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 » Ce qui a le plus changé au cours des vingt dernières années concerne deux points essentiels qui remettent en cause le CDI : la dématérialisation/délocalisation, la complexification ». Bruno Devauchelle revient sur le rôle pionnier des CDI dans l’informatisation. La montée en puissance de la numérisation et des réseaux remet en question le rôle des CDI. « Le numérique apporte de l’incertain de l’inattendu, de l’inconnu dans un univers, le monde scolaire, qui par définition tente de s’y opposer. Les professeurs documentalistes sont désormais en première ligne face aux jeunes ».

Parmi les premières fonctions qui ont été informatisées au sein de l’établissement scolaire, le centre de documentation figure en bonne place. Dès le début des années 80 les tiroirs de fiches cartonnées ont été progressivement mis au rebut et remplacées par l’ordinateur. A peine les ordinateurs avaient-ils envahi les bureaux de l’administration qu’ils ont aussi pris place sur le bureau d’accueil des CDI. Depuis cette époque, l’informatique, puis le numérique n’a eu de cesse d’envahir la société et les CDI sont devenus des « terres d’accueil » de ces machines encombrantes qui concurrençaient l’espace dédiés presqu’exclusivement au livre. Le développement des salles informatiques dans des lieux éloignés du CDI a parfois été un objet de discussion surtout lorsqu’elles concurrençaient la fonction d’accès à l’information. Inéluctablement la généralisation numérique a concerné non seulement la « gestion de stock », non seulement l’accès à quelques ressources numérisées. Rappelons que les premiers CD ROM multimédia se diffusent à partir du début des années 1990 et qu’Internet se généralise progressivement dans les établissements à partir de 1995 et surtout à l’aube du XXIè siècle. L’un des rôles clés du CDI a été aussi et depuis longtemps, l’éducation aux médias. Face à l’envahissement des médias de masse, en particulier la télévision, l’importance de cette mission est allée croissante et l’arrivée du numérique n’a fait que l’enrichir, la diversifier, mais aussi la redéfinir.

Dans cette mission de mise en contact direct avec les « documents », instituée en 1974, il y a quelque chose de précurseur. L’impulsion de ce développement porte en elle le projet qu’Internet, vingt années plus tard viendra confirmer : la mise en relation directe de l’individu avec le document (sous toutes ses formes) sera au coeur de l’éducation. Non seulement le document est devenu accessible en tout lieu et en tout temps, mais son accès s’inscrit dans un potentiel relationnel porté par le deuxième pilier du numérique : la communication, l’interaction humaine. Là encore, la logique institutionnelle de définition du CDI a bien pris en compte cette possibilité (même si c’est à voix basse) et les lieux se prêtent à cette possibilité que la classe traditionnelle interdit a priori. Ce qui a le plus changé au cours des vingt dernières années concerne deux points essentiels qui remettent en cause le CDI : la dématérialisation/délocalisation, la complexification.

– Les livres, les supports traditionnels du savoir ont une matérialité lourde (de la pierre au papier, un livre reste lourd à transporter). La numérisation des contenus de ces supports en a rendu l’accès beaucoup plus facile et le stockage beaucoup moins encombrant. Le passage d’un lieu consacré aux supports papier (principalement) à un lieu numérisé pose la question même de l’existence d’un lieu, d’une localisation. S’il n’y avait le potentiel pédagogique spécifique du lieu et de son organisation, il est probable qu’il serait appelé à disparaître à assez brève échéance. Mais ce n’est pas qu’un lieu c’est aussi une fonction essentielle : celle de médiation, médiatisation. Les possibilités du numérique mobile, appuyés par les logiques informatiques de disponibilité en tout lieu et en tout temps, touchent inévitablement les fondements même de cet espace « privilégié » et les acteurs qui y travaillent.

