Roland Charnay : Mission maths… ou Mission Singapour ? 

La question se pose en effet depuis la parution ce 12 février du rapport de la Mission maths. Dimanche soir, le journal télévisé de France 2 consacre son sujet à la méthode de Singapour en l’illustrant par une activité qui est issue d’une autre méthode... Lundi soir, France 2 récidive avec un sujet sur des classes de Singapour dont d’ailleurs on n’est pas certain que l’effectif dépasse 10 élèves et des activités d’une grande banalité. Avant d’entrer dans le détail des propositions de la commission, on ne peut pas ne pas s’interroger à ce sujet tant la confusion s’installe.

 

Méthode de Singapour et « méthode dite de Singapour »

 

Le rapport évoque à plusieurs reprises l’exemple de Singapour, la méthode de Singapour est alors entendue comme politique éducative mise en œuvre sur plusieurs années à Singapour, plus particulièrement pour les mathématiques. Mais à d’autres moments, et notamment dans les déclarations publiques de ses auteurs, c’est la soi-disant « méthode de Singapour » qui est évoquée, en référence à un manuel scolaire qui prétend être adapté de ce qui se fait à Singapour (1) . La commission comprend d’ailleurs trois auteurs de manuel, deux pour cette « méthode de Singapour » et un troisième du SLECC de même orientation ! Tout semblait donc joué d’avance ! Et pour faire bonne mesure, le directeur de la Librairie des écoles… qui édite la « méthode de Singapour » a été le seul auteur ou éditeur invité à la table croisée 12 (2)  sur les rôles et usages à donner au livre et aux ressources. Quant à la table croisée 11 consacrée à « Singapour et les autres méthodes », elle ne comptait pas moins de deux auteurs de la dite méthode, la confrontation se limitant sans doute à comparer cette méthode à elle-même puisqu’aucun autre responsable de méthode n’est mentionné comme tel dans cette table ronde. On peut faire mieux en matière de confrontation argumentée !

 

Comme cela a déjà été souligné dans d’autres articles, la plupart des spécialistes français de la didactique des maths ont été soigneusement écartés des travaux de cette commission (ou marginalisés) (3) . A titre d’exemple, l’auteur de ces lignes, qui a consacré sa vie professionnelle à l’enseignement primaire, a été convié à une table croisée portant sur… le collège-lycée !

 

Dès le départ, avant même de débattre, cette commission a donc privilégié cette maintenant fameuse « méthode dite de Singapour », marquant ainsi une étape supplémentaire dans une campagne promotionnelle bien orchestrée qui a débuté à l’automne, reprise par tous les médias, avec un numéro spécial du Point. Au moment où sort le rapport de la mission Maths, des responsables de circonscriptions constate d’ailleurs que ce numéro spécial du Point est massivement distribué dans leurs écoles…

 

A titre d’illustration de ce traitement plus que privilégié (on pourrait parler d’exclusivité), la journée organisée le 14 mars prochain par l’Académie de Lyon sur l’enseignement des mathématiques au XXIe siècle fait une large place à Singapour et aux auteurs de la méthode du même nom !

 

En dehors de cela, qui ne peut être passé sous silence, que peut-on retenir des travaux de cette mission pour ce qui concerne l’école primaire qui est pointée, à juste raison, comme une priorité ?

 

Des propositions intéressantes

 

Sur de nombreux points, un accord existe très largement dans la communauté éducative, même s'il reste beaucoup à faire en matière de formation et d'équipements comme le mentionne d’ailleurs le rapport.

Il en va ainsi de la place du calcul mental sous toutes ses formes, de la nécessité de mettre en place des automatismes et de favoriser la mémorisation, des liens à établir entre les mathématiques et les autres disciplines et notamment avec  la langue française, du regard formatif à porter sur l'erreur, du climat de confiance qu'il faut instaurer et du plaisir ou du désir comme moteurs de l'apprentissage. Plusieurs méthodes déjà développées en France se reconnaitront dans ces principes. Mais d'autres développements du rapport suscitent interrogations et parfois inquiétudes.

