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Qu’on se le dise : “Les Digital Natives n’existent pas ! ” Anne Cordier le clame haut et fort lors de la conférence nationale “ Cultures Numériques et de l’Éducation aux Médias et à l’Information” organisée à l’ENS-IFé de Lyon (9 et 10 janvier 2017). Il faut arrêter de véhiculer ce concept de “Digital Natives” et s’intéresser aux pratiques hétérogènes des élèves. Il faut aussi développer la littératie numérique en stimulant la curiosité, le plaisir et non la peur du web.

Selon Anne Cordier, cette croyance (popularisée par Marc Prensky) qui est encore largement partagée a un double impact négatif. Les équipes éducatives convaincues que les jeunes maîtrisent mieux qu’eux les usages du numérique considèrent que les élèves n’ont pas besoin d’être formés. L’autre conséquence, et non des moindres, est que les jeunes n’osent pas avouer leur non maîtrise du numérique. Cette vision erronée des pratiques informationnelles est vécue comme une injonction par les élèves qui préfèrent s’autocensurer et coller à cette représentation “de natif du numérique expert” qui leur est prêtée.

Les travaux d’Anne Cordier permettent de mieux appréhender les pratiques informationnelles et ainsi de mieux former les élèves. Les entretiens qu’elle a menés dans des établissements scolaires du Nord de la France l’ont conduite à la conclusion suivante : le maillon faible des pratiques informationnelles des jeunes est l’évaluation de l’information.

Elle évoque un site web, “Se coucher moins bête “, très fréquenté par “des jeunes qui recherchent les informations qui les branchent”. Ce site est considéré plus fiable que l’encyclopédie Wikipédia car “les informations ont l’air plus vraies que l’encyclopédie collaborative où n’importe qui peut écrire”. Anne Cordier précise à quel point le dénigrement injustifié de Wikipédia nuit à la réflexion des élèves : “ce site web est le seul présenté comme non fiable par les jeunes que j’ai interviewés”.

Un autre point important révélé par les déclarations des jeunes interviewés est l’importance du réseau familial : relais du discours de prévention ; imitation de pratiques ; explications techniques en particulier dans les milieux sociaux les plus aisés.

Dans certains contextes familiaux, le Web bouleverse les phénomènes de socialisation : une forme de rétro-socialisation apparaît. Les jeunes forment/informent leurs parents qui modifient leurs pratiques notamment vis-à-vis des réseaux sociaux.

Les repères médiatiques sont eux aussi bousculés. Anne Cordier note une méfiance des jeunes vis à vis de la télévision (“le média à papa”). Celle- ci est perçue comme un médium du non choix et un outil de lobotomisation des “no life” que sont les “gens coincés devant leur télévision”.

Les moyens privilégiés pour s’informer sont désormais les réseaux sociaux numériques. On ne recherche pas l’information : elle s’affiche sur le “mur”.

Youtube est devenu le “couteau suisse de la recherche d’information” : telle cette étudiante qui visionne -selon ses envies et besoins- “Enjoy Vloggeurs”, “Cours Seko” pour compléter son cours d’économie ou encore “Hygiène mentale”.

Les expériences d’EMI à l’École doivent éviter l’instrumentalisation de l’information et des médias. Anne Cordier insiste sur la nécessité de se prémunir d’une vision technique : les outils servent le scénario pédagogique et non l’inverse.

Eviter l’entrée par « les dangers d’Internet »

L’entrée par les dangers est à bannir. Pourquoi l’information et les médias font-ils peur ? La diversité, la pluralité de la presse et des médias ne sont-elles pas un atout ? La menace ne serait-elle pas plutôt dans les Etats qui musèlent les médias et limitent l’accès à l’information ?

Il est trop rare encore de voir l’EMI abordé sous l’angle de la création, du plaisir et de la curiosité : une approche pourtant bien plus professionnelle que celle des “Dangers d’Internet”…

Selon les élèves interviewés par Anne Cordier, créer des projets dans le cadre de l’EMI leur permet de laisser leur empreinte, d’être fier de ce qu’ils font, de ressentir du plaisir à apprendre.

Anne Cordier regrette le fait que peu d’enseignants cadrent la formation aux Médias et à l’Information. Les professeurs documentalistes sont parmi les rares enseignants à formaliser l’EMI. Un élève interviewé déclare à propos d’un enseignant documentaliste : “Il m’a aidé à trier l’info, à réfléchir à nous questionner sur l’information quand on est surchargé par la télé et les réseaux sociaux. Les cours sont très riches et c’est un prof qui m’a marqué.”

Et les parents, sont-ils des “Digital Immigrants” démunis ?

Comment rassurer les parents sur le fait que même s’ils ne sont pas experts, ils peuvent accompagner leurs enfants? Lors de la conférence nationale, Virginie Sassoon présente un axe d’action du CLEMI à ce jour inédit : agir en direction des parents et hors temps scolaire. Une enquête nationale récente (décembre 2016) menée auprès de familles d’élèves (86 entretiens qualitatifs et 2038 questionnaires en ligne) confirment l’attente forte des familles vis-à-vis de l’Ecole : 78% déclarent attendre une formation Education aux Médias au sein des établissement scolaire.

Cinq préoccupations majeures ressortent de cette enquête.

-Comment maîtriser le temps dédié aux écrans en famille ?

-Comment conseiller ses enfants sur l’usage des réseaux sociaux?

-Comment apprendre à ses enfants à s’informer ?

-Comment protéger des images violentes et pornographiques et en parler avec eux?

-Quel dialogue et quelles actions initier avec l’École et les associations en tant que parents d’élèves sur ces questions?

Ces cinq thèmes vont structurer un guide à destination des parents. “Le guide de survie de la famille Tout-Écran” mise sur des approches plurielles (sociologues, pédagogues,…