– Etre en contact direct avec des documents ne pose pas de problème tant que ces documents sont choisis et structurés pour l’institution dans laquelle ils sont utilisés. Le CDI a longtemps participé de la « scolarisation des savoirs » de par ses missions et ses moyens. Dès lors que le contrôle amont des documents n’est plus possible, apparait l’extrême complexité des documents dont on ne sait ni d’où ils viennent, ni quand ils ont été élaborés etc. De plus la prééminence de l’écrit imprimé dans l’ensemble des supports a été remplacée par des documents multimédias aux codes pas toujours stabilisés, aux grammaires complexes, et aux polysémies nombreuses. En d’autres termes, l’éducation aux médias et à l’information (EMI) devient un enjeu central. Il dépasse largement les limites de l’Ecole, ne se réduit pas à des techniques informatiques ou documentaires pas plus qu’au sens critique ou à la citoyenneté. Le numérique a fait entrer de la complexité dans l’Ecole, le CDI est au premier chef concerné par les tensions que cela engendre dans l’ensemble du système scolaire.

L’inexorable montée en puissance de l’édition numérique multimédia interactive, associée à des environnements numériques de travail, relayée par des pratiques sociales centrées de plus en plus sur des terminaux mobiles connectés ne peut rester sans conséquences. La récente mise en place de logiciels de documentation en ligne, puis de portails documentaires (de type e-sidoc) fait écho au développement des moteurs de recherche et des outils de syndication et de curation. On peut penser qu’une lutte s’est engagée, surtout si l’on suit les débats des professionnels du secteur. Mais il faut ici interroger plus largement les conséquences de cette évolution et sortir d’une vision par trop analytique qui ferait d’une analyse en silo de chacune des parties une vision globale du système. Derrière cette question du numérique et du CDI se trouve la question du rôle de la scolarisation dans la société. En proposant d’aller vers une dénomination nouvelle (CCC, Centre de culture et de connaissance), le ministère de l’éducation tente d’entraîner l’ensemble du système à une réflexion globale et à moyen terme. Cette réflexion porte aussi bien sur les cloisonnements disciplinaires (inexistants au CDI) que sur le sens des apprentissages dans un contexte scolaire renouvelé par le numérique.

On peut aisément comprendre les inquiétudes légitimes des personnels de documentation, enseignants « comme les autres », mais enseignants « pas comme les autres ». L’évolution de l’environnement info-documentaire et communicationnel a touché non seulement les supports, mais aussi les usages et les comportements des utilisateurs. Quand à l’entrée d’une bibliothèque universitaire (ou de certains CDI) le premier mot qui croise le regard est celui « d’exclusion » à la suite d’une liste de comportements qui associent la consommation de nourriture à l’usage non modéré des outils numériques, et quand on regarde l’attitude des jeunes vis à vis de leur environnement on ne peut que comprendre qu’il soit très délicat, en ce moment, de tenir une posture assurée. Car au fond, le numérique apporte de l’incertain de l’inattendu, de l’inconnu dans un univers, le monde scolaire, qui par définition tente de s’y opposer. Les professeurs documentalistes sont désormais en première ligne face aux jeunes, avant même qu’ils ne soient élèves. Tant qu’ils y resteront seuls, leur mission ne pourra être comprise. Le numérique impose de repenser l’organisation scolaire dans sa globalité. Il ne peut avoir une place différente au CDI et dans les autres espaces de l’établissement si l’on veut qu’il fasse sens. L’enjeu des prochaines années est probablement de concilier les deux univers principaux : celui de la classe et celui de la relation au document. Cela ne peut se faire séparément : d’une part les enseignants documentalistes séparément des enseignants des autres disciplines et de l’organisation scolaire; d’autre par le monde scolaire de la réalité sociale environnante et des nouveaux modes d’apprendre qui s’imposent chaque jour un peu plus. Si invention pédagogique il peut y avoir, avec le numérique, on peut penser qu’avec le CDI, ou les CCC, il y a d’abord à inventer.

Bruno Devauchelle

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