Dossier spécial
¤ Darkness in El Dorado (II)
L’enquête à sensations de l’activiste Patrick Tierney vient de paraître en français, sous le titre « Au nom de la civilisation ». Sous-titre : « Comment anthropologues et journalistes ont ravagé l’Amazonie » (Grasset 2003). Comme on l’a vu dans le précédent Café, cet ouvrage s’en prend violemment au grand anthropologue Napoléon Alphonse Chagnon (ainsi qu’au grand biologiste James Neel).
La Libre Belgique résume l’acte d’accusation (9 janvier 2003) :
http://www.lalibre.be/article.phtml?id=5&subid=103&art_id=98136
Chagnon et Neel sont des sommités dans leur discipline, aussi les autorités scientifiques concernées (l’Univ. du Michigan où exerçait Neel, l’Univ. de Californie où exerçait Chagnon, the Nat. Académy of Science, l’American Anthropology Association) ont-elles tenu à vérifier les accusations de Tierney. A la lecture de leurs rapports, il apparait que les accusations les plus graves sont mensongères. Même les accusations plus légères se révélent tendancieuses…
Peu suspecte de complaisance envers Chagnon, l’American Anthropology Association porte sur le travail de Tierney l’appréciation suivante : « the book contains numerous unfounded, misrepresented, and sensationalistic accusations about the conduct of anthropology among the Yanomami. These misrepresentations fail to live up to the ethics of responsible journalism even as they pretend to question the ethical conduct of anthropology. »
Moyennant quoi, on ne peut que regretter qu’un grand éditeur français ait cru bon d’investir dans la traduction d’un ouvrage pareil.
Références :
– le rapport de l’UC Santa Barbara (not. pp. 41 à 58, et Annexes 13 et s.) :
http://www.anth.ucsb.edu/ucsbpreliminaryreport.pdf
– la mise au point du Président de la National Academy of Science :
http://national-academies.org/nas/eldorado
==> Pour en savoir plus, voir le dossier du précédent Café
¤ At the Heart of « Darkness » : la question de la guerre dans les sociétés primitives
Comment expliquer que le travail d’un illustre anthropologue ait pu susciter autant de haine et de malhonnêteté ?
Par delà l’envie, la vengeance, ou l’ignorance, la violence de cette controverse s’explique, fondamentalement, par le schisme au sein de l’anthropologie entre ceux qui croient ce qu’ils voient (les anthropologues scientifiques) et ceux qui ne voient que ce qu’ils croient. Pour ces derniers, l’anthropologie n’est pas prioritairement au service de la connaissance scientifique, elle sert aussi, et surtout, une cause politique (la défense des minorités culturelles menacées par la civilisation), et une cause morale (le credo rousseauiste d’un âge d’or d’avant la civilisation, un temps où les hommes ignoraient la guerre).
Il semble que certains n’aient pas pardonné à Chagnon d’avoir mis la guerre et la violence au centre de l’univers des yanomamis, nos (derniers) « ancêtres contemporains ».
1. Les faits : l’importance de la guerre chez les yanomamis
Napoléon Chagnon a recueilli systématiquement les généalogies et l’histoire personnelle des 1 400 habitants de la douzaine de villages où il a séjourné entre 1964 et 1987. Selon lui, la guerre a une importance considérable dans la vie des yanomamis. A s’en tenir aux seuls adultes vivants, environ 40 % des hommes ont commis un meurtre ; dans la plupart des cas, ils n’ont tué qu’une fois, mais un individu a commis 16 meurtres. La guerre représente environ 30 % des causes de décès parmi les hommes adultes. Environ les deux tiers des adultes de plus de 40 ans ont perdu un proche (époux, enfant, parent) de cette façon.
