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Si la révolution numérique est à la mesure de celle de l’imprimerie, en quoi est-elle susceptible de refonder l’humanisme : de changer notre façon de nous cultiver, notre façon de construire notre relation au savoir et aux autres ? Comment l’Ecole peut-elle aider à instituer l’élève comme cet être de culture, doué d’un certain savoir-vivre jusque sur internet ? « Forger l’honnête homme 2.0, citoyen numérique » : tel était le thème du Forum Eidos 64 qui s’est tenu à Bayonne le 27 janvier 2016. Organisée par le département des Pyrénées-Atlantiques en partenariat avec l’Education nationale, la journée a permis de partager les réflexions, de Milad Doueihi ou de Franck Amadieu, et les expériences de nombreux acteurs de terrain pour nous inviter et nous aider à relever le défi …

Le numérique : une culture

Milad Doueihi, titulaire de la chaire d’Humanisme numérique à l’Université Paris-Sorbonne, est interrogé par Louise Tourret, animatrice de l’émission Rue des écoles sur France-Culture. Selon l’auteur de « Pour un humanisme numérique », il ne faut pas réduire le numérique à la technique, mais l’inscrire dans la pensée et dans l’évolution : dans le fil des pratiques lettrées depuis des siècles. Car si l’informatique est une science ou une industrie, le numérique est bel et bien une culture : il modifie notre rapport à notre héritage, il constitue une nouvelle façon d’être avec les autres, il transforme les rapports entre les humains et les savoirs, il invite à reconfigurer le savoir-apprendre et le savoir-vivre, il fonde de nouvelles règles de civilité. Nous sommes confrontés à une mutation majeure de nos sociétés : nous ne pouvons plus attendre, en n’enseignant que l’héritage. Certes l’Ecole en la matière tâtonne, mais c’est normal parce que ce qui se passe échappe à la systématisation : le numérique opère « des ruptures sur les apparences de continuité », ce qui rend les choses compliquées.

Comment peut-on encore se cultiver face à la massification des données ? Il faut apprendre à faire le tri, rappelle Milad Doueihi. D’autres enjeux se dessinent d’ailleurs aujourd’hui : nous passons sur internet du « modèle de la recherche » au « modèle de la recommandation » : les critères de la pertinence sont déplacés. Il faut alors développer chez les élèves la conscience de ce nouveau modèle pour leur apprendre à ne pas subir la prescription implicite, pour comprendre ce que la navigation exclut et permet. Internet ne favoriserait-il pas des connaissances fragmentaires et superficielles ? interroge encore Louise Tourret. La culture de l’abrégé est certes partie prenante de la culture numérique, mais l’anthologie, rappelle l’universitaire, a été importante à cause de la rareté : elle est aujourd’hui essentielle à cause de l’abondance. L’école doit donner les compétences pour lutter contre « l’infobésité » Le petit format était jadis le moyen élu de la transmission de la sagesse : n’ayons pas peur du fragment et faisons confiance aux jeunes.

Pour Milad Doueihi, le livre lui aussi est une « technologie intellectuelle » : il est puissant parce que fixe quand le numérique est voué à la transformation, il convient alors d’apprendre à négocier entre les deux. Avec le livre, le savoir n’était pas dissocié du support : aujourd’hui on assiste à une séparation. Les notions d’auteur, d’œuvre, de transmission, de propriété intellectuelle sont fragilisées : des alternatives sont à inventer, juridiques et pédagogiques. Comment faire face au « terrible relativisme » des élèves ? Il faut faire l’Histoire, répond Milad Doueihi. Par exemple l’histoire de l’informatique, qui n’est jamais racontée, et qui permet de découvrir combien les premiers informaticiens étaient de grands lettrés. Certes sur internet, les informations, parfois fausses, circulent rapidement, mais elles y cohabitent avec leurs propres contestations et dans la longue durée, une hiérarchisation s’établit assez vite.

