition des relations verticales, mais jamais les individus n’ont été autant évalués dans le cadre de leur travail, dans l’espace de la vie privée lors des achats et de réponses fournies à des enquêtes. Cette verticalité de la communication du haut vers le bas utilise bien la technologie à son profit pour imposer ses normes. C’est pour cela que je préfère la pensée de Jacques Ellul qui a été un prophète méconnu en France. Le rapport à la mort, qui décrit si bien les hommes des sociétés occidentales se réfugiant dans la technique pour oublier l’échéance finale, mérite une attention particulière. Aujourd’hui, 55 ans plus tard, nos enfants ne connaissent plus la mort qu’à travers les écrans télévisés et numériques. Les parents évitent soigneusement les contacts de l’enfant ou de l’adolescent avec l’oncle ou le grand-père mort. Bien souvent, ils sont exclus de la veillée et de l’enterrement or un jeune de 18 ans a visionné 40.000 meurtres virtuels. Jacques Ellul a exposé la solitude de chacun d’entre nous devant l’écran. Certes, lors de l’écriture de « La technique ou l’enjeu du siècle », l’interactivité technologique se contentait du seul réseau téléphonique. Toutefois, le nouveau jeu des adolescents durant les soirées de week-end, se soûler le plus rapidement possible de façon solitaire devant la caméra de son ordinateur en regardant ses copains en d’autres lieux en faire autant correspond bien à un mal être et l’on constate que la technologie ne vient pas au secours des consciences et des âmes meurtries par une société dure et par la solitude.


Vous avez été longtemps professeur documentaliste, vous intervenez encore auprès de cette communauté, quel est, pour vous l'avenir de ce corps professionnel dans le monde scolaire ?


Effectivement, ma carrière de professeur-documentaliste a été longue et très riche. Longue chronologiquement, de 1981 à 2007, en ayant connu les deux statuts celui d’adjoint d’enseignement documentaliste-bibliothécaire et celui de professeur certifié de documentation. Certes, dans la première mouture, l’absence du Capes nous mettait en position d’infériorité vis-à-vis des autres enseignants, mais nous avons bénéficié d’une immense liberté pédagogique. Le Capes de documentation nous a apporté la parité avec nos collègues des disciplines, mais le prix d’un formatage de la pensée est loin d’être compensé par les avantages financiers et une reconnaissance par la communauté éducative et le ministère tardant à venir. Ce sentiment d’un enfermement de la profession dans une vision essentiellement techniciste d’un métier qui devrait être fondamentalement pédagogique me hante et a été à l’origine de l’écriture. L’indignation ne suffit pas pour écrire. Pour déconstruire une représentation trop influencée par les approches technologiques, il fallait aussi proposer d’autres voies, comme la création d’une classification alphabétique mise à la disposition des collèges et des écoles sur le Net (http://communication.moatti.pagesperso-orange.fr/Classification.htm) ainsi que la mise en place d’outils pédagogiques liés à l’histoire de l’écriture et de ses supports ou aux usages des dictionnaires et encyclopédies imprimés (http://www.intercdi-cedis.org/spip/intercdiarticle.php3?id_article=148) tout en préservant cette magnifique capacité d’émerveillement des élèves de sixième.


Je distingue trois risques majeurs pour l’avenir des professeurs-documentalistes :

-           Une normalisation de plus en plus grande de l’exercice pédagogique ;

-           Un accroissement exponentiel des tâches qui obligent à faire des choix drastiques en abandonnant le nécessaire pour l’essentiel ou à saupoudrer sans jamais pouvoir aller au bout des actions menées ;

-           A force de transformer le Cdi en salle d’informatique connectée, le documentaliste s’efface peu à peu devant l’outil technique et disparaît au profit d’un simple animateur.



Plus largement, dans une société envahie par Internet, quel est l'avenir du livre, de la bibliothèque, des centres de documentation ?


Certes je pourrai facilement me réfugier derrière le beau livre de Jean-Claude Carrière et d’Umberto Ecco «  N’espérez pas vous débarrasser des livres ». Mais l’avenir du livre imprimé risque d’être prolongé si l’on analyse les dernières études en sciences cognitives. Nous devons séparer l’avenir des bibliothèques et celui des centres de documentation scolaires.