Aussi Chagnon a-t-il intitulé son livre : « Yanomamö – The fierce people ». « Fierce » est sensé rendre les significations du terme « waiteri », valeur suprême des hommes yanomamis : « waiteri » signifie valeureux, fier, dur, et au besoin féroce. Aux dires de quelques indiens interrogés par Tierney, Chagnon incarnerait parfaitement l’idéal « waiteri »… Certains anthropologues en ont aussitôt conclu que Chagnon avait tout simplement transposé chez les braves yanomamis ses propres travers psychologiques…
En réalité, selon Brian Ferguson, les yanomamis ne seraient pas aussi féroces que cela. Surtout, la férocité ne serait pas chez eux un trait naturel. Pour établir ce point, Ferguson montre que les yanomamis étudiés par Chagnon ne constituent pas une société « vierge ». Leur contact avec le monde blanc est ancien ; les démélés avec les chasseurs d’esclaves puis les récolteurs de latex, et plus encore, l’exposition aux biens des blancs sont anciens. Il n’en fallait pas plus pour mener de paisibles indiens sur le sentier de la guerre. A cet égard, la tradition ethnologique des cadeaux aux indigènes n’a pu qu’envenimer les choses… Plus un village est proche de la poule aux oeufs d’or, meilleurs sont les termes de l’échange : en particulier, il faudra donner moins de femmes pour obtenir machettes, haches, etc.
Cf. Brian Ferguson -10,000 Years of Tribal Warfare :
http://www.umich.edu/~iinet/journal/vol8no3/ferguson.html
Mais, plus encore que les faits qu’il a rapportés, ce qu’on ne pardonne pas à Chagnon, c’est l’explication qu’il en a donnée. Une interprétation que certains anthropologues culturels se sont efforcés de disqualifier comme « sociobiologique ».
Chagnon observe en effet une forte corrélation entre les entreprises guerrières et la « réussite reproductive ». Les unokais — i.e. les hommes qui ont tué – ont en moyenne 2,5 fois plus d’épouses que les non-unokais, et 3 fois plus d’enfants.
On trouvera ce tableau fameux, paru initialement dans un article de Science, à cette adresse : http://www.sagepub.co.uk/journals/Details/issue/sample/a015924.pdf
Pour Brian Ferguson, ces moyennes n’ont guère de sens. D’une part, les écarts de descendance entre unokais et non-unokais sont fortement réduits après contrôle de l’âge ; (malgré tout, la corrélation persiste, solide). D’autre part, l’étude ne prend en compte que la descendance des hommes actuellement vivants ; les guerriers ayant probablement une espérance de vie plus faible que les autres, la guerre ne saurait donc constituer une stratégie valable pour qui voudrait maximiser sa descendance ! Mais dans une société où la guerre est le principal moyen d’accéder au prestige, le risque, si grand soit-il, n’arrête pas les joueurs…
2. L’interprétation des faits : l’origine et les causes de la guerre chez les yanomamis
L’explication de Chagnon est la suivante : dans la culture yanomami, les unokais jouissent d’un prestige plus grand que les non-unokais, ce que la société manifeste en attribuant aux premiers plus de femmes qu’aux seconds.
La réussite reproductive serait ainsi le produit de la réussite culturelle. Et Chagnon de prédire : dans les sociétés où ce sont de paisibles leaders religieux qui ont le plus de femmes et d’enfants, les hommes s’efforceront de devenir prêtre, ou shaman… Quand vos voisins sont tous de braves gens, c’est facile : on peut, sans risque, poursuivre des buts altruistes — à l’image du prêtre ou du shaman –, et adhérer à des normes du genre « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse ». Mais lorsque vos voisins convoitent vos biens et vos femmes, et sont prêts pour cela à user de la violence, l’altruisme ne paie plus. C’est sans doute pourquoi nous avons plus de soldats que de prêtres.
De fait, dans un environnement peuplé de gens comme le féroce Möawä, tendre l’autre joue n’est pas une bonne stratégie, si du moins votre survie et celle de votre famille vous importe un tant soit peu. « Les gens qui se conduisent comme Möawä sont généralement qualifiés de guerriers, et ceux d’entre eux qui survivent sont généralement récompensés en terme de status, de richesse, ou de pouvoir, selon le genre de gratification que leur société valorise le plus. Nous-mêmes élisons ce type d’hommes au Congrès ou à la Présidence, et nous leurs décernons médailles et honneurs. Parmi les yanomamis, dont le système politique n’inclut ni Parlement ni Président, ces gens obtiennent plus de femmes et d’enfants que les autres. Ainsi, nous récompensons chacun nos guerriers selon la manière la plus appropriée aux circonstances culturelles qui sont les nôtres. »
Est-ce à dire que les yanomamis font la guerre pour accumuler des femmes ?
