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Le dernier conseil des ministres a annoncé l’octroi de 30 millions d’euros pour développer le “jeu sérieux” en France. Une décision originale et qui pourrait avoir un impact sur l’enseignement. Julien Alvarez, auteur d’une importante thèse sur le jeu sérieux, explore les raisons de cet intérêt.

Comment expliquez-vous cet intérêt pour un sujet jusque-là assez peu connu ?

A mon niveau je ne peux émettre qu’un point de vue car je n’opère pas au sein du gouvernement. Il y a sans doute plusieurs facteurs qui peuvent expliquer la proposition de Nathalie Kosciusko-Morizet visant à financer des projets de Serious Games. De manière non exhaustive, j’entrevois notamment celles-ci. Tout d’abord, il y a l’identité culturelle française : Durant les années 90, la France a subventionné des applications multimédias à vocation culturelle, scientifique et artistique. Nous avons tous en mémoire le cédérom du Louvre qui a connu un grand succès. Malgré le peu de succès rencontré par les autres applications de cette niche, la France a continué à subventionner de tels titres avant de stopper peu à peu les crédits. Le jeu vidéo représente un marché bien plus important, qui continue de s’inscrire dans une tendance haussière. Malgré cela, les plans gouvernementaux sont restés timides. Ce paradoxe s’explique sans doute pour partie, par le fait que la France se reconnaît volontiers dans certains canons culturels, mais difficilement dans celui du pur divertissement tel que le propose l’objet vidéoludique. Soulignons que les grands acteurs de cette industrie sont principalement nord américains et japonais. Les acteurs français tels Ubisoft et Infogrames (Atari aujourd’hui) ont dû principalement se faire par eux-mêmes.

Le Serious Gaming est un objet qui propose d’associer une dimension utilitaire au jeu vidéo. Il s’écarte ainsi du pur divertissement. Peut-être que la France se reconnaît à nouveau à travers un tel objet vidéoludique et peut ainsi contribuer à son développement ?

On peut également explorer la piste du rapport Isaac pour expliquer l’appropriation du terme « Serious Game » par le gouvernement. Commandité par Valérie Pécresse en 2008, ce rapport mentionne en effet à plusieurs reprises le vocable « Serious Game ». Ce terme a été à son tour repris dans plusieurs discours de la Ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche depuis. De ce fait, cela a probablement joué un rôle facilitateur pour la diffusion de la notion de Serious Gaming au sein du gouvernement.

Le facteur générationnel peut également être mis en avant. En effet, Valérie Pécresse et Nathalie Kosciusko-Morizet sont jeunes et font partie de la nouvelle génération politique. Elles, et leurs équipes respectives, sont de ce fait sans doute plus sensibles aux centres d’intérêt de la génération Y (personnes nées entre la fin des années 70 et le milieu des années 90) que leurs aînés. Enfin dans le contexte de la relance, le facteur économique que l’on peut observer sur la scène internationale joue certainement un rôle : l’effet Nintendo par exemple avec les produits de la gamme « Touch ! Generations » qui ont contribué aux bénéfices record de l’éditeur nippon pour l’année 2008 a peut-être contribué à crédibiliser le serious gaming aux yeux du gouvernement. Il est important de souligner que plusieurs produits de cette gamme, à l’instar de « l’entraînement cérébral du Dr Kawashima, quel âge à votre cerveau ? » ont été développés en rapprochant le monde de la recherche avec le tissu industriel japonais. Cela a été impulsé par la volonté du gouvernement qui a mobilisé les fonds nécessaires.

Aux Etats-Unis, le gouvernement par l’intermédiaire du DARPA (organisme de la défense) subventionne également des Serious Games par le biais du Small Business Act. Cela a permis l’émergence de plusieurs commandes dont les plus connus sont America’s Army et Pulse !!. Le Canada qui a su dynamiser l’industrie vidéoludique en rapprochant l’industrie, la recherche et les instituts culturels commence aussi à s’intéresser au serious gaming. Cela constitue des modèles économiques qui semblent fonctionner et le gouvernement français a peut-être envie lui aussi de les mettre en place ? Il peut s’en donner les moyens par le biais du Pacte PME introduit en Septembre 2004.

L’intégration du jeu sérieux dans le système éducatif dépend elle d’un budget uniquement d’un financement ?

Décider de débloquer des fonds pour promouvoir le serious gaming est une bonne nouvelle. Bien entendu cette démarche doit s’inscrire dans un cadre d’accompagnement, de formations, d’échange de retours d’expérience… et probablement d’un aménagement des programmes scolaires adapté. Quoi qu’il en soit la génération Y suscite déjà bien des remises en question sur le plan de la pédagogie. Et la mise en place de dispositifs vidéoludiques adaptés semble être une des réponses possibles. Cela s’inscrit donc dans une cohérence. Maintenant, soulignons que le système éducatif s’inscrit déjà dans une dynamique visant à faire intervenir la culture vidéoludique au sein de cadres scolaires. En témoigne par exemple l’initiative du groupe « Pedagame » conduite par Julien Llanas, celle de « Jeux-serieux.fr » du CERIMES ou encore la notre « Ludoscience.com » qui expérimentent et partagent ce type d’approches pédagogiques. Mais il est clair qu’il faut encourager ces démarches encore trop confidentielles et qui sont faits en marge de tous systèmes financiers.