Une de mes étudiantes en master 2 de recherche, enseignante-documentaliste, a participé à l’élaboration d’un programme de numérisation de la littérature jeunesse tombée dans le domaine public à la bibliothèque Romain Gary de Nice. C’est bien la preuve que la numérisation des livres permets aux chercheurs et aux professionnels de l’information de rechercher et de trouver très rapidement des documents grâce à des mots clefs déposés sur un moteur de recherche. Le seul inconvénient, et il est de taille, c’est la pérennité des formats choisis. Lire aujourd’hui des documents écrits sur des disquettes « floppy » ou « 3.5 » sur lesquelles j’ai rédigé ma thèse et regarder certains cédéroms comme « Les grands moments du XXe siècle commentés par Sylvain Augier » publié en 1998 s’avère carrément impossible. La technique avance si vite que l’informatisation terminée sur un format et un support donnés devra nécessairement être rapidement reconvertie aux nouveaux standards pour ne pas être définitivement perdue. Ce risque ne peut pas être négligé. Une comparaison s’impose, le livre imprimé peut être conservé dans de bonnes conditions durant près de cinq siècles. Néanmoins l’économie et le manque de place participent inéluctablement au développement du livre numérique en bibliothèque.


Toutefois, pour un usage personnel ou pédagogique, nous arrivons vite à voir les limites d’une documentation informatisée. D’après le neurologue Antonio Damasio, pour apprendre, les cinq sens sont nécessaires et les travaux d’Edouard Gentaz le confirment. Les I pad se vendent moins bien que prévu, deux phénomènes concourent à cet accès inattendu de faiblesse :

-           D’une part sa fragilité, mouiller un livre ou le faire tomber n’a pas de grandes conséquences hormis une page froissée ou cornée, pour un I pad, c’est le risque avéré de panne ou de casse ;

-           D’autre part les enquêtes menées par Jakob Nielsen et la société Miratech en France pour cette dernière prouvent qu’entre la tablette numérique et le livre imprimé la mémorisation s’effectue plus efficacement sur le papier.


C’est pourquoi, je préconise de garder et de développer dans les Bibliothèques Centres Documentaires des écoles et les Centres de documentation des collèges, d’importantes collections de dictionnaires, d’encyclopédies et de livres documentaires imprimés intégrant de belles iconographies. Les enfants et les adolescents qui maîtrisent l’utilisation des dictionnaires papier et les arborescences des encyclopédies imprimées domineront plus facilement les usages de l’Internet. La curiosité mène au rêve et il est plus difficile de rêver devant un écran et un clavier, même tactile qu’avec un livre entre les mains qui peut vous suivre n’importe où y compris dans les toilettes ou au bord de la mer sans crainte des gouttes salées et de la panne de batterie.


Ce travail sur les dictionnaires, les encyclopédies et les livres documentaires permet une structuration de la pensée et des modes d’acquisition du savoir que l’écran numérique n’autorise pas. Les dossiers se ressemblent sur l’écran, la discrimination visuelle reste d’autant plus malaisée que les autres sens comme le toucher n’interviennent pas. Les couvertures des livres par leurs tailles, couleurs, textures et épaisseurs différentes ainsi que par la qualité du papier imprimé –glacé, mat, satiné- assurent à la vue et au toucher une reconnaissance rapide et fort utile lors d’usages répétés. C’est bien ce que le très récent projet de circulaire, faisant référence aux usuels, souligne pour la première fois. J’avoue que cette évolution, qui est un constat de la part des autorités pédagogiques, me satisfait car elle tient compte des avis et des propositions de cette école critique de la communication dont nous parlions ci-dessus. Je dois dire qu’un dialogue particulier s’est noué depuis 2003 avec Jean-Louis Durpaire, Inspecteur général de l’Education Nationale, président du jury du Capes. Du désaccord brutal, des débuts où moi-même en tant que professeur-documentaliste m’opposait vigoureusement au rôle privilégié donné aux technologies de l’information et de la communication au CDI par l’Inspecteur général, à une conjugaison actuellement plus harmonieuse des approches respectives de l’Igen et de l’universitaire que je suis devenu, il aura fallu huit ans d’échanges parfois très intenses.


Daniel Moatti, Le numérique éducatif (1977-2009) - 30 ans d'un imaginaire pédagogique officiel, P.U. Dijon, 2011.


Notes :

(1)  Deux de mes doctorants se lancent sur cette piste de recherche.




Sur le site du Café

Par fjarraud , le mercredi 16 février 2011.

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