Car la culture numérique est aussi une culture du numérique. Un changement des pratiques est en cours : on passe désormais couramment d’un écran à l’autre, il faut accueillir cette diversité et apprendre cette transitivité, déterminante. Il serait aussi judicieux d’enseigner combien les grandes plateformes peuvent disparaitre vite, combien on assiste à la construction de monopoles par les grands acteurs du web, combien les interfaces proposées façonnent le savoir, tant elles sont conçues pour nous maintenir dans un écosystème, dans un jardin clos où nous sommes susceptibles de générer des traces. Il faut enseigner la conscience de ce qui se joue dans le monde du web, de même que la pensée computationnelle et la pensée algorithmique, et ce en philo, en histoire, en maths … Il est inutile de créer une nouvelle discipline.

Comment les enseignants peuvent-ils trouver ici leur place ? Les soi-disant « digital natives » veulent du présentiel, ce qui va contre les stéréotypes construits sur eux. : ils valorisent davantage ce qu’ils étaient censés rejeter. On a d’ailleurs d’autant plus besoin d’enseignants que les choses sont de plus en plus complexes. Il faut faire attention, ajoute Milad Doueihi, à ce que les « geeks » ne deviennent pas les nouveaux clercs : par exemple ne pas faire du numérique à l’Ecole le domaine réservé d’un groupe de spécialistes, mais le désacraliser pour le rendre plus familier, construire des outils avec les enseignants plutôt que les leur offrir, avec eux expérimenter.

Prolongeant ces riches échanges, Franck Fauquembergue, directeur régional du réseau Canopé, propose à son tour de faire de l’Ecole, avec le numérique, une Ecole de la complexité. Souvenons-nous de Kierkegaard : « Ce n’est pas le chemin qui est difficile, mais le difficile qui est le chemin ». Il nous incombe de faire découvrir aux élèves combien le savoir est la correction du savoir passé, de faire percevoir comment le savoir se construit, d’introduire l’épistémologie dans nos disciplines. Travailler sur le statut de la vérité, apprendre à dissocier l’opinion de la vérité : voilà encore de beaux enjeux, interdisciplinaires.

Le numérique : une pédagogie

Mais l’élève 2.0 est-¬il plus compétent avec le numérique ? interroge Franck Amadieu, maître de conférences au Laboratoire CLLE à Toulouse. Au¬-delà des mythes, la recherche enseigne que pour une utilisation efficace, les outils peuvent exiger de délicates compétences chez les élèves et que l’essentiel demeure l’accompagnement par l’enseignant.

Le numérique en lui-même motive-t-il l’élève ? Une enquête autour d’usages de tablettes montre combien l’enthousiasme lié à l’outil évolue très vite. L’attitude positive envers l’iPad améliore l’intention d’usage en début d’année, mais s’émousse ensuite. La « norme subjective » est en revanche un déterminant stable au cours de l’année : ce qui motive, c’est la valeur de ce que je fais, telle que l’enseignant a pu me l’éclairer. Le discours du professeur sur l’outil et ses intérêts parait alors essentiel : « l’effet waouh » est éphémère, l’enseignant importe plus que l’outil. Le numérique favorise-t-il un apprentissage actif ? Quand la transmission de l’information est dynamique, explique Franck Amadieu, cela devient compliqué pour le système cognitif : d’où la nécessité de concevoir des systèmes de guidage attentionnel, d’accompagner les élèves dans leurs traitements des contenus numériques.

Quels intérêts et quelles difficultés de la lecture numérique ? Par-delà la fatigue visuelle sur écran à cause du rétroéclairage, il apparait qu’avec le document papier, on encode en mémoire implicitement la situation de l’information, qui est plus difficile à retrouver dans le document numérique. A une « lecture linéaire » se substitue une « lecture skimming », plus orientée vers la recherche de la structure du document, ce qui constitue « une bonne stratégie ». Il existe d’ailleurs des stratégies spécifiques, basées sur les connaissances numériques (par exemple repérer un hyperlien sur la page) et le raisonnement inférentiel (par exemple prédire l’info qu’il y a derrière cet hyperlien). Il faut, confirme Franck Amadieu, apprendre à évaluer de manière critique la pertinence, la validité, l’autorité d’une information : repérer qui a écrit le document, quelle est la source, quel est son degré de fiabilité et de précision.

