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Jean-Yves RocheixJean-Yves Rocheix et Paris 8

Dans un colloque sur Vygotski, on parle surtout de psychologie. Mais justement parce qu’il est très exigeant avec les écrits du grand homme, Jean-Yves Rocheix appelle ses collègues à ne pas gommer le « sociologique », au risque de passer à côté d’un certain nombre d’explications des difficultés à apprendre.

À travers quelques exemples issus de la maternelle, un membre de son équipe ES.COL, Ch. Joignaux, s’attache notamment à montrer comment certaines « pédagogies invisibles » contribuent à creuser les différences…

Il semble nécessaire de sortir des limites des disciplines afin de tenter de se prémunir contre les limites des discours strictement disciplinaires, de faire dialoguer les auteurs et les théories, notamment avec l’apport de la sociologie, pour nous aider à mieux comprendre les processus qui amènent des inégalités dans les apprentissages.

Bernstein, sociologue anglais contemporain de Bourdieu et Passeron, a des références communes avec Vygotski, notamment Durkeim. Il s’intéresse par exemple aux rôle des catégorisations ou du langage. Il porte un regard critique sur le manque d’intérêt du psychologue russe pour les conditions sociales, les contextes d’utilisation et d’usages du langage, pour mieux conceptualiser les pratiques des différents milieux sociaux, comprendre les points de frictions, de grippage possibles entre les pratiques de la famille et l’École.

Le mot « social », largement employé par les vigotskiens pour parler des relations entre apprenants dans les temps d’apprentissages, ne doit pas gommer le « sociologique ».

Parce que l’École est spécifique (« travail d’étude différent du quotidien », « suspension du temps immédiat », « faire un pas de côté pour décrire son activité »…), elle demande aux élèves d’effectuer un triple travail :

– reconnaître et effectuer le changement de statut des objets mis en activité dans la classe,

– effectuer des changements de registres de discours, de langue, dans la classe,

– effectuer des changement de posture par rapport au temps et à l’espace.

Invisible et malentendus, dès la maternelle

Est spécifique de l’apprentissage scolaire cet écart aux normes immédiates, cette relation de « second ordre ». Mais le « second ordre » n’évince pas le « premier ordre » de l’expérience première : il le reconfigure, le ré-agence pour fabriquer progressivement de la connaissance. Mais cette relation entre « premier ordre » et « second ordre » ne cesse de bouger au fur et à mesure de la scolarité, l’un nourrissant l’autre, redevenant le fondement de l’étape suivante du développement.

L’École maternelle relève d’une première prise de forme de la construction de l’enfant en élève, dont il est tout à fait intéressant de noter la « convergence problématique » entre les discours de Vygotski et de Bernstein : « l’enfant d’âge préscolaire est capable d’apprendre si le programme du maître est son propre programme » où si l’enfant « fait ce qu’il veut, mais veut ce que veut celui qui le guide » quand pour Bernstein, l’école maternelle est le segment du système éducatif où cette « pédagogie invisible » (avec ses effets socialement inégalitaires) s’est diffusée dans tous le système éducatif, développant les « malentendus » possibles.

Le passage à l’écrit autorise/nécessite une position extérieure qui nous impose de « sortir du flux oral », de changer de temporalité. Goody s’intéresse plus que Vygotski aux « dispositifs graphiques », aux contextes, aux conventions de lecture. Examinons deux de ces dispositifs en maternelle…

Quelques exemples observés à travers des pratiques en grande section

Un exercice polycopié demande à l’élève de colorier de la même couleur les demi-lunes orientées de manière identique. On voit deux manières de faire :

– les élèves en réussite suivent les lignes, mais reviennent en arrière, suspendent leur pratique pour regarder ce qu’ils ont fait.

– Les élèves plus en difficulté travaillent de manière ininterrompue, ne reviennent pas fréquemment au modèle (ils ne comparent la forme qu’à la forme voisine qu’ils ont coloriée), au risque de ne pas déceler une erreur qui va les mettre en difficulté en cascade.

La reconstruction d’une phrase tirée d’un album connu (découper et remettre dans l’ordre avec un modèle) :

– les élèves en cheminement « scriptural » instrumentalisent les différentes tâches : ils découpent les étiquettes en anticipant l’ordre de la phrase, parfois collent chaque étiquette découpée, installent la phrase-modèle devant leurs yeux…

– les élèves en difficulté (pensée par « complexe ») découpent sans distinction toutes les étiquettes, regardent plutôt la voisine que la phrase-modèle, mélangent leurs étiquettes avant de coller, refont ce qu’ils ont déjà fait, perdent du temps… Ils semblent ne pas avoir de visibilité globale de la tâche.

Pour chacune de ces tâches, la présentation par la maîtresse de « ce qu’il y a à faire » dans l’atelier correspond certes à une « exposition », mais sans que les élèves puissent faire eux-mêmes, s’aider d’une répétition collective, d’une explicitation de la manière de faire. L’aide par les pairs est souvent inexistante, de même que le retour sur la manière de faire. Les élèves sont « exposés », mais sont-ils en situation d’apprendre ? En langage vygotskien, comment s’opère le passage de la partie « haute » de la Zone de Développement Proche à la partie « basse » ? Il n’est pas sûr que chaque élève puisse faire le lien entre ce que la maîtresse a montré au tableau et ce qu’ils ont à faire sur leur table… On va retrouver cela dans les autres étapes de la scolarité.

Conclusion

Certaines compétences sont requises des élèves sans être explicitement enseignées à la maternelle. Ces situations sont récurrentes à l’École : ne nous limitons pas à la « séquence » comme unité d’analyse de l’activité de l’élève.

Cela doit nous amener à nous dé-prendre d’une conception naïvement instrumentale de la « zone proximale de développement » qui la limiterait à la « discordance créatrice » entre deux manières de faire, l’une évoluée et l’autre primitive… On peut avoir une « activité » réussie sans pour autant avoir le développement des significations attendues… La ZPD ne désigne qu’une « possible » source de développement, qui peut être parasitée par des rapports sociaux, des inégalités, des malentendus qui peuvent nuire au développement.

Sommaire du dossier

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