Certes, le rapt de femmes constitue d’ordinaire un bénéfice collatéral, et néanmoins attendu, de la guerre. Mais les rapts ne sont pas le mode principal, loin s’en faut, d’accumulation des femmes : selon les villages étudiés, ce sont au pire un tiers des femmes qui ont été enlevées (12 % en moyenne). En fait, si les yanomamis font la guerre, c’est le plus souvent pour venger leurs morts et laver leur honneur. Chagnon souligne toutefois qu’à l’origine de la plupart des vendetta, on trouve un contentieux autour des femmes : un problème d’infidélité, une promesse de mariage non honorée, un rapt de filles ou d’épouses, etc.
Dans l’univers hobbesien des sociétés sans Etat, chacun se méfiant de chacun, afficher un comportement « waiteri » se révèle payant. D’une part, cela peut dissuader vos ennemis de venir vous chercher des noises ; d’autre part, cela peut inciter vos voisins à s’allier avec vous. De fait, si les grands guerriers accumulent plus de femmes que les autres, c’est d’abord parce que les chefs de familles du voisinage trouvent avantage à leur donner leurs filles ou leurs soeurs ; ils se disent qu’avec de tels alliés, leur sécurité sera mieux assurée.
Telle est la thèse soutenue par Chagnon, dans l’édition de son « Yanomamo » qui a suivi l’article de Science. L’auteur s’appuie sur des données précises, qu’il a lui-même recueillies sur le terrain. Un autre scientifique peut légitimement chercher à la réfuter (en allant collecter d’autres données sur le terrain), ce qu’ont tenté par exemple les époux Rorbachek chez les Waodanis, ou John Moore pour les Cheyennes. Las ! Tierney, Turner, Sponsel & Cie ont préféré entonner l’air de la calomnie. Cette affaire aura révélé le gouffre qui sépare aujourd’hui le monde des sciences et celui des cultural studies.
¤ Quelques références
– Napoleon Chagnon : « Yanomamö, the last days of Eden » (1992) : 300 pages et 50 planches photographiques. Cet ouvrage, remarquablement bien écrit, synthétise de façon plaisante une vie de travail sur les yanomamis (dont soixante mois sur le terrain). La guerre n’occupe qu’un chapitre, les autres sont consacrés aux tribulations d’un ethnologue à Yanomamoland, à l’étude du système de parenté, du système d’alliance, des mythes, de la vie quotidienne, de la culture matérielle…
– « Yanoama », la biographie d’Helena Valero, recueillie par Ettore Biocca (Terre Humaine, 1968). Ce trés beau récit constitue une illustration parfaite des thèses développées par Chagnon.
– « The Ax Fight », un film de Timothy Asch et Napoléon Chagnon (1971). Cf. cette superbe démo :
http://www.anth.ucsb.edu/projects/axfight/prep.html
– les travaux de Chagnon sont corroborés par ceux d’autres anthropologues spécialistes de l’Amazonie : par exemple l’étude de Philippe Descola sur les Jivaros Achuar (« Les lances du crépuscule » – Terre Humaine, 1993) ; ou l’étude des Rorbachek sur les Waodanis (Waodani – the Contexts of Violence and War).
Cf. ce site tenu par des missions protestantes :
http://www.beyondthegatesthemovie.com/waodani.asp
==> Pour en savoir plus sur Napoleon Chagnon et les yanomamis, cf. ce bon cours du professeur Moffat :
http://icarus.ubetc.buffalo.edu/users/apy106/cultures/yanomamo.html
De façon générale, les observations de Chagnon sont congruentes avec les évidences ethnographiques et archéologiques : les « sociétés primitives » pratiquaient couramment la guerre, au moins autant que nous. Ce sera le dossier SES du prochain Café.