Car ces compétences ne sont pas natives chez les supposés « digital natives » : les jeunes sont globalement « efficaces » dans une utilisation passive du web, pour collecter l’information ou communiquer, mail il y a peu d’utilisation active de ces outils (comprendre en profondeur, créer, partager) et une forte hétérogénéité. Franck Amadieu conclut par différentes recommandations : travailler sur les croyances des élèves, enseigner des stratégies d’études des documents numériques, accompagner les élèves, faire une utilisation hybride des dispositifs, former à une analyse critique et éclairée des médias et outils numériques.

Le numérique : une écriture

Sans doute faut-il ne pas envisager l’apprentissage par le numérique seulement comme une activité de recherche et de traitement de l’information, mais, comme y invite Michel Guillou, prendre davantage en considération l’élève créateur, celui qui publie sur le web et y produit du contenu. La preuve par 3 ateliers d’EIDOS 64 (parmi une cinquantaine !) : de la maternelle au lycée, ils rappellent combien le numérique est avant tout une écriture, et même une écriture de soi dans le monde, ce qui s’apprend, ce qui élève.

Philippe Guillem, professeur des écoles et maître formateur en Gironde, montre combien dès l’école maternelle, des rituels permettent de s’exercer au quotidien à la citoyenneté numérique et à la citoyenneté par le numérique. La réflexion de Philippe Meirieu éclaire le sens de l’activité : par le rituel, « l’enfant apprend à s’inscrire dans le monde, à développer sa liberté dans une collectivité ». Dans cette classe de moyenne et grande section de l’école Albert Camus à Talence, l’un des rituels est l’utilisation quotidienne du réseau social Babytwit qui à la manière de Twitter permet de partager des messages de 140 caractères, mais dans un environnement sécurisé. Chaque matin, les enfants y publient un message à destination des parents pour les informer de ce qu’ils ont fait à leurs yeux d’important à l’école. Pour choisir le sujet des publications, des modalités de vote sont instituées, qui évoluent au fil de l’année (au tableau, avec une urne, avec une application sur tablette créée spécifiquement par des étudiants de l’IUT).

Partir du chaos pour arriver au social, à une situation maitrisée dans le respect de chacun, c’est le parcours, citoyen et quasi musical, auquel invite l’expérience. Philippe Guillem en éclaire bien des intérêts : apprendre à renoncer, à surseoir à sa pulsion pour l’élaborer ensuite et entrer dans la pensée, favoriser le travail de l’écriture pour passer de l’oral à l’écrit, pour ciseler la phrase dans le cadre des 140 caractères, apprendre à adapter le message et sa forme au destinataire, développer un comportement responsable en apprenant collectivement à ne pas publier des tweets désobligeants, favoriser une dynamique de classe et une ouverture de celle-ci vers le monde, installer la légitimité de la prise de décision collective dans le groupe et le vote comme outil de prise de décision collective. « La citoyenneté va se nicher dans l’écriture, dans la conscience de ce qu’on dit et dans le rituel. »

Au collège Aturri, à St ¬Pierre d’Irube, plusieurs enseignantes ont collaboré pour apprendre à leurs élèves de 6ème à collaborer eux aussi dans un projet de conte collectif, mis en image et sonorisé : Sylvie Paul, professeure documentaliste, Virginie Duthil, professeure de lettres, Valérie Bertrand, professeure d’éducation musicale. Le travail montre comment dépasser l’« écriture à processus » (le brouillon ligne à ligne, fondé sur l’illusion que l’on va de l’idée à la phrase et de la phrase au mot) pour l’enrichir et la libérer par une « écriture à programme » (de type Zola constituant un dossier préparatoire, s’appuyant sur des contraintes et des structures). Une « toile d’écriture » se tisse ainsi peu à peu : recherche d’images autrement que par Google Images pour aller au-delà des clichés Walt Disney et découvrir des images susceptibles de déranger, donc d’aider à déployer l’imagination ; découverte du beau site de la BnF sur le conte selon un dispositif de lecture d’écran guidée par un questionnaire pour travailler les compétences informationnelles (identifier les sources, les caractéristiques de l’interface …) ; construction collective d’un canevas d’écriture à partir des invariants repérés ; lecture cursive de quatre contes ; visite de la villa Arnaga et de son jardin à la française avec des tablettes pour prendre des photos, illustratives ou surprenantes, qui enrichiront le conte dans sa version livre numérique ; immersion dans la musique contemporaine pour en choisir la bande-son … Le projet prend même une dimension EMC : pour dépasser les tensions qui ne manquent pas de survenir, on les inscrit et on les transfigure dans l’histoire (par exemple une dispute entre le frère et la sœur) ; pour mieux construire les personnages du gentil et du méchant, on travaille sur les stéréotypes genrés qui leur sont associés. Au final, souligne Bastien, élève : « J’ai découvert que l’imagination était infinie. » Tandis que Virginie Duthil s’exclame: « Je me sens un professeur de français augmenté ! » Et que tous témoignent de leur enthousiasme pour un projet qui montre « comment tisser des liens entre les disciplines et les cultures pour favoriser le dialogue avec le monde. »

Au lycée de l’Iroise à Brest, des lycéens de 1ère L, en partenariat eTwinning des lycéens italiens apprenant le français à Livourne, mènent activement le projet i-voix. L’espace de travail principal est un blog, atelier permanent de lecture et d’écriture : au fil des différents objets d’étude, autour des œuvres successivement abordées en lecture analytique ou cursive, des propositions variées d’articles sont données aux élèves qui y butinent à leur gré et inventent leurs propres modalités d’écriture pour rendre compte, de façon active et sensible, de leur parcours annuel en littérature. Le projet se décline aussi sur d’autres espaces de publication en ligne : réseaux sociaux, pads, cartographie, livres numériques … Une heure hebdomadaire est spécifiquement consacrée au projet, mais les élèves y travaillent aussi hors les murs de la classe et les grilles du temps scolaire. Bilan de 7 années et demie d’existence : plus de 20 000 articles publiés en ligne et plus d’1 million de visiteurs ! Des exemples précis de productions d’élèves livrent quelques clefs pour comprendre la dynamique du projet : la considération donnée au « texte du lecteur » ; l’importance d’un destinataire qui donne sens au travail mené ; de nouveaux gestes d’écriture numérique qui permettent de dépasser la culture de la glose pour écrire de l’intérieur des œuvres, pour mieux les habiter en les recréant ; la prise en considération d’une « textualité numérique » qui enrichit les mots d’images, de sons, de vidéos pour inventer des formes inédites de productions scolaire … Ce qu’illustre le projet i-voix, c’est combien le numérique offre à tous de nouveaux territoires d’écriture pour que les élèves fassent l’expérience vivante de la littérature et que celle-ci fortifie la capacité à conquérir le monde.

Autant dire le message que les humanistes Rabelais ou Montaigne voulaient transmettre en leur temps, et à leur façon, pour dépasser la scolastique médiévale, tristement fondée sur le commentaire et la mémorisation, pour inventer au contact du livre une pédagogie qui amène à se construire pleinement comme sujet. De la révolution Gutenberg à la révolution numérique, de la démocratisation de la lecture à la démocratisation de l’écriture, et si on bouclait la boucle : et si on entendait le message, enfin ?

Jean-Michel Le Baut

Le site du Forum Eidos

Un ouvrage de Milad Doueihi sur l’humanisme numérique

Le site de Franck Amadieu

Le site de Philippe Guillem

Le projet i-voix

Un atelier d’humanisme numérique