 

A propos des résultats des enquêtes internationales

 

Dans ses premières pages, le rapport cite les enquêtes PISA et TIMSS qui, il est vrai, apportent des informations très utiles. La première référence à ces enquêtes souligne « des résultats catastrophiques ». L’appréciation est justifiée pour l’enquête TIMMS, elle l’est moins pour l’enquête PISA qui place la France dans la moyenne des pays participants. Il est dommage qu’elle ne s’accompagne pas d’une analyse plus approfondie de ces résultats, analyse pourtant disponible après le travail considérable effectué par le CNESCO. On y lit ainsi que, pour l’enquête TIMSS, 23 % des questions posées étaient en France hors programme, que l’impact de l’environnement social et culturel y est plus fort que dans beaucoup d’autres pays, que l’écart entre élèves performants et élèves fragiles y est plus élevé, que nos élèves souffrent moins, en moyenne, d’un manque de connaissances que de la capacité à les mobiliser dans des situations inédites pour eux, qu’ils sont beaucoup plus angoissés que d’autres à l’idée de résoudre un problème ou d’être évalués…

 

La Finlande et l’Allemagne sont mentionnées comme pays qui réussissent mieux que nous, mais un peu comme pour s’excuser de ne s’intéresser qu’à l’exemple singapourien qui, ensuite, retient toute l’attention. Pourquoi pas… Mais il faut alors prendre en compte tous les paramètres : un pays 12 fois moins peuplé que la France, un PIB supérieur de 40 % au nôtre, un taux de chômage de 2 %, une politique volontariste et continue en faveur de l’école bien loin du yo-yo que nous pratiquons au gré des alternances politiques, un investissement massif pour la formation des enseignants qui bénéficient là-bas de salaires attractifs, une forte compétition entre élèves accompagnée de stress, des cours particuliers (dès le primaire, 80 % des élèves suivent au moins 3 h de cours particuliers par semaine)… Une rigueur scientifique minimale devrait nous prévenir contre le fait de ne retenir que quelques uns de ces facteurs pour expliquer la réussite singapourienne !

 

A juste raison, le rapport souligne que les pays qui font réussir leurs élèves investissent pour l’école et particulièrement pour la formation des enseignants. Espérons que cette recommandation sera suivie d’effets et d’actions financées en proportion de l’enjeu d’une meilleure réussite de nos élèves.

 

Les 4 opérations dès le CP

 

Sur ce point, la formulation de la mesure n° 11 n’est pas très explicite, comme si un consensus avait été difficilement établi : Cultiver le sens des quatre opérations dès le CP. S’il faut comprendre que l’enjeu est que les élèves de CP soient capables de considérer que 6 objets peuvent être répartis en 3 groupes de 2 objets ou en 2 groupes de 3 ou partagés équitablement entre 2 ou 3 personnes, alors effectivement il y a bien consensus. Mais les débats de la décennie écoulée nous appellent à la vigilance, car le risque d’une dérive formaliste qui mettrait les élèves les plus fragiles en difficulté demeure. On a d’ailleurs un doute lorsqu’on lit plus loin dans le rapport (p. 19) qu’il faut introduire les quatre opérations dès le cours préparatoire, leur sens étant exploré dès la maternelle. Quel est alors le travail spécifique du CP par rapport à la maternelle ?

 

Les méthodes d’enseignement

 

La mesure 5 du rapport préconise des étapes d’apprentissage formulées ainsi : Dès le plus jeune âge mettre en oeuvre un apprentissage des mathématiques fondé sur

- la manipulation et l’expérimentation ;

- la verbalisation ;

- l’abstraction.

Plus loin (p. 19), la recommandation est différente puisque, parmi les dispositions simples et efficaces dont il faut s’inspirer, sont mentionnées des étapes d’apprentissage bien identifiées, reprenant mot pour mot ce qu’annonce la « méthode dite de Singapour » : l’étape concrète, l’étape imagée et l’étape abstraite. La verbalisation n’a plus le statut d’étape, tout en étant mentionnée ensuite comme centrale.

 

Cette caractérisation d’une méthode d’enseignement qui s’imposerait à tous et toujours (quel que soit le niveau d’enseignement) appelle plusieurs observations.

 

La première observation est de l’ordre du consensus, à une différence de langage près qui sera évoquée au paragraphe suivant. Notamment à l’école primaire, il est important que les concepts mathématiques puissent s’incarner dans des objets, des figurations, des expériences et même y trouver leur source. Il est également reconnu par la plupart des didacticiens que leur expression ne se limite pas à des expressions symboliques, mais que celles-ci doivent être précédées et accompagnées d’expressions verbales diversifiées. Les apports des sciences cognitives renforcent d’ailleurs ce triple ancrage des concepts : expérimental ou imagé, verbal, symbolique. La maîtrise d’un concept peut d’ailleurs, entre autres, être mesurée par la capacité de l’élève à circuler entre ces trois registres. Toutes les méthodes sérieuses actuellement en vigueur prennent d’ailleurs cela en considération. Il est regrettable que cela ne soit pas évoqué dans le rapport.

