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A défaut d’une claire distinction entre mémoire et histoire (implication subjective et élaboration rationnelle), l’étude du passé est condamnée à errer entre mythologie et propagande. Mais comment opérer cette séparation quand l’objet dont on parle est chargé d’enjeux intensément vécus ? Interroger la place de la mémoire et de l’histoire, poser la question de la morale et des obstacles épistémologiques, c’est ce que fait Sophie Ernst dans un ouvrage qui permet de penser l’enseignement de la Shoah.

Avez-vous le sentiment d’une évolution de la réflexion sur l’enseignement de la Shoah ?

La réflexion évolue, c’est certain. Lorsque j’ai publié un article sur « La pédagogie de la Shoah » (1) , en 1997, pour exprimer mes doutes sur la manière de transmettre la mémoire de la Shoah, à une époque où tout le monde s’accordait sur l’impératif du devoir de mémoire, j’ai suscité de très vives réactions. Tout le monde s’accordait sur l’importance de transmettre ; mais je savais par mon métier de formatrice de maîtres, que les meilleures réformes échouent si elles ne bénéficient pas d’un gros effort d’accompagnement dans leur application. Et on ne peut ensuite qu’en critiquer après coup les effets pervers.

Il me semblait urgent de clarifier ce qu’il faut enseigner, par des mises au point d’histoire, mais aussi sur les questions morales et sur la gestion des émotions. A défaut, comme il est arrivé pour des sujets moins cruciaux (la linguistique ou les mathématiques modernes, par exemple), on risquait le ratage dans l’enseignement de masse. Depuis cette époque, la réflexion et le travail sur ces questions s’est amplifié : des compétences se sont constituées qui peuvent aider à transposer l’expérience acquise sur d’autres domaines de l’enseignement de l’histoire, comme l’esclavage et la colonisation.

Vous évoquez souvent l’accompagnement des enseignants. Comment le concevez-vous ?

Les enseignants sont souvent conviés, dans leur formation continue, à des remises à niveau dont ils n’ont pas forcément le plus pressant besoin. Il me semble intéressant de leur permettre plutôt de discuter avec des spécialistes chevronnés pour déterminer avec eux l’essentiel des savoirs à transmettre. En plus de compléter leurs connaissances, ce qui est évidemment nécessaire, car elles évoluent sans cesse, surtout en histoire, il me semble très utile de pouvoir débattre de manière très précise de ce qui peut être essentiel et pourquoi ça l’est. On peut résoudre des difficultés pédagogiques par les échanges entre des grands historiens et des gens de terrain de toutes les disciplines. La pédagogie n’est pas séparable des problèmes de contenus. Si l’on se représente bien ce qu’il faudrait que les élèves retiennent, on est aussi plus libre dans la manière de l’aborder et de leur faire saisir pourquoi c’est tellement important.

Des enseignants se sont spécialisés sur ces questions de transmissions délicates en histoire ; leur expertise pourrait faire gagner beaucoup de temps à leurs collègues si on disposait de moyens efficaces pour mutualiser les compétences. Peut-être cela pourrait-il se faire par le biais de sites de ressources spécialisés sur internet, qui favoriseraient les échanges et le questionnement autant que l’information.

Pensez-vous que la question de ce que l’on veut transmettre soit désormais clarifiée?

Non, je pense qu’il subsiste sur ce point des désaccords. D’abord, pour la Shoah comme pour la colonisation ou l’esclavage, parce qu’il y a des enjeux politiques implicites sous l’apparente évidence d’une position commune. Et puis aussi, en particulier pour la Shoah, parce que l’on ne sait pas : d’un côté, on a un sentiment d’étrangéité, d’absolue singularité de l’événement historique ; et au contraire, quand on reprend chacun des fils qui y conduit, on s’aperçoit que les éléments de notre société présentent tous de petites pentes qui peuvent devenir glissantes et qu’il faudrait arrêter tout de suite. Il n’y a pas une seule mesure gouvernementale (et cela quel que soit le gouvernement) qui ne soit potentiellement porteuse de dérives du droit, de la police, du fichage des gens…

Mais la dénonciation de ces faits sous l’éclairage du passé devient si récurrente qu’on s’en moque : l’usure des comparaisons conduit à l’indifférence, à l’oubli d’un risque pourtant réel et toujours présent. Un nouvel Hitler ne tromperait personne ; mais il n’est pas si simple de discerner ce qui devrait faire l’objet d’une vigilance au quotidien. Et puis le partage entre la mémoire de la tragédie et la mémoire de cette culture juive qu’on a voulu assassiner n’est pas simple. Comment rendre place à la vie, à ce qui s’est conservé de la culture yiddish, par exemple?

N’est-on pas arrivé à un moment charnière où la mémoire peut enfin basculer dans l’histoire ?

