Peut on réinventer le manuel scolaire ? C’est l’objectif que s’est fixé le projet Remasco, piloté par Jean François Cerisier. Professeur de Sciences de l’Information et de la Communication à l’Université de Poitiers, il travaille depuis une trentaine d’années sur les questions relatives aux usages des technologies numériques dans le champ de l’éducation.
Quelle est l’origine du projet ?
Les travaux de recherche que nous avons menés au laboratoire Techne (Université de Poitiers) au cours des dernières années nous ont incité à faire lien entre ces travaux et les éditeurs. Nous avons observé au cours de ces années la réalité des manuels, les usages, les attentes. Nous avons fait le constat que l’offre en manuel scolaire n’est pas très ambitieuse. Pour l’essentiel ce qui est proposé par les grands éditeurs, ce ne sont que des numérisations de manuels papiers mais peu différents même granularisés. Ils ne correspondent pas globalement aux attentes des utilisateurs, enseignants et élèves.
La deuxième raison d’être de ce projet c’est qu’il y a un discours ambiant qui porte sur l’intérêt des banques de ressources numériques qui ne sont pas structurées comme les manuels. L’idée est que l’avenir des usages en éducation s’appuiera sur des ressources mais avec des moyens nouveaux de les rechercher et de les utiliser.
Le projet Remasco postule que le manuel scolaire comme artefact reste utile voire indispensable pour l’enseignement et l’apprentissage. L’organisation du manuel est utile, comme indice, comme cadre. Lorsque l’on supprime les manuels il ne se passe pas très longtemps avant que les acteurs ne fassent l’acquisition par eux-mêmes de ce type de produit. En faisant l’analyse du manuel et sa représentation organisée des instructions officielles il apparaît que cette organisation est très importante pour tous. La question qui sous-tend Remasco est de savoir comment peut-on partir de ce manuel scolaire pour le transformer en exploitant le potentiel du numérique…. les nouvelles potentialités et fonctionnalités.
Le manuel scolaire est un artefact dont la conception vise aujourd’hui plusieurs publics en même temps : enseignants élèves parents. L’intention dans ce projet est de le réinventer car les entreprises du secteur ne le font pas vraiment, elles ont peur de perdre le marché captif du manuel scolaire imprimé. Leurs propositions sont actuellement trop timides. Il s’agit d’apporter de la réflexion et des propositions nouvelles pour l’offre éditoriale. Le projet souhaite aussi introduire des entreprises qui sont hors marché du secteur de l’éducation scolaire mais plutôt des entreprises venues du numérique et de l’édutainment. Autrement dit ne pas faire appel d’abord à ceux qui sont sur le marché, mais bien plutôt à des entreprises et des acteurs qui pourront apporter un « autre regard » sur l’objet manuel scolaire.
Quel est l’enjeu de ce projet
C’est un enjeu éducatif considérable, c’est aussi un enjeu économique. L’objet manuel scolaire a deux caractéristiques qui le distinguent d’autres produits industriels : il est lié à des programmes et à une langue, autrement dit il est un objet localisé dans un pays. Cela fait qu’il ne peut circuler comme d’autres ressources ou produits.
Certaines disciplines n’ont pas de manuels scolaires ? Ne pensez-vous pas que le manuel scolaire n’a pas d’avenir ?
Comme je l’ai dit précédemment, le manuel scolaire à un rôle important pour trois acteurs : les enseignants, les élèves et les parents, il est structurant.
Mais penser un manuel scolaire a aussi un effet économique. Là où il n’y avait pas de modèle économique préalable, on peut penser qu’un nouveau marché puisse s’ouvrir pour des disciplines non pourvues. Dans ces disciplines ou ces enseignants qui n’utilisent pas de manuels scolaires, ils mettent avant tout des ressources et le numérique offre de nouvelles possibilités. Toutefois, si le choix didactique et pédagogique des enseignants est de ne pas utiliser ces manuels, je ne suis pas sûr que la proposition de manuel scolaire numérique n’ait de sens. On peut simplement espérer que les traitements numériques ouvriront de nouvelles possibilités. Si l’on offre de nouvelles fonctionnalités on peut faire l’hypothèse d’une autre forme d’appropriation qui pourrait déboucher sur de nouveaux usages, de nouvelles formes d’usage.
Précisez pour nos lecteurs le cadre précis de ce projet
Remasco s’adresse aux disciplines ayant déjà des manuels scolaires utilisés. Le choix de la discipline du projet de recherche est l’histoire. Le projet n’a pas comme ambition de chercher un modèle générique de manuel. Le choix de l’histoire est lié au fait que c’est une discipline qui utilise des documents qu’il faut traiter, donc c’est une bonne discipline support. Elle est à la croisée des questions que se posent les enseignants et les élèves sur le rôle du manuel. La recherche proposée vise à ouvrir des portes. Il s’agit d’explorer des pistes nouvelles de les mettre à l’épreuve, d’alimenter la réflexion de ceux qui continueront de faire des manuels dans les années à venir
Qui est à l’origine de ce projet ?
L’origine du projet, c’est une proposition du laboratoire Techne, suite à des travaux. Pour le laboratoire, compte tenu des acquis cette problématique des ressources donne une place désormais particulière au manuel. Il y a aussi une problématique économique : le laboratoire Techne souhaite associer des entreprises locales qui pourraient participer au projet pouvant par la suite en proposer leurs résultats à des grandes entreprises du secteur. L’idée est aussi de travail sur le territoire régional.
Les financeurs de la recherche sont multiples : le contrat de plan état région sur le programme numérique et recherche, la région elle-même, Nouvelle Aquitaine, pour financer les entreprises qui pourraient contribuer (6 entreprises par marché public) et ainsi les aider à se développer. La volonté d’une dynamisation du secteur dans la grande région invite à solliciter des TPE, compétentes qui ont envie de s’investir mais n’ont pas la possibilité de financer de la recherche et développement. Un autre financement vient de l’Etat. Le laboratoire Techne est en convention avec la DNE et à ce titre, il réalise des études, travaux et participe à des instances de la DNE. Celle-ci finance un doctorant (en grande partie) dont l’objet de la thèse est de mieux comprendre l’incubation des projets dans le domaine et comment tirer parti de la collaboration de personnes d’horizons divers pour concevoir des ressources éducatives et ici des manuels scolaires.
Quelle est la méthodologie de cette recherche
Il y aura 6 groupes de travail composés d’enseignants, de futurs enseignants, d’inspecteurs, de personnels de direction, de chercheurs, d’étudiants, d’entreprises, de parents d’élèves et de personnes extérieures intéressées.
Inventer cela signifie proposer des modèles de manuels numériques qui n’existent pas encore. Mettre autour d’une table la diversité de partenaires dans un brassage intercatégoriel. Une phase d’idéation puis une phase de rationalisation et enfin une phase de développement par des entreprises. Ce sera la première partie de la recherche.
Six équipes composées de la même variété de participants travailleront en parallèle, sans connaître le travail des autres. Seuls les chercheurs de Techne auront accès l’ensemble des travaux pour les besoins de la recherche. Un même thème sera travaillé avec la classe de 2de en histoire sur une thématique de programme. La première phase sera la conception intellectuelle d’un modèle de manuel scolaire, puis la production d’un document descriptif, puis à partir de ce modèle, il y aura une instanciation pour réaliser un prototype sur un fragment de cours.
Dans un deuxième temps, sera menée une expérimentation des six prototypes dans des lycées. Une étape de mise en commun permettra d’évaluer et de valoriser ou non ce qui a été produit. Enfin une sorte de conférence de consensus sera organisée. Elle sera destinée à l’élaboration partagée d’un livre blanc du manuel scolaire numérique auquel pourront être associés les grands éditeurs. On verra ensuite si l’on peut faire une deuxième itération pour faire un manuel complet ensemble, avec les grands éditeurs cette fois, mais aussi avec les entreprises qui auront proposé et développé les prototypes.
Quelle est réaction des éditeurs, du ministère, etc.
Le ministère est bien sûr intéressé, cela fait plus dix-huit mois que l’on réfléchit ensemble. De même Canopé est intéressé pour faire évoluer ces ressources. D’autres opérateurs sont dans le projet, le CNED pour qui ce projet a un enjeu évident… le CNAM aussi en pensant à d’autres publics auxquels, non pas le produit, mais le processus de conception et les « inventions » qui découleraient de ce projet. Tous les partenaires du Groupement d’Intérêt scientifique dont, bien sûr, l’académie de Poitiers.
De leur côté, les grands éditeurs comprennent bien que c’est un travail qui pourra les aider à faire évoluer leurs propres produits et au moins tirer parti des travaux réalisés en y associant les petites entreprises associées.
Y a-t-il déjà des formes de manuel déjà envisagées ?
Dans une phase pilote on a travaillé avec des étudiants du master IME (Ingénierie des Médias pour l’Education) et un stagiaire de l’Université de Poitiers qui a fait un travail sur sa propre pratique. L’idée développée par ce groupe est intéressante : un projet de manuel à la carte, un manuel scolaire individualisé lié à l’élève lui-même.
Le résultat de ce premier pilote pose une question : quel équilibre entre la fonction habituelle de cadrage du manuel et un manuel scolaire adapté au profil singulier de chaque élève, autrement dit comment peut-on équilibrer collectif et individuel ? Il ne s’agit que d’un pilote méthodologique et pas d’un premier résultat.
Sur un plan méthodologique, le modèle de travail de l’équipe pilote s’inspire du design thinking. Bien sûr, sur le projet Remasco lui-même il y aura un travail plus abouti. L’idée est : comment tirer parti de l’hétérogénéité des groupes pour obtenir une richesse des résultats surtout dans le cadre de groupes intercatégoriels.
En lançant ce projet à l’occasion de cette semaine consacrée au Big Data, le laboratoire Techne ne préjuge en rien de la prise en compte de ce phénomène actuel dans son travail, cela relèvera des travaux des six groupes. Mais, compte tenu des évolutions actuelles de l’informatique, on peut penser que cette voie sera explorée.
Propos recueillis par Bruno Devauchelle