 

La seconde observation concerne la référence à l’abstraction. Elle paraît ici, dans les deux extraits cités du rapport, assimilée à la formalisation en langage symbolique. Tout se passe comme si on considérait que, pour le nombre trois par exemple, l’abstraction n’était présente que lorsqu’on l’écrit à l’aide du chiffre 3. Il y a là un risque de confusion pour les enseignants qui peut être à l’origine de difficultés pour les élèves. Dès qu’un jeune enfant exprime une quantité de bonbons en levant trois doigts et en disant « Je veux comme ça de bonbons », il est dans l’abstraction. Il s’affranchit de la nature des objets évoqués (bonbons de couleurs et de natures éventuellement différentes) et utilise un code à l’aide des doigts valide pour des quantités composées d’objets différents. Lorsqu’il mobilise le mot trois pour exprimer cette même quantité d’objets il franchit une étape supplémentaire non pas vers l’abstraction mais dans l’abstraction. Alors que les doigts levés avaient une correspondance analogique avec les bonbons, le mot trois n’évoque plus cette quantité que par une convention de langage. Du point de vue de l’abstraction, le mot trois est ainsi plus proche du chiffre 3 que des doigts levés.

 

La troisième observation porte sur la place de la manipulation et de l’expérimentation dans le processus d’abstraction ou de conceptualisation. Les étapes décrites plus haut, comme ce que l'on peut observer dans la "méthode dite de Singapour" suggèrent un processus naturel qui conduit de l'observation, à la verbalisation puis à la symbolisation. On pense ainsi, qu’au CP, il suffit de présenter à l'élève une image avec 4 oiseaux sur un fil et 2 oiseaux en dehors du fil, de raconter que les 2 oiseaux rejoignent les 4 déjà présents sur le fil, de faire dire qu'il y a alors 6 oiseaux, de verbaliser cela sous la forme "4 et 2 font 6" avant de le traduire sous la forme 4 + 2 = 6. Dans ce contexte, la réponse à la question "Combien d'oiseaux seront sur le fil ?" résulte d'un dénombrement direct des oiseaux que l'addition ne fait que coder. Il en irait autrement si la question de la totalisation était problématisée. Prenons une boite vide, devant les élèves plaçons-y 4 jetons bleus puis 2 jetons rouges avant de refermer la boite. Demandons combien de jetons il y a maintenant dans la boite. Ne pouvant les dénombrer directement, les élèves sont dans l'obligation de fabriquer la réponse, donc de réfléchir. Ils peuvent représenter les objets (par un dessin, des jetons, avec leurs doigts), les évoquer verbalement ou par une écriture chiffrée et doivent élaborer une procédure. Les réponses proposées pourront ensuite être confrontées avec le contenu de la boite.

 

La démarche intelligente de l'élève a été provoquée par le questionnement qui lui était adressé, par un authentique problème à résoudre. Elle est généralisable et susceptible d’être réinvestie dans tout problème du même type. Une telle approche qui fait appel au questionnement et à l'anticipation n'est à aucun moment évoquée dans le rapport. Elle constitue pourtant un point d'ancrage essentiel pour la conceptualisation et pour l'abstraction, les concepts mathématiques prenant principalement leur intérêt et leur sens lorsqu'ils sont sollicités pour trouver "un moyen de savoir alors qu'on ne peut pas voir". Il y a là plus qu'une différence de méthode, mais une conception différente de l'activité mathématique. En effet, une véritable expérimentation suppose raisonnement et anticipation, émission d’hypothèses, élaboration de stratégies, ce qui est bien différent d’une manipulation imposée et pilotée par l’enseignant.

 

La quatrième observation concerne le point 6 qui évoque un rééquilibrage des séances d'enseignement pour redonner leur place  au cours structuré et à sa trace écrite ;  à la notion de preuve ;  aux apprentissages explicites.

 

Nous souscrivons totalement à la nécessité d'insister sur la notion de preuve, trop souvent absente des préoccupations. Dans nos ouvrages, nous avons eu maintes fois l'occasion de souligner que celle-ci pouvait être envisagée dès l'école primaire, que ce soit en revenant à l'expérience ou en recourant à une argumentation raisonnée.

 

Nous souscrivons également aux deux autres points auxquels il est demandé de redonner une place qui aurait donc, selon le rapport, été perdue : un cours structuré avec trace écrite et des apprentissages explicites. Ce qui interroge, c'est l'insistance qui est faite à ce sujet. Pour l'école primaire, les différentes méthodes en vigueur peuvent différer sur la progression, sur la manière d'aborder tel contenu, sur la place accordée au questionnement et à l’initiative de l’élève. Mais elles reposent toutes sur des apprentissages structurés, les traces écrites (collectives, individuelles, écrits de référence) y sont le plus souvent mentionnées et une place importante est faite à l'explicitation des tâches, des attendus et des savoirs à maîtriser. A notre connaissance, il n'existe pas, en mathématiques, de pédagogie qui pourrait être qualifiée d'implicite ou même qui en ferait un principe d'enseignement. Contrairement à ce qui semble affirmé en p. 19, il n'y a donc là aucune spécificité de la "méthode dite de Singapour".

