– La mutation des métiers de l’éducation et de la formation
Tout en restant fidèles à ce qui constitue notre identité d’éducateur, nous avons aujourd’hui quatre défis à relever.
Ne jamais laisser supposer l’éducation déjà faite
On peut être frappé aujourd’hui par les grandes difficultés auxquelles sont confrontés les établissements qui ont tenté de mettre en œuvre un certain nombre de nouveaux dispositifs : ces établissements courent à l’échec dans la mesure où ils supposent qu’existe déjà ce que ces dispositifs sont précisément supposés former. Je pense aux conseils de la vie lycéenne, aux délégués de classe, à toute une série de responsabilités que l’on peut donner aux élèves dans l’école… Mais, parfois, toutes ces structures sont mises en place dans la plus totale improvisation sans être accompagnées de la formation élémentaire des enseignants et des élèves à des techniques aussi simples que celles de la prise de parole par exemple. Cela relève d’une naïveté qui me paraît extrêmement préjudiciable et qui, à bien des égards, est une naïveté pleine de bons sentiments : les élèves sont responsables, capables, ils sont déjà ” autonomes “. On prend ce qui devrait être l’objectif pour déjà acquis en s’interdisant ainsi de l’obtenir ; on prépare le retour en arrière sous l’œil particulièrement content des spécialistes du statu quo.
Toujours restaurer la contradiction éducative
Certains veulent éradiquer toute contradiction dans l’acte éducatif au point de croire que l’éducation fonctionne par décret. Pour eux, il suffirait de décréter les choses pour qu’elles adviennent: on décrète l’élève et l’on abolit l’enfant. On décrète l’abolition de l’affectif et l’hégémonie du cognitif. On décrète que la famille n’existe pas, on décrète que l’histoire n’existe pas, on décrète que la culture d’origine n’existe pas… Il faut, peut-être, méthodologiquement donner à un élève le droit à ce qu’on ignore son passé. Mais l’éducation, c’est justement la contradiction : il faut à un certain moment s’efforcer de ne pas voir quelque chose mais en même temps, en être conscient et lucide pour pouvoir accompagner et aider l’autre à le dépasser. Il y a des manières de traiter les questions éducatives qui, soit basculent dans la poursuite de la colonisation de l’intérieur, soit dérivent dans une “pédagogie compréhensive relativiste”… C’est toujours le même refus d’articuler la complexité. Or, l’éducation, c’est, de manière dialectique, la prise en compte des cultures vernaculaires, la prise en compte des gens tels qu’ils sont et aussi le travail avec eux pour accéder à l’universel.
Différencier la pédagogie
La différenciation de la pédagogie ne constitue pas un gadget. Il s’agit de prendre en compte l’enfant tel qu’il est, non pour le laisser tel qu’il est, mais parce que ce principe de réalité est un principe fondamental qui s’oppose au principe du décret. La différenciation pédagogique représente simplement l’acceptation qu’on ne décrète pas les personnes mais qu’on les accepte, ce qui ne veut pas dire qu’on les accepte telles qu’elles sont et qu’on les enferme dans ce qu’elles sont.
Instaurer de l’anticipation au cœur de toute pratique
Fernand OURY avait mis en place dans sa classe le système des ceintures de judo. Certains élèves étaient ceinture jaune en comportement, ceinture rouge en mathématique, ceinture marron en grammaire. Tout cela était affiché avec des petites pastilles et ainsi, on savait où chacun en était, ce qui permettait d’ailleurs d’aller trouver quelqu’un de compétent qui n’était pas forcément le maître, en fonction de la ceinture qu’il avait dans l’une et l’autre discipline. Quand un élève passait les épreuves pour accéder à une nouvelle ceinture, il se donnait un objectif, il se donnait un défi à lui-même, il se projetait dans le futur. Ensuite, il s’imposait une série d’épreuves qui n’étaient pas faites pour le faire trébucher mais pour le faire réussir. Et ensuite, grâce à ces épreuves, il gagnait à la fois des devoirs et des droits. Selon la ceinture obtenue, l’élève se voyait confier des responsabilités de plus en plus grandes. Une des clés qui fait que l’éducation fait grandir ou aide à grandir, c’est d’installer des dispositifs qui permettent d’introduire de la différence constructive dans la répétition mortifère du ” scolaire “. Il faut qu’à travers ce genre de dispositifs, l’élève puisse s’anticiper différent. C’est le principe même de l’éducation sur lequel devrait être recentrés tous les métiers de l’éducation et de la formation.
Philippe MEIRIEU