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Par Jean Heutte

Comme il n’existe pas de déterminisme pédagogique des technologies numériques, la maîtrise réfléchie de leur usage, selon les attendus du C2i n°2 « enseignant », ne peut se concevoir sans des dispositifs d’accompagnement et de formation de l’ensemble des acteurs (1) s’appuyant sur des compétences et des connaissances éprouvées, mêlant astucieusement des exemples de pratiques pédagogiques éclairées par les avancées de la recherche scientifique concernant l’apport du numérique dans les actes d’enseignement/apprentissage.

L’idée que l’apprentissage serait facilité par le numérique est souvent admise comme une évidence. Pourtant, même au niveau international, il existe très peu d’études scientifiques rigoureuses concernant l’impact du numérique sur les apprentissages scolaires.

Nous revenons sur l’un des articles de Jean Heutte (2) car, à notre connaissance, cette recherche scientifique (respectant les principes méthodologiques issus de la démarche expérimentale ) (3) est l’une des rares (4) concernant l’impact de ces technologies sur les résultats des élèves (5) . De plus, il semble bien qu’elle soit la première (et la seule) en France concernant l’école primaire. Malgré sa parution tardive (entre temps, Jean Heutte avait changé d’objets de recherche et de ce fait tardé à soumettre cet article…), c’est très certainement ce caractère unique qui en fait tout l’intérêt au moment où le ministre va annoncer son « plan numérique à l’école ».

Les principaux résultats remarquables de l’étude

Les élèves habitués à l’usage du numérique en classe réussissent significativement un meilleur apprentissage à long terme et ce indépendamment du type de support.

Si effectivement nous constatons que pour des élèves de CM2, l’habituation à l’usage du numérique à l’école améliore la qualité de l’apprentissage à long terme à partir d’un texte descriptif épistémique (souvent appelé « texte documentaire »), nous ne pouvons affirmer que c’est sur le support électronique que ces élèves sont le plus performants.

Dans cette étude, le fait que les élèves réalisent souvent un meilleur apprentissage sur support papier peut, somme toute, être perçu comme quelque chose de rassurant : en introduisant massivement le numérique dans les enseignements, nous ne transformons pas les élèves en créatures particulières, nous leur permettons même plutôt d’améliorer des performances scolaires tout à fait classiques.

Les élèves habitués à l’usage du numérique en classe comprennent plus vite et mieux ce qu’ils lisent.

La vitesse de lecture des documents au format hypertexte acquise par les élèves habitués à l’usage du numérique est impressionnante (+ 30%). De plus, il semble que cette vitesse de lecture ne soit pas préjudiciable aux performances des élèves. Cela confirme qu’il s’agit réellement d’un nouveau mode de lecture sélective (la navigation efficace s’apprend) ; les textes descriptifs épistémiques sont les plus adaptés à ce type de lecture ; les compétences acquises dans ces systèmes peuvent faire progresser les capacités de lecture en général.

Les connaissances et les résultats scolaires ont significativement progressé pour les élèves habitués à l’usage du numérique.

Globalement, le niveau scolaire des élèves habitués à l’usage du numérique en classe a significativement progressé au cours du cycle 3 de l’école primaire, ce qui est favorable à la prédiction d’une bonne réussite scolaire au collège. De plus, dans cette étude, la progression des élèves faibles en début de cycle (entrée au CE2) ayant régulièrement bénéficié d’un environnement numérique est remarquable (+34,3%).

À l’entrée en 6e, l’amélioration du niveau scolaire des élèves s’observe de façon significative dans tous les domaines du français (+ 18,4 %). Cette amélioration est moins élevée en mathématiques (+ 16,7 %), où la plus grande progression des résultats des élèves s’observe surtout dans le domaine du traitement de l’information. Cela confirme bien que l’habituation à l’usage du numérique à l’école primaire améliore globalement la qualité de lecture des élèves dans les activités qui demande prioritairement de retrouver ou de comprendre de l’information.

