Robin Delisle – Jean-Noël Robert, vous êtes conseiller pour les études classiques auprès de l’Union Latine. Pouvez-vous préciser ce qu’est exactement l’Union Latine ?
Jean-Noël Robert
L’Union Latine est une organisation intergouvernementale, fondée en 1954 par la Convention de Madrid, et qui n’a véritablement pris corps qu’en 1983. Sa vocation est d’oeuvrer à la promotion des langues et cultures néo-latines, et elle regroupe ainsi à travers le monde plus de trente-cinq Etats membres, avec de nombreux bureaux et des experts (principalement des continents européen, américain et africain) qui développent des projets multilatéraux.
J’ajoute, à titre personnel, que ce caractère d’organisation internationale me semble particulièrement favorable pour mener à bien dans une totale impartialité un projet européen comme celui dont je suis chargé relativement à l’enseignement des langues et des cultures anciennes en Europe.
RD – Quelles sont aujourd’hui, à votre avis, les perspectives d’enseignement du latin dans le monde ?
Jean-Noël Robert
Contentons-nous modestement de l’Europe, c’est-à-dire des pays dont la culture trouve sa source dans celle de l’Antiquité classique, même s’il est curieux de voir que certains pays lointains sont persuadés (mieux que nous ?) de l’utilité du latin pour étudier nos langues occidentales. Savez-vous, par exemple, qu’à l’université de Pékin, l’apprentissage du latin est obligatoire à partir de la troisième année pour les étudiants qui se spécialisent en français ou en italien ?
Pour revenir à notre « vieille » Europe, je ne peux que constater, comme chacun, la désaffection que connaît globalement l’enseignement des langues classiques, tant au lycée qu’à l’université. Je vois deux principales raisons à cela :
– d’une part l’évolution extraordinaire qu’a connue notre civilisation depuis moins d’un siècle, plus rapide qu’en deux mille ans ! Les enjeux de l’éducation nationale ont changé, les motivations des jeunes aussi, et nous n’avons peut-être pas su leur montrer que nos disciplines jugées « passéistes » constituaient en fait un élément de formation essentiel pour « envisager » l’avenir. Car ce ne sont pas les idéaux qui vont nous sauver, mais la façon dont on les envisage ; et la culture classique est un des moyens d’apprendre à les envisager.
– d’autre part la marginalisation dans laquelle le pouvoir politique, pendant trop longtemps, a voulu sciemment confiner nos études pour mieux les étouffer, persuadé qu’il était de leur connotation élitiste et bourgeoise. Ce qui, aujourd’hui, ne veut plus rien dire : ce sont souvent les élèves d’origine étrangère dans nos collèges qui choisissent l’option latin parce qu’il y sont à égalité avec les autres et y ont trouvé une aide efficace pour s’intégrer.
Donc, pour répondre à votre question, si nous voulons que l’enseignement de nos langues classiques ait un avenir, il faut modifier les points de vue des jeunes et de leurs parents, et persuader nos politiques des réalités suivantes :
– il faut être conscient de la différence d’approche entre il y a un siècle et aujourd’hui : avant, les langues classiques étaient surtout l’occasion d’un exercice mental ; de nos jours, la finalité a changé : il s’agit de donner accès aux civilisations anciennes comme une clé pour déchiffrer notre monde, accéder à notre culture, et donner un sens à notre avenir.
– Mais il faut savoir qu’on ne peut connaître réellement une culture sans passer par la langue ; de même qu’on ne peut étudier la langue sans que le but soit de pénétrer la culture.
– Enfin, il faut se donner les moyens de démarginaliser l’enseignement du latin et du grec, c’est-à-dire lui rendre la place qui lui revient dans l’étude et la compréhension de toutes les disciplines auxquelles il donne, pour partie, leur sens : l’histoire, la philosophie, le droit, la littérature, les langues, et même certaines disciplines scientifiques comme la médecine.
Qui aura le courage (suicidaire ?) de servir ces évidences et de combattre nos vieux (voire plus récents) démons ?
RD – Quel peut être, selon vous, l’action de l’Union Latine pour favoriser l’enseignement du latin en Europe ?
Jean-Noël Robert
Trois colloques récemment organisés par l’Union Latine sur ce sujet ont clairement fait apparaître l’isolement dans lequel se trouvent nos collègues, pour ne pas parler de leur dénuement dans certains pays, et de l’impuissance de tous à agir efficacement faute d’une connaissance de la situation dans les pays voisins et d’un soutien moral et matériel.
Notre projet consistait en la création d’une agence de coopération européenne pour l’enseignement des langues et de la culture classiques. Malheureusement, comme tel, il est irrecevable par la Commission de la Culture, à Bruxelles, parce qu’il n’épouse pas les programmes proposés par l’Union européenne. Il nous faut donc l’aborder à la fois différemment et plus modestement. C’est pourquoi nous allons tenter de réaliser ce qui constitue la base indispensable du projet : un site web qui s’organise autour de trois critères fondamentaux : informer, communiquer, échanger. Ces trois pôles devraient répondre aux besoins exprimés par nos collègues européens, faisant de ce site à la fois un réservoir de toutes les données essentielles, et le point de départ d’initiatives fédératrices.
Je précise que l’Union Latine n’agit pas seule, mais en s’associant avec des partenaires de divers pays européens, et en bonne entente avec les promoteurs d’autres projets similaires dans un esprit de collaboration et d’union.
RD – Des débats agitent actuellement le monde des langues anciennes : comment enseigner la langue latine, et faut-il l’enjamber pour donner des éléments de civilisation aux élèves ? Quel est votre avis sur ces questions ?
Jean-Noël Robert
Je veux seulement redire que l’objectif de l’enseignement aujourd’hui est de préparer les jeunes à la lisibilité de notre civilisation moderne. Les civilisations antiques sont un moyen d’y parvenir. Mais la manière de lire le monde dépend étroitement de la structure de la pensée, laquelle est liée à la structure de la langue et à son histoire. Voilà pourquoi les langues anciennes donnent du sens à notre monde. On ne peut séparer la langue de la culture.
La différence d’objectif de notre enseignement entre hier et aujourd’hui justifie que l’on n’attache plus la même importance aux connaissances grammaticales, et que l’on privilégie le contact avec les textes, porteurs de la réflexion que nous sollicitons. Mais l’enseignement de la langue ne doit jamais être sacrifié, non seulement parce que notre rôle n’est pas celui d’animateurs culturels, mais surtout parce que seule la langue permet de pénétrer intimement le sens d’un texte.
RD – A l’orée du XXIème siècle, comment vous représentez-vous un humanisme nouveau qui intégrerait la culture gréco-latine ?
Jean-Noël Robert
Tout d’abord, qu’on le veuille ou non, l’humanisme latin irrigue pour partie notre civilisation moderne, et seul peut le nier celui qui l’ignore, comme Monsieur Jourdain. Une réflexion sur l’humanisme de notre époque impliquerait donc une prise de conscience de sa vraie nature, de ses sources et de ce dont l’Antiquité peut encore l’enrichir. L’épanouissement de l’homme (en rapport avec le sens premier du mot humanisme) devra encore beaucoup aux enseignements d’Euripide ou de Sénèque, si tant est que nous voulions les solliciter. La science et la technologie ont accompli les avancées que l’on sait. A bien regarder le monde comme il va, je ne suis pas sûr que la sagesse antique ait fait les mêmes progrès dans l’esprit et le coeur des hommes. A nous d’agir, si l’on veut bien nous en accorder les moyens.