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Patrick Mayen : « la nature historique, culturelle et sociale de l’expérience »
didEn didactique professionnelle, la question de « apprendre de l’expérience, apprendre par l’expérience » est fondatrice et difficile. Les cas sont très diversifiés, liés à des situations spécifiques. Ainsi, le temps nécessaire à l’expérience est toujours à relativiser, tant, dans certaines situations, des novices s’emparent durablement, dès leurs premières heures de travail, des « invariants opératoires » de leur travail, même si ce n’est pas forcément les plus efficients…

Mais l’expérience n’est pas interne au sujet : elle est inscrite dans le monde humain, comme le disent Sève et Rabardel. Ce n’est pas un monde idéal, mais ce n’est pas un monde naturel. C’est un monde construit depuis des millénaires, dans lequel la culture est tellement présente en nous qu’on l’oublie parfois, et qu’on naturalise certains phénomènes. Une partie des balbutiements avec lesquels nous sommes aux prises vient du fait qu’on ne prenne pas assez en compte cette dimension culturelle de l’expérience. Ce que nous avons à apprendre, c’et bien le monde, et le développement que nous pouvons avoir ne vaut que tourné vers ce monde. AInsi, l’expérience de la VAE résume cette dimension profondément culturelle : des actvités normées, des activités guidées par des organisations bureaucratiques, au bon sens du terme, les gens agissant avec des instruments, où ce qui est produit prend une forme culturelle particulière (le dossier de validation), avec des intervenants pour y aider.

Des instruments…

On rêve parfois d’un monde où l’individu serait seul avec les objets, dont il recevrait seul les feed-back avant de s’ajuster. Or, les situations professionnelles se mettent en place avec des instruments. Notre corps reçoit des perceptions avec nos sens, mais aussi à travers le milieu dans lequel nous agissons. « Ainsi, les premières découvertes que font les jeunes enseignants dans leur milieu professionnel passent par le filtre de leur perception culturelle sur l’école : ils se sentent « en harmonie » avec le milieu parce que le espaces, les codes, les odeurs évoquent imméidatement du « déjà connu », et organisent leur activité de débutant sans qu’ils aient à tout reconstruire. Dommage, parfois, qu’il y ait les élèves… »
Pour P. Mayen, donc, les organisateurs de l’activité, donc, sont souvent « hors de nous ». Il invite la salle à le regarder de près dans les tentalives d’analyser le travail.

…et des hommes
Mais il est aussi très rare que les objets et le cadre environnemental avec lequel nous agissons soit un monde sans humain, même si concrètement nous ne travaillons pas toujours en relation directe avec les autres. Les machines ont des noms et des modes d’emploi que nous avons à « faire nôtre », à sélectionner, et qui organisent la manière dont nous construisons nos schèmes. Ces phénomènes sont souvent « socio-techniques » : ils circulent, sont parlés, échangés, nommés, entrent dans des jeux de langage et des démonstrations physiques eux-mêmes transformés par l’activité des autres. « La manière dont les gens fréquentent les situations contribuent à construire la manière dont ils s’en emparent »

En situation, lorsque les gens sont confrontés à une expérience, la situation peut comporter une certaine « étroitesse« , lorsque les conditions sociales et historiques ne rendent pas disponibles les développements culturels qui permettent de s’emparer des situations de manière élargie. Dans ce cadre, le « risque psychosocial » survient quand on s’aperçoit que les professionnels sont « au corps à corps » avec la situation, sans rien d’autre que le corps pour réaliser la tâche, sans appui culturel. « Quelqu’un qui n’a plus d’autre armes que ses propres émotions, son propre sentiment n’utilise plus d’instrument pour « mettre à distance » la situation, pour se protéger en mobilisant sa propre expérience. Il est « démuni », au sens propre, parce qu’il ne pense pas à faire appel à ses collègues pour réduire sa souffrance ou sa difficulté. »

