Au matin du 20 janvier 1942 dans une villa au bord du lac Wannsee tout près de Berlin, le général SS, Reinhard Heydrich, chef de la sûreté du Reich, convoque 15 ‘hauts dignitaires’ du régime à une réunion presque clandestine, sans tapage, une réunion dont la plupart ignorent le motif. En moins de deux heures collation comprise, le groupe composé de représentants de la Waffen SS, du Parti nazi, de fonctionnaires ministériels et d’émissaires des ‘provinces’ conquises, rassemblés autour d’une grande table en U, sont invités à s’accorder en vue de l’organisation, de la planification et de la mise en œuvre de la ‘Solution Finale’. Parmi les participants, Adolf Eichmann, chef des unités chargées des affaires juives, accompagné de sa secrétaire, la seule femme présente, Ingeburg Werlemann. L’objet de ‘La Conférence de Wannsee’- définir les modalités concrètes, les rouages administratifs, les répartitions géographiques et les moyens de tuer tous les Juifs du Reich-constitue un tournant majeur dans la politique génocidaire des Nazis. Et dans l’Histoire du XXème siècle.
Cette matinée sinistre vouée au ‘pilotage’ de la Shoah dans ses moindres détails, le réalisateur –fort d’une longue expérience à la télévision et au cinéma, convaincu par la proposition documentée des producteurs Reinhol Elschot et Friederich Oetker, étayée par le script fouillé du scénariste Magnus Vattrodt-, Matti Matti Geschonneck accepte d’en raconter l’histoire sous la forme d’une fiction pour le grand écran Avec une exigence : s’en tenir à l’unité de lieu et de temps de « La Conférence » au plus près des faits historiques aujourd’hui connus pour ‘raconter l’histoire de cet événement effroyable et inimaginable’.
Pour un résultat aux antipodes des fictions historiques consacrées à la Seconde Guerre mondiale et aux représentations habituelles des Nazis en monstres sanguinaires ou en criminels sadiques (ce qu’ils étaient cependant).
Une réunion ordinaire collation comprise
Dans le secret et le silence (sans musique) d’une haute demeure entourée d’un parc et de grands arbres surplombant les eaux glacées du lac sous un ciel hivernal ; autour de l’immense table d’un salon feutré aux boiseries cirées et aux tentures brunes et épaisses, des hommes et une femme, reconnaissables d’emblée par les codes vestimentaires les distinguant les uns des autres dans la hiérarchie du pouvoir par leur place et leur rôle dans la grande machine du Reich, débattent, carte des nouveaux territoires affichée devant l’assistance, chiffres et données statistiques à l’appui du petit ‘dossier’ posé devant l’étiquette à leur nom, de l’abominable sans jamais utiliser les mots désignant la réalité : le déploiement du meurtre systématique de masse pour l’élimination complète et définitive du peuple juif.
Minimalisme des mouvements de caméra, recours rares aux gros plans et aux plans rapprochés, attention extrême aux moindres changements d’attitudes, aux moindres regards ou modulations des voix, la réalisation épouse les phases de la conférence et des réactions des participants, les façons insidieuses dont chacun adhère et acte par son consentement le funeste dessein qui les réunit.
Sobriété de la mise en scène, banalité du mal
A ce titre, les partis-pris, du scénariste comme du cinéaste, font saillir l’inconcevable utilisation du langage, les euphémismes, la terminologie technique, la mécanique administrative, au service d’un travestissement inouï : les personnes, les millions de Juifs sont ainsi transformés en choses, en marchandises à évacuer, transporter d’un point à un autre, regrouper, réduire à néant.
Et ce langage au pouvoir destructeur dans son apparente abstraction permet aussi aux bourreaux de cacher lâcheté, craintes (en particulier celle de voir craquer les soldats las de faire le sale boulot de la ‘Shoh par balle’ à l’Est) ou simples scrupules (que faire des anciens combattants juifs ou des couples mélangés juifs-allemands ?).
Face à quelques réticences, secondaires, vite dissipées, la langue et la machine de mort ainsi induite peuvent se déployer sans retenue.
Les limousines noires aux chromes luisants repartent avec leur bord les acteurs de la Solution Finale, confortés dans leur antisémitisme érigé en norme et dans leur innommable foi en la nécessité de la pureté raciale du Reich.
Ainsi « La Conférence », -dans sa sombre austérité, ses codes de langage, ses participants ‘déguisés’ en agents administratifs, obsédés par les meilleurs moyens pour atteindre le but insensé que le Reich leur assigne et qu’ils assument de mettre en œuvre-, telle que la mise en scène sobre et implacable de Matti Geschonneck la révèle, nous ouvre les yeux au point d’entrevoir dans un frisson d’épouvante la banalité du mal. Comme le souligne aussi le scénariste, « La Conférence » constitue un matériau effroyablement moderne et contemporain, une histoire sur la désinhibition, le franchissement des limites et la négation de toute humanité. Un film indispensable.
Samra Bonvoisin
« La Conférence, film de Matti Geschonneck-sortie le 19 avril 2023
Sélection du Festival international du film d’histoire de Pessac, 2022