 

Les méthodes et les programmes

 

Le rapport recommande (p. 21) de lancer une expérimentation à grande échelle pour procéder à une évaluation scientifique de méthodes explicites et de l’efficacité de leur mise en oeuvre. Rien d’anormal à ce que l'efficacité de différentes méthodes puisse faire l'objet d'évaluation, même si on connait la difficulté de ce genre d'études. Mais, au vu des préférences explicites manifestées dans le rapport, on peut légitimement s'interroger sur le choix des méthodes qui seront évaluées et des conditions dans lesquelles elles le seront. Chacune bénéficiera-t-elle du même temps de formation pour les enseignants concernés ? Les attendus de l'évaluation seront-ils connus à l'avance ? Comment seront garanties la neutralité et la scientificité des études menées ?

 

L'équité doit être à la base de ce type d'expérimentation, sans quoi les conclusions seront par avance disqualifiées. Il en va évidemment de même de la mesure suggérée p. 11 : Les manuels de mathématiques feront l’objet d’un positionnement sur une échelle, par un comité scientifique, en regard de chacun des critères d’une courte liste arrêtée par ce même comité. Là encore, la référence marquée dans le rapport et dans diverses prises de position publiques à la "méthode dite de Singapour" incite à une vigilance toute particulière.

 

Un autre point du rapport demande des éclaircissements. La mesure n° 13, propose de définir des paliers sur les bases des nombres et du calcul et de s’assurer de la maîtrise obligatoire de ces fondamentaux par tous, en mesurant trois fois par an, les acquis des élèves sur un nombre limité d’items simples et standardisés. Actuellement, les programmes concernent un cycle d'enseignement avec des repères de progressivité. Le ministre prévoit de les préciser en publiant des repères annuels. Le rapport, en annonçant, des évaluations standardisées trois fois par an laisse envisager des repères trimestriels. On se rapproche ainsi dangereusement de la progression unique imposée à tous, quel que soit la situation des élèves. Il restera peu de marge de manoeuvre à l'enseignant pour adapter son enseignement à la réalité de sa classe !

 

Le rapport insiste sur la formation des enseignants et donc sur les moyens pour eux de mieux exercer leur professionnalité, de faire des choix argumentés et de prendre des décisions appropriées. L'intention est louable car c'est l'un des leviers essentiels d'une amélioration des résultats des élèves. Mais sitôt cela affirmé, on voit le risque que leur professionnalité soit réduite par un choix déjà orienté des moyens d'enseignement, par une limitation des méthodes qu'ils peuvent utiliser et par un pilotage intensif par l'évaluation qui peut rapidement dériver vers un contrôle accru des enseignants au lieu de rester un outil au service de l'apprentissage des élèves.

 

Les mathématiques sont mises sous le projecteur et c'est heureux car elles ont souvent été absentes des préoccupations ministérielles, notamment dans les années 80-90. On pouvait espérer un débat ouvert. Ce n'est pas le cas. Souhaitons que l'avenir apporte un démenti à ce constat. 

 

Roland Charnay

Spécialiste de l’enseignement des mathématiques à l’école primaire

Directeur de la collection « Cap Maths »

Auteur de « Réussir en maths à l’école, c’est possible ! » (à paraître le 21 )

 

Notes :

1  Rémi Brissiaud a largement démontré, dans ces colonnes, les différences qui existent entre la méthode française dite « de Singapour » et la version originale.

2  Les tables croisées ont été organisées par la Mission sur invitations personnelles.

3  En dehors des tenants de la méthode de Singapour, on remarque que quelques autres experts ont été fréquemment sollicités dans les auditions ou les tables croisées, laissant finalement peu de place à la diversité des points de vue. En particulier, les études récentes qui montrent l'importance d'acquis solides relatifs à notre système de numération décimal et positionnel sont peu évoquées dans le rapport.

 

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Par fjarraud , le jeudi 15 février 2018.

Commentaires

  • delacour, le 15/02/2018 à 09:39
    Une "méthode" (je n'aime pas cette désignation) qui permet aux élèves d'entrer en math : celle proposée par un pédagogue belge oublié : Cuisenaire reprise par Gattegno. Et qui vaut bien (mieux que) Singapour. On peut en trouver une introduction (loin de toutes les possibilités offertes) ici :
    https://www.meirieu.com/ECHANGES/MathCuisenaire2.pdf  

    Et merci au collègue pour cet article éclairant.
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