Il n’y a donc pas, pour P. Mayen, différentes natures de l’expérience : « qu’elle soit culturelle, scolaire, informelle, réflexive, c’est toujours de même nature. Y compris nos propres dispositifs d’analyse, de débriefing ne sont jamais faits dans les mêmes conditions. Ils n’ont pas en soi de valeur magique, de résultat automatique, parce que le langage n’est pas transparent, que l’organisation de la converstation et les places tenues par les uns et les autres. Prenons y garde… »
Guy Jobert : « Il faut faire pour avoir ! »
did » L’expérience n’est pas l’action, c’est un rapport vécu avec son action, par nature événementielle ou paroxystique, considéré du point de vue d’un sujet singulier, et sous l’angle de ses effets (les traces, le marquage de l’expérience)
Il me semble qu’il faille différencier deux points de vue : l’expérience est-elle un processus, ou un produit ? « Il faut faire pour avoir…« . Du point de vue de Guy Jobert, ce qui est intéressant en la matière, c’est ce qu’elle produit, qui va constituer une ressource pour l’action future. Or, pour lui, ces deux formes de l’expérience ne peuvent être ni confondues, ni réduites l’une à l’autre : ce mouvement entre processus et produit n’est ni immanent, ni automatique. Il demande un travail spécifique, une construction qui va prendre place dans l’histoire du sujet, et constituer à terme une composante de son identité. « On peut aussi apprendre peu de l’expérience, ou s’en trouver déconstruit ».
« Ce travail est en lui-même une expérience qu’il faut réaliser, dont l’objet est l’expérience passée, et qui produit des effets, au delà d’une simple « actualisation ». C’est une véritable « prise de conscience », au sens d’une capacité des fonctions psychiques supérieures à intervenir sur leur propre fonctionnement ».
Le développement, considéré comme un phénomène observable, permet d’attribuer de nouvelles significations au monde, souvent en faisant rupture, en ouvrant vers du nouveau, en « libérant des capacités d’action » ou des « réserves d’alternatives », des « autonomies », de nouvelles libertés de s’attribuer son action par le « déserrement des déterminations intrapsychiques ou extérieures à soi ».
La marque du développement est donc, pour G. Jobert, à rechercher dans la « capacité à agir autrement », à devenir le matériau de la « compétence à vivre » du sujet dont la compétence au travail n’est qu’une modalité.

Yves Clot : « Oser le déplaisir et l’inconfort, pour construire ensemble ce qu’on pourrait faire demain »…
did » L’expérience se développe dans ce qu’on n’arrive pas encore à faire ». Yves Clot ilustre avec un récit issu de sa propre expérience de psychologue :
« Lorsque nous avons inventé l’autoconfrontation croisée, rien ne s’est passé dans douleur.
En travaillant avec des conducteurs de trains, à la manière dont on travaillait alors, avec des autoconfrontations simples (un chercheur travaille avec un professionnel en revisionnant le film de son activité, ndlr), on n’arrivait pas à provoquer autre chose qu’un phénomène de réaction défensive sur la situation, avec du rire, du silence, des jugements, de la culpabilité, quelque chose d’assez morbide et le sentiment que nous avions de « ne pas faire du bon boulot ». En mettant en rapport direct un sujet et un collectif, on fabrique aussi des phénomènes de groupe contreproductifs. Nous avons donc arrêté de montrer les autoconfrontations au groupe de pairs, et nous sommes revenus à une certaine « tranquillité »…
Mais un jour, par hasard, un conducteur arrive, convoqué à la mauvaise heure Il entre dans la salle et s’insère malgré nous dans l’autoconfrontation de son collègue, voit l’image de ce qu’il faisait et lui dit « mais toi, comment tu peux faire ça, c’est une infraction au protocole ?! ». Il a commencé à commenter l’activité de son collègue, qui lui-même a fait revenir la séquence d’image deux minutes plus tôt, en disant à ce moment là des choses très différentes de ce qu’il avait dit aux chercheurs…

Entre chercheurs, nous nous sommes retrouvés dans une controverse : si le sujet redécrivait son activité différemment en fonction du destinatire, c’était que nos travaux ne valaient pas grand chose !… S’il y a autant d’activités que de contextes, alors l’analyse de l’activité ne vaut rien ! Nous avons beaucoup ruminé ça, et finalement développé le protocole initial dans un nouveau, celui de l’autoconfrontation croisée, avec l’idée que le rôle du chercheur est, dans la deuxième phase, d’organiser une confrontation réglée entre collègues de travail… L’autoconfrontation croisée nous a été imposée par les conducteurs de train avec qui nous travaillions. Autrement dit, alors que nous avions malemené le collectif des conducteurs de train, il s’est « imposé à nous » pour nous faire changer de cadre, d’êre pris en défaut.

A travers cet exemple, Yves Clot attire l’attention de la salle sur plusieurs points :
– dans la situation d’autoconfrontation croisée, les agents refont des « gestes à blanc » sans les outils, pour argumenter devant leur pair. « C’est à la fois le même geste, mais pas tout à fait le même, retouché par la situation, comme dans un « dialogue avec le corps ».
– c’est l’interférence des contextes qui est source de la pensée, par le choc entre les deux contextes (parler avec un chercheur, parler avec un collègue). Quand le conducteur de trains parle au chercheur, il parle du confort des clients et de la régularité des horaires. Quand il parle à son collègue, il parle de la sécurité. L’autoconfrontation croisée enrichit les conflits de critères que le sujet doit gérer dans son action, concilier la technique et la finesse, la machine et les passager.. C’est pourquoi il faut faire varier les destinataires de l’analyse, pour se donner un accès aux différentes dimensions de l’activité et du réel.
« Pour provoquer du développement chez les professionnels, il faut donc développer de nouveaux destinataires de l’action, transformer les objets en objets de pensée, par la contrainte du chercheur qui confronte le sujet à la « gamme de gestes » qui n’est pas spontanément présente dans leurs discours. »

Refaire le passé dans le présent, pour l’avoir devant nous…
Le passé vécu prend tournure dans l’actuel : il y a continuité de l’expérience professionnelle, avec des invariants, une « expérience générique » dont se dote le collectif professionnel pour agir. C’est toujours pareil, mais chaque fois différent, « ça s’achève dans la situation ». Si on veut être à la fois vygotskein et bakhtinien, on ne peut pas dire que l’invariant explique l’activité. La source de l’activité est dans sa fonction : la transformation de l’objet, le destinaire… C’est l’activité qui s’explique avec l’invariant de la situation, pas l’inverse. Comme on s’explique avec quelqu’un avec qui on n’est pas d’accord, à qui on demande des comptes.
Comme le dit Bakhtine, on ne peut retrouver le passé qu’en le refaisant dans le présent, il ne nous attend pas en stock dans le magasin de l’expérience. Paradoxalement, il est devant nous. L’activité ne peut être comprise qu’en revenant en arrière, en donnant à voir et à commenter des traces d’activité passée, mais elle ne peut être vécue qu’en regardant en avant. « C’est pour moi la règle essentielle de ce que nous provoquons dans la clinique de l’activité : cultiver l’inconfort et le déplaisir, source du développement pour pouvoir se projeter dans ce qu’on pourrait faire… L’intranquilité est un moyen pour se mettre à penser. Le développement ne se fait jamais en ligne droite : c’est la « migration fonctionnelle » où on change la destination du passé. »

didGérard Vergnaud a la mission de faire « discuter » les trois orateurs…
« L’expérience ne concerne pas que les adultes, elle concerne aussi les enfants.
L’expérience n’est pas seulement la mémoire
On n’a pas besoin que de théories, mais de données. Où les recueille-t-on ? »

Yves Clot s’y colle : Dans le sujet, évidemment. Je partage l’idée qu’il n’y ait pas de mémoire sans conceptualisation, sous des formes diverses. Mais je pense que c’est la discussion collective sur les « invariants » qui empêche les sujets de se refermer sur une vision nécrosée de leur métier. Quand le métier parle d’une seule voix, les sujets deviennent muets.

L’inconscient n’est pas l’absence de conscience, c’est le négatif, ce qui n’est pas réalisé et qui insiste, qui vient prendre le sujet en défaut. Sinon, on ne voit pas l’énergie de ce qui vient porter la contradiction au sujet, mais qui est une énergie vitale pour lui. C’est l’apport essentiel de la psychologie, de nous montrer à quel point ce qu’on n’a pas fait est une ressource pour ce qu’on va pouvoir faire.

Patrick Mayen poursuit : l’intéret des théories de la conceptualisation, c’est qu’elles mettent de l’ordre dans l’expérience éparse, pas pour faire une bibliothèque bien propre, mais pour continuer à agir dans et sur le monde. L’ordre composé de l’expérience est finalisé par l’avenir, et redonne une nouvelle définition à la mémoire. Le court terme de l’expérience, avec ses surprises et ses discontinuité, n’a de chance de perdurer que s’il est repris, réorganisé, développé dans des situations, dans le monde social et culturel. Assimiler une action, c’est en même temps l’oublier, parce qu’elle est devenue disponible pour l’action…