Pas au sens où on prétendrait éliminer toute forme d’émotion, pour faire de la Shoah un événement lissé dans le cours de l’histoire. Cet événement est d’ailleurs tellement important, tellement structurant, il retravaille à tel point toute la connaissance des époques antérieures, qu’il résiste à la banalisation, même du point de vue strictement historique. Il faut distinguer ce qui relève du travail strictement historique et ce qui constitue la connaissance commune. L’émotion a aussi sa place, de même que l’image qui aide à comprendre par la sensibilité ce qu’une connaissance conceptuelle ne permet pas forcément de saisir avec justesse.

La fiction, les œuvres d’art, jouent aussi un rôle important en ce sens. Si on veut avoir un impact de réflexion sur le monde contemporain, sur la morale, sur la politique, sur le sens civique, il faut adopter une perspective de culture humaniste qui ne repose pas seulement sur la conception de l’histoire. Réfléchir à ce qu’est un être humain, à ce qu’on peut faire en tant que citoyen dans notre société, ce sont des questions profondes qui interrogent la subjectivité au-delà de l’enseignement disciplinaire. L’émotion fait partie du sens de l’expérience humaine.

Sophie Ernst

Entretien : Jeanne-Claire Fumet

Notes :

(1) Publié sous le nom d’Emma Shnur – Le Débat n° 96 de septembre-octobre 1997, dossier : Se souvenir enseigner, transmettre .

Sophie Ernst, Quand les mémoires déstabilisent l’école

Par Jeanne –Claire Fumet

Est-ce vraiment devenu une gageure d’enseigner l’histoire de la Shoah à l’école ? Entre injonction moralisatrice du public et revendication victimaire des minorités, ce sujet semble focaliser les contestations et les réactions violentes. Mais il serait erroné d’attribuer ces tensions au contexte actuel du « choc des civilisations », soutient Sophie Ernst, professeur de philosophie chargée de recherches à l’INRP. Elles sont bien plutôt liées aux contenus d’enseignement eux-mêmes, tels qu’ils tentent de s’élaborer au long des dernières décennies. Pour preuve, les contributions analysées dans cet ouvrage s’échelonnent de 1994 à 2007.

Il y a des publics scolaires difficiles, peu réceptifs, convient S. Ernst, mais il y a surtout des difficultés intrinsèques à cet enseignement, qu’il faut se décider à interroger explicitement si l’on veut quitter une fois pour toute le registre incantatoire de l’évidence morale et de la culpabilité.

Un problème de fond, d’abord : sait-on ce que l’on veut transmettre par l’histoire de la Shoah ? Que s’agit-il de mettre en évidence et de faire apprendre ? Un problème de société, ensuite : que signifie l’injonction collective de faire de cet enseignement le support de la formation morale des futurs citoyens ? Un problème didactique, enfin : qu’est-ce qui fragilise la réalisation de cet enseignement en classe, indépendamment de la réticence des élèves ?

Une interrogation inactuelle.

Ernst choisit donc de se démarquer des débats d’actualité : l’après 2001, les banlieues « perdues », la nouvelle judéophobie… que l’on identifie souvent comme les causes de la réticence du public scolaire envers l’étude de la Shoah, pour s’interroger sur des obstacles épistémologiques inaperçus mais pas forcément insurmontables, et qui pourraient bien se révéler déterminants aussi dans les querelles qui accompagnent le renouveau du thème de la colonisation et de l’esclavage.

L’émergence d’un devoir de mémoire

Après le silence des années 70, le discours officiel sur la Shoah s’est converti dans les années 90 à l’idée d’un « devoir de mémoire », aussitôt déposé dans les missions de l’enseignement public. On a voulu y voir le remède idéal contre le racisme et l’antisémitisme par le biais de la transmission scolaire : instruits, responsabilisés, les futurs citoyens ne cèderaient jamais plus à la tentation de la fureur collective. Les appels à la vigilance d’un petit nombre d’historiens, regrette l’auteur, n’ont pu juguler l’engouement collectif pour une cause considérée comme simplement et absolument juste.

Or l’idée d’un devoir de mémoire comporte une lourde connotation morale, entendue le plus souvent par l’opinion publique comme un impératif de commémoration rituelle (pèlerinages, célébrations…). De telles pratiques ne peuvent constituer ni un programme d’étude, ni un contenu scolaire acceptable. Parler plutôt, avec Paul Ricœur, d’un « travail de mémoire » évoquant à la fois la rigueur méthodique de l’étude historienne et le cheminement intérieur (travail de deuil) ou l’élaboration douloureuse (travail de gésine) qui caractérisent l’effort de connaissance, serait plus juste mais aussitôt suspect d’une froideur scientifique intolérable sur ce sujet sensible.

Le contenu de la transmission est ainsi frappé d’emblée d’une douteuse ambiguïté : comment enseigner la Shoah sans établir ce que l’on veut transmettre, dans quel état d’esprit et en vue de quelles fins ?