Où en sont aujourd’hui les usages du jeu sérieux dans la société ? Peut on citer des exemples d’administrations, d’entreprises, de structures d’enseignement qui aient réussi à en tirer parti ?

Le Serious Gaming est bien plus ancien que ce l’on peut penser. Dès 1958, on recense le jeu « Tennis for Two » de Willian Higinbotham, qui a été développé pour rendre plus conviviale et attractive la visite du Laboratoire National de Brookhaven (USA). Celui-ci est spécialisé dans les recherches nucléaires. Il s’agissait donc de rassurer la population par de telles visites. Ainsi dans le cas présent le jeu vidéo Tennis For Two sert d’outil de communication. C’est exactement une des approches que l’on peut associer au Serious Gaming actuellement. Notons que nous recensons bien d’autres exemples d’ancêtres de Serious Games : Oregon Trail et Limonade Stand (1973), Military Zone (1981), Tooth Protector (1983)… Dans le cadre de l’équipe Ludoscience, nous les désignons par le terme « Retro Serious Games ».

Le terme « Serious Game » au sens où nous l’entendons, jeu vidéo à dimension utilitaire, apparaît en 2002. C’est-à-dire 30 ans après le démarrage de l’industrie vidéoludique grand public qui a débuté pour beaucoup avec la diffusion de la borne d’arcade Pong en 1972. Le terme de Serious Game ne véhicule donc pas un concept nouveau, mais plutôt une prise de conscience, un recul par notre société, sur le potentiel que peut offrir l’objet vidéoludique en dehors de la sphère du simple divertissement. Dans ce contexte, on voit à présent de plus en plus de trentenaires et de quadragénaires, qui ont connu le jeu vidéo durant leur enfance, tenter d’expérimenter ou d’importer l’objet vidéoludique dans des contextes d’administrations (la Défense, la Marine, l’éducation Nationale…), d’entreprises (par exemple Orange, Renault, la SNCF), des structures d’enseignement (groupe Pedagame, Ludoscience…)… Le phénomène devrait logiquement s’amplifier si l’on considère que nous sommes avec ces acteurs à la frontière entre la génération X et la génération Y. Cette dernière a normalement une culture vidéoludique encore plus aiguisée.

Comment se situe la France par rapport à ses voisins ?

Elle n’est ni en avance, ni à la traîne pour le moment. Cependant, en terme de moyen elle ne rivalise pas encore avec les Etats-Unis qui réalisent des Serious Games de plusieurs millions de dollars alors que les plus gros projets dans l’hexagone se situent plutôt autour de 300 000 euros à 500 000 euros. Nous verrons comment se ventilera l’enveloppe de l’aide gouvernementale pour savoir si des évolutions seront à noter dans ce registre.

Pourquoi le jeu sérieux vous semble avoir de l’avenir ?

Sur ce point, je dirais que la dimension utilitaire est intimement liée à l’objet vidéoludique. Ainsi lors du lancement de l’Odyssey Magnavox en 1972, sans doute la première console de jeu grand public, parmi les titres proposés, certains étaient de type éducatifs : par exemple apprendre les différents Etats Américain. D’autre part la campagne publicitaire qui accompagnait la sortie de cette machine vantait à la fois ses fonctions récréatives et éducatives. Ralph Baer, l’ingénieur qui a conçu cette machine souhaitait déjà divertir tout en instruisant. En nous appuyant sur cette anecdote et sur les différents Rétro Serious Games que nous recensons régulièrement (http://serious.gameclassification.com ), il semble difficile de dissocier le potentiel utilitaire du jeu vidéo. J’irais plus loin, cela n’a pas de sens. C’est propre à l’objet. En ce qui concerne l’avenir du Serious Gaming, tant qu’il y a aura une industrie vidéoludique, cette notion utilitaire continuera forcément d’exister. Ce qui changera sans doute un jour c’est plutôt le vocable « Serious Game ». Lui sera certainement appelé à se transformer. Marketing oblige.

Julian Alvarez

Chercheur en Serious Gaming

Liens :

Le site de J Alvarez

http://www.ludoscience.com/

Jeux sérieux

http://www.jeux-serieux.fr

Le site Pedagame de Julien Llanas

http://www.pedagame.com/

Le dossier d’Educnet

http://www.educnet.education.fr/dossier/jeuxserieux/

Et celui du Café : Enseigner avec le jeu ? (2008)

http://www.cafepedagogique.net/lemensuel/laclasse/Pages/93_Dos[…]

L’Expressso du 7 mai : L’année du jeu sérieux

http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2009/05/0705[…]