ENSEMBLE DES ITEMS DE FRANÇAIS

: significatif

F1 Comprendre un texte

: significatif

F2 Maîtriser outils de la langue

: significatif

F3 Produire un texte

: significatif

F Total

F1

F2

F3

75 Habitués TIC

64,45

66,93

58,02

63,96

367 Témoins

54,45

58,92

49,97

54,39

Progrès Cycle 3

+18,4 %

+13,6 %

+16,1 %

+15,2 %

ENSEMBLE DES ITEMS DE MATHéMATIQUES

: significatif

M1 Numérotation/Ecriture nombres

: significatif

M2 Problèmes numériques

: significatif

M3 Traitement de l’information

: significatif

M4 Traitements opératoires

: significatif

M5 Travaux géométriques

: non significatif

M Total

M1

M2

M3

M4

M5

75 Habitués TIC

62,90

65,57

61,55

58,97

68,22

54,60

367 Témoins

53,90

54,52

52,77

50,06

60,64

50,52

Progrès Cycle 3

+ 16,7%

+ 12,3%

+ 16,7%

+17,8%

+12,5%

+ 8,1%

Allegro moderato

Quoi qu’il en soit, il convient d’être prudent sur les effets mis en évidence.

Nous ne pouvons affirmer que seule l’habituation à l’usage du numérique en classe est responsable de tous les effets constatés (ou supposés). Ainsi, cette étude fait-elle ressortir, qu’en tant que tels, ni le support électronique, ni le format hypertexte ne sont intrinsèquement plus favorables à l’apprentissage. Ils ne peuvent donc à eux seuls expliquer par exemple la qualité de la mémoire encyclopédique scolaire des élèves. Il est indéniable que ce support et ce format (notamment via le réseau Internet) mettent l’information à disposition des élèves dans des conditions inégalées, si on les compare avec des supports et des formats plus traditionnels (cahiers, livres, tableau noir, globe terrestre…). C’est vraisemblablement cette disponibilité qui permet aux élèves de fréquenter, de façon autonome, beaucoup plus d’écrits descriptifs épistémiques (ce qui favorise la mémoire lexicale) et ce, bien souvent, juste au moment où ils en ont besoin (ce qui favorise la mémoire sémantique).

Le fait que cette étude mette en évidence que les supports de lecture numériques ne sont en tant que tels favorables à l’apprentissage (alors que le niveau scolaire des élèves a significativement progressé), renforce notre sentiment que c’est dans l’Écrire (encore plus que dans le Lire) que les outils numériques révolutionnent les activités intellectuelles : dans la mesure où ils mettent à disposition de l’élève des outils simples et performants pour qu’il objective du mieux qu’il peut, sa pensée. En permettant, par exemple, de dissocier les difficultés liées à la production écrite de celles liées à la calligraphie, ces outils facilitent la révision de texte (réécriture, re-formulation), tout en permettant à l’élève d’avoir un travail toujours propre (ce qui est très valorisant et surtout facilite la relecture). Véritable « pâte à penser par écrit », les outils de production numérique permettent de « modeler » les concepts (de reformuler les connaissances avec ses propres mots, ce qui est vraisemblablement le meilleur indicateur de la construction d’un savoir), en affinant progressivement par tâtonnement (essais-erreurs), d’en tester la pertinence auprès des autres (pairs et/ou experts), en n’ayant plus l’angoisse de devoir recopier l’intégralité du texte à chaque révision. L’indispensable fonction « Enregistrer sous… » renforce avec merveille le pouvoir penser par écrit, si cher à Voltaire : elle permet de garder toutes les étapes de cette construction, d’en conserver la chronologie. Cela donne la mobilité psychique et mentale de faire des choix dialectiques : il sera possible à tout moment de faire machine arrière pour repartir dans une autre direction, à partir d’une étape précédente. Cela multiplie les occasions de toujours mieux apprendre et surtout de mieux se faire comprendre : si apprendre est rarement une partie de plaisir, comprendre (faire comprendre, être compris…) peut être totalement jubilatoire.

Cette étude met donc bien en évidence que l’usage du numérique en classe participe à une amélioration des résultats scolaires des élèves de l’école primaire.