Une transmission massive

Sous l’influence du devoir de mémoire, nombre d’enseignants semblent s’être focalisés sur les témoignages directs, comme ayant valeur de leçon et d’exhortation pratiques – avec pour corollaire l’inquiétude de la disparition prochaine des tenants de cette mémoire vivante.

Dans le même temps, une cohorte d’images simplificatrices s’est abattue sur le grand public par voie de médiatisation massive. Sous cette avalanche d’informations et d’émotions mêlées, penser et organiser le rôle éducatif de l’enseignement de la Shoah est devenu presque impossible. La volonté d’une large transmission des « faits » a submergé le souci qualitatif du contenu.

Pour les formateurs d’enseignants, l’urgence s’est imposée de dispositifs d’accompagnement spécifiques : dotés de savoirs suffisants, mais déstabilisés dans leur rôle pédagogique par la très forte pression publique, les professeurs d’histoire s’avouaient désorientés par l’indétermination de leur mission. Comment, en effet, discerner l’essentiel dans les savoirs disponibles, encore en voie d’élaboration et objets de désaccords ? Comment déjouer les engouements d’opinion, éviter les pièges et les dérives des partialités implicites, les faux effets de sens des télescopages de l’actualité ?

Ces difficultés qui sont au cœur de la recherche historienne se posent alors à eux en direct, face aux élèves, sur fond d’évidence commune indiscutable, mais sans modélisation scientifique éprouvée sur laquelle s’appuyer. Faute de récit synthétique agréé, la responsabilité des choix et des perspectives de présentation de cette période de l’histoire devient vertigineuse.

Confusion de la mémoire et de l’histoire.

A défaut d’une claire distinction entre mémoire et histoire (implication subjective et élaboration rationnelle), l’étude du passé est condamnée à errer entre mythologie et propagande. Mais comment opérer cette séparation quand l’objet dont on parle est chargé d’enjeux intensément vécus ?

Comment assumer ainsi les fragilités des sociétés modernes dans leurs contradictions avec leurs propres principes, dans un enseignement dispensé au titre de la formation des citoyens, dans le cadre d’une institution d’État vouée à l’intégration sociale et politique des élèves ? Comment éviter que la réflexion sur les silences de la mémoire collective engendre l’évocation en creux d’autres drames, d’autres crimes qui exigent leur part de reconnaissance mémorielle sur la scène publique ?

Les enseignements scolaires, rappelle S. Ernst, ne peuvent être « conçus et négociés comme des gratifications destinées à soutenir les narcissismes, où chacun a droit de revendiquer sa part de martyre ou de fierté » (p.128). Mais comment l’éviter si l’enseignement de l’histoire prend confusément la forme, aux yeux des élèves et de la conscience collective, d’une réparation commémorative accordée aux victimes de l’histoire – à une partie d’entre elles seulement ? Le recours systématique aux mémoires vivantes dans la construction du discours scolaire révèle ainsi son revers : la fragilisation émotionnelle des contenus d’enseignement.

Difficultés pédagogiques.

La difficulté de l’enseignement scolaire de l’histoire de la Shoah pourrait donc admettre des causes indépendantes de la réticence des publics scolaires difficiles. Du point de vue de la discipline historique, les contraintes d’horaires et de programmes ne permettent pas une mise en perspective suffisante du judéocide dans l’histoire générale de l’Europe. Or, produire la Shoah comme un mystère historique sans réelles causes assignables compromet la crédibilité rationnelle du discours.

Dans l’ordre des jugements de valeur, le poids moral qui pèse sur cet enseignement soumet l’enseignant à une constante incertitude sur ses propres positions : quel degré d’empathie ou de détachement objectif adopter ? Quelle leçon morale, quelle exemplarité imposer sur la foi des événements passés, pour exercer correctement le rôle de passeur dévolu par l’injonction publique ? Comment demeurer impartial en dépit de ses propres implications personnelles ?

Contre ces écueils, Sophie Ernst propose quelques repères simples : séparer le registre émotionnel et moral, parfois nécessaire, du contenu de connaissance historique ; ramener la position identitaire à un « nous » qui lie enseignant et élèves dans une communauté d’interrogation ; travailler la transversalité entre disciplines pour manifester la cohérence du propos et libérer l’enseignant du poids de sa propre subjectivité.

Si les mémoires déstabilisent l’école, c’est peut-être qu’elle n’est pas encore en mesure de distinguer entre sa propre part institutionnelle de la mémoire collective, et son rôle pédagogique d’élaboration et de transmission des savoirs. Enseigner l’histoire de la Shoah ou d’autres périodes traumatiques du passé ne signifie pas que l’école doit assumer la culpabilité, ou transmettre la responsabilité des faits passés – ni qu’elle doit accepter que la société lui en impose la mission.

Sophie Ernst, Quand les mémoires déstabilisent l’école. Mémoire de la Shoah et Enseignement, Institut National de recherche pédagogique (INRP) 2008.



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