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En 2011, une enquête IFOP montrait que 83% des 15-24 ans possédaient un compte Facebook (contre 62% chez les 25-34 ans, 31% chez les 35-49 ans, 16% chez les 50-64 ans et 4% chez les 65 ans et plus). La « fracture numérique » est bel et bien une fracture générationnelle et culturelle : ce qui sépare, c’est moins l’équipement que l’usage ; ce qui change, en particulier avec l’usage intensif des réseaux sociaux, c’est la façon dont on construit sa relation à soi, aux autres, au monde. Or il se trouve que la « génération Y » des « natifs du numérique » est celle des nouveaux enseignants : l’Education nationale en a-t-elle pris conscience ? comment les usages des uns peuvent-ils s’adapter aux pratiques des autres ? comment se forger une identité professionnelle quand celle-ci est désormais aussi une identité numérique ?

De nouveaux risques du métier ?

Loin de vouloir noircir le tableau et d’exagérer les dangers, on rappellera cependant quelques incidents, parfois graves, parvenus jusqu’à nous, quelques bugs professionnels qui éclairent de nouveaux « risques du métier » apparus avec internet : un collègue vacataire remercié pour avoir commenté sur son compte Facebook le comportement selon lui inadapté de ses élèves ; de jeunes enseignants perdant leur autorité parce que leurs photos de vacances et de famille circulaient sur les smartphones de leurs élèves, que leurs corps se retrouvaient livrés aux regards, que leurs habitudes étaient soudain connues de tous ; d’autres ridiculisés et disqualifiés pour avoir publié en ligne des messages à l’orthographe incertaine ou une passion pour tel ou tel chanteur ; de pénibles conflits pour certains enseignants qui s’étaient permis en ligne des propos désobligeants à l’égard de leur direction, de leurs collègues ou de l’institution ; des courriers de parents mécontents que leur enfant soit cité dans un recueil de « perles » publiées sur la toile ; des comptes piratés par esprit potache ou vengeur ; des avatars démasqués sur des sites d’échanges professionnels où on se croit protégé par l’anonymat ; des collègues victimes sur Twitter d’insultes odieuses ou de harcèlement continu par des adversaires acharnés des nouveautés et réformes pédagogiques …

Vers une prise de conscience ?

Dès lors, une prise de conscience parait absolument nécessaire.

Une prise de conscience de l’évolution des élèves d’abord. Il est désormais fréquent qu’ils « googlisent » leurs enseignants, les recherchent sur les réseaux sociaux, les y suivent, les y likent, voire apprennent à les dislyker … Curiosité légitime dont il faut prendre la mesure et qui invite à s’interroger : chaque enseignant est-il disposé à ce que lui arrive une aventure à la Marc L, cet internaute lambda dont un journaliste du Tigre avait réalisé un fort riche et embarrassant portrait uniquement à partir d’informations glanées sur internet ?

Une prise de conscience des pratiques des parents d’élèves, cela va de soi. Eux aussi peuvent légitimement chercher à mieux connaitre en ligne ceux à qui ils confient leurs enfants, voire entrer directement en contact avec eux. Eux aussi peuvent tomber sur un site de profs où l’anonymat libère la parole et à partir de ces échanges se faire une image détestable ou déformée du corps enseignant …

Une prise de conscience des traditions de l’Education nationale aussi. Quels que soient ses efforts, cette vieille institution demeure globalement en contradiction avec les usages et les valeurs de la culture numérique, au point de filtrer souvent en son sein des réseaux sociaux qu’elle perçoit comme une menace. Qui dit culture numérique dit horizontalité des échanges. ? Hélas le système éducatif reste toujours foncièrement pyramidal et hiérarchisé et l’enseignement lui-même se fait souvent de façon frontale et verticale. Qui dit culture numérique dit ouverture au monde ? Malheureusement l’Ecole continue la plupart du temps à enfermer les élèves dans les niveaux, les séries et les classes ; elle hésite à abattre les murs qui la « protègent » de la cité, les cloisonnements disciplinaires ou les grilles d’emplois du temps. Qui dit culture numérique dit plus de transparence ? A la suite de Serge Tisseron, on a coutume d’appeler extimité cet espace d’invention de soi devant les autres qui vient brouiller sur internet les frontières traditionnelles entre vie privée et vie publique : or cette séparation est consubstantielle à notre métier ; l’enseignant reste encore pour l’essentiel une pure fonction ; pour exister en tant que tel devant ses élèves, il se garde (en général) de livrer au quotidien quoi que ce soit de ses affects, de son histoire personnelle, de ses opinions. La « génération Facebook » changera-t-elle la donne ? Jusqu’à inventer dans l’Ecole de nouvelles modalités de théâtralisation de soi et de relation aux autres, jusqu’à explorer en ligne de nouvelles façons d’affirmer sa présence professionnelle et de la mettre en scène ?

Une prise de conscience des devoirs qui nous incombent enfin. Chacun a la responsabilité d’interroger et de maitriser ses propres usages pour construire au mieux une identité numérique conciliable avec son identité professionnelle d’enseignant. Rappelons d’ailleurs que cette identité numérique peut être multiple : on peut avoir en ligne des comptes différents pour des usages distincts, par exemple un compte enseignant pour un travail de veille, de curation et d’échanges professionnels et un compte privé et protégé pour communiquer avec ses proches et s’exprimer plus librement. Rappelons aussi que l’identité numérique peut être évolutive : en entrant dans le métier d’enseignant, on a le droit, parfois le devoir, de faire autant qu’on peut le ménage dans ses espaces habituels de publication pour les rendre compatibles avec les exigences de la fonction. Rappelons surtout quelques principes essentiels…

Des principes à respecter

Premier principe : je suis ce que j’écris. Internet est désormais un espace d’écriture de soi dans le monde, certains diront même un espace d’éditorialisation de soi. Cette écriture est constituée de différents éléments. D’abord des traces que je laisse explicitement, volontairement, de moi sur la toile (site ou blog personnel, messages ou photos publiés sur les réseaux sociaux, commentaires sur un article de journal, vidéo sur une chaîne You Tube, participation à un forum, achats en ligne …). C’est, poussée à l’extrême, la question du « personal branding ». C’est, pour chacun, la question cruciale à se poser : qu’est-ce que je dis de moi à travers ce que je publie ? quelle image de moi je diffuse sur le web ? L’écriture est aussi constituée des traces que je laisse implicitement, involontairement, de moi sur la toile (par les sites que je visite, les clics que je fais, la géolocalisation de mes activités). C’est ici la question, essentielle, car avec des enjeux politiques et économiques énormes, des algorithmes de plus en plus performants qui recueillent sur moi des données utilisables commercialement, du contrôle de notre existence par un internet Big Brother. D’où un défi collectif : amener chacun (élèves et enseignants) à réaliser qu’il laisse bien des traces sur internet, lui faire prendre conscience qu’un clic dévoile à des inconnus des informations sur lui, le pousser à se demander comment faire pour que tout ce qu’il publie donne de lui une image pour le moins positive. Cela suppose de mettre chacun, jusque dans l’Ecole, en situation de publier des productions qui participent à cette image positive.

Deuxième principe : tout ce que je publie aura des destinataires. Certains sont connus : ceux à qui je destine spécifiquement mon message (mes amis Facebook, mes followers Twitter, les fidèles de ma chaîne You Tube, mes récepteurs Snapchat …). Mais beaucoup sont inconnus : ceux qui vont tomber dessus par hasard, par sérendipité, parce qu’on leur aura signalé tel ou tel message, parce qu’on leur aura adressé une capture d’écran … D’où un nouveau défi : mettre les élèves et les enseignants en situation de publier avec la pensée constante d’un destinataire, apprendre à composer le contenu et la forme d’un message en tenant compte tout à la fois des lecteurs cibles et des lecteurs potentiels, varier les espaces de publication pour développer la capacité à s’adapter aux différentes situation d’énonciation numériques.

Troisième principe : je réfléchis avant d’écrire. Une des causes de bien des soucis et de bien des dérives, on le sait, c’est la publication instantanée et quasi instinctive d’un message, d’un commentaire ou d’une image, sous le coup de l’humeur ou de la pulsion. Il s’agit bien alors de mettre chacun en situation de travailler au préalable ses publications, d’en clarifier l’objectif, d’en penser le contenu, d’en soigner la forme : cela suppose qu’à l’intérieur même de l’école on imagine des plages horaires où apprendre à prendre le temps de la conception numérique, par exemple de la rédaction d’articles sur le site de l’établissement ou sur un blog de classe.

Quatrième principe : je respecte des règles quand je publie. Il s’agit de règles morales, voire légales (respect d’autrui, droit à l’image, insultes publiques…), sociales (impératif pour tous de répondre à un mail adressé par un enseignant, un élève ou un parent, principes élémentaires de courtoisie comme les formules de politesse au début où à la fin d’un mail …), techniques (liées à l’interface, à la configuration de l’espace où je publie), langagières (orthographe, syntaxe, niveau de langue, que l’on peut adapter selon les contextes, ce qui suppose là aussi capacité de manipulation de différents usages de la langue). Or rien de ceci n’est donné, y compris pour la jeune génération : comme l’a montré Anne Cordier, on ne nait pas « digital native », on le devient. Dès lors, tout ceci implique non pas des leçons de morale, mais un véritable apprentissage, donc une pratique réflexive, à l’intérieur même de l’Ecole pour les élèves, dans la formation initiale et dans la formation continue pour les enseignants et pour les cadres de l’éducation.

Elèves et enseignants, tous citoyens du web ?

Ces objectifs sont essentiels. Sur le plan individuel : ne pas savoir publier en ligne constituera bientôt une nouvelle forme d’illettrisme. Sur le plan collectif : il s’agit de contribuer aussi à un espace public de débat démocratique, autrement dit de savoir forger sa place dans le monde et de participer à celui-ci. Sur le plan professionnel : pour de plus en plus d’enseignants, c’est aussi sur le web, dans ce nouvel espace collectif de construction des connaissances, d’échange des repères et des idées, que se fortifient une image, des compétences, une présence, une autorité.

On l’a compris : il ne s’agit pas ici d’inciter les jeunes enseignants de la « génération Facebook » (et les autres) à renoncer au web. Bien au contraire ! Si leur expérience s’enrichit de vigilance et d’inventivité, ils peuvent même devenir l’avant-garde de l’Education aux Médias et à l’Information, si essentielle, tant enseignants comme élèves nous sommes tous ici des apprenants confrontés à la question de l’invention de soi par le numérique. Cela suppose non pas d’interdire ou de s’interdire d’utiliser les réseaux sociaux, mais d’en développer des usages réfléchis, pour soi comme pour ses élèves. Alors l’Ecole aura réalisé une de ses missions : apprendre à chacun, y compris à ceux qui la font, à devenir un citoyen du web, actif, créatif, critique, responsable.

Jean-Michel Le Baut

L’enquête de l’IFOP :

Le portrait de l’internaute Marc L :

Une séquence en ligne sur l’identité numérique :

Une plateforme pour aider à mieux gérer son e-reputation :

Des outils pour interroger ses traces :

http://webmii.com/

http://presence.youseemii.fr/

http://www.tahitidocs.com/outils/traces/signature.html

Les analyses d’Anne Cordier :

Les conseils de la CNIL :

Les brochures du CLEMI sur l’EMI

Un dossier de Canopé Besançon sur l’identité numérique

Les compétences professionnelles des enseignants