Cependant, bien d’autres variables sont à prendre en compte. Sans entrer dans le détail, nous nous contenterons d’émettre l’hypothèse que l’usage du numérique objective (rend encore plus « violemment » visible) certains aspects qui étaient souvent (volontairement ou non) masqués. Si les technologies numériques ne sont a priori pas intrinsèquement porteuses de nouvelles conceptions pédagogiques, elles en renforcent vraisemblablement les effets (positifs ou négatifs) sur l’apprentissage. Ainsi, sans en être la cause, elles rendent les inégalités intellectuelles encore plus visibles et, si l’on n’y prête garde, elles en aggraveront les conséquences. Celles-ci nous forcent donc à repenser la question de l’efficacité du système éducatif. Pour les professionnels de l’éducation, se contenter de garantir l’accès aux TIC à chacun ne peut être suffisant : l’urgence citoyenne consiste à rechercher comment l’école pourra instrumenter chaque enfant afin qu’il acquière les compétences nécessaires pour construire ses savoirs à l’aide des technologies numériques.

Pour cela, en sus des efforts concernant les infrastructures, services et ressources numériques, l’institution devra certainement réviser ses méthodes et ses dispositifs (de pilotage, d’accompagnement, de formation) pour tenter d’être en phase avec les exigences de la société de la connaissance, afin de permettre à l’ensemble de ses personnels (enseignants, formateurs et personnels d’encadrement) de connaître et surtout de maîtriser les gestes professionnels, notamment ceux liés aux compétences du C2i n°2 « enseignant » (C2i2e), dont l’efficacité se trouverait renforcée par l’usage des technologies numériques éducatives.

Jean Heutte

Actuellement :

Directeur des technologies de l’information et de la communication de l’IUFM Nord – Pas de Calais, Université d’Artois.

Doctorant au Centre de recherche éducation formation (Cref – EA 1589), Université Paris Ouest-Nanterre-La Défense (Paris X).

Correspondant du programme « culture numérique, TIC et éducation » (CNTE) de l’INRP.

Après s’être intéressé à l’impact des TIC sur l’apprentissage, Jean Heutte concentre actuellement ses recherches concernant l’impact des réseaux numériques sur le management des organisations (depuis 2002), le sentiment d’efficacité collective (depuis 2004), les conditions de travail et de formation (depuis 2007).

Notes :

1 Tous les acteurs : enseignants, formateurs et personnels d’encadrement, en formation initiale comme en formation continue…

2 Heutte J. (2008) « Influence de l’habituation à l’usage de l’outil informatique sur l’apprentissage et les résultats scolaires d’élèves du cycles 3 de l’école primaire » – SPIRAL-e 2008 (31-47) : http://spirale-edu-revue.fr/spip.php?article845

3 Méthodologie qui consiste à comparer les résultats d’un groupe test à celui d’un groupe témoin, avec contrôle de variables et répartition aléatoire des sujets.

4 En septembre 2006, sur les 32 études ayant passé le filtre de la What Works Clearinghouse, chargée par le gouvernement des Etats-Unis de constituer une source fiable regroupant des preuves scientifiques de « ce qui marche en éducation », seules 8 d’entre elles ont été jugées comme apportant la preuve d’un effet « positif » ou « potentiellement positif » des TIC… (Education Week, 27 septembre 2006, cité par Chaptal, 2007). Celle-ci pourrait donc être la 9e…

5 Élèves de CM2 très habitués à l’usage du numérique, puisque, pour toutes les activités en classe, chacun disposait en permanence d’un ordinateur à portée de la main depuis plusieurs mois et dont les enseignants utilisent massivement les TICE dans leurs enseignements depuis plusieurs années.

Plus d’information sur son « bac à sable » http://jean.heutte.free.fr/spip.php?article4, notamment :

Quand une technologie rassurante renforce le sentiment d’efficacité personnelle et le plaisir d’enseigner (Heutte & Tempez, 2008)

http://jean.heutte.free.fr/spip.php?article113

Le burnout institutionnel : un chaos psychologique qui altère la créativité de tous les acteurs du système éducatif (Heutte, 2007)

http://jean.heutte.free.fr/spip.php?article82

Homo sapiens retiolus ? Plaidoyer pour un néologisme… (Heutte, 2005)

http://jean.heutte.free.fr/spip.php?article44

Piloter l’innovation « de l’intérieur ». (Heutte, 2005)

http://jean.heutte.free.fr/spip.php?article72

TIC, éthique et management : empowerment et énovation. (Heutte, 2005)

http://jean.heutte.free.fr/spip.php?article46

Hypernaute : former différemment (Heutte, 2002)

http://jean.heutte.free.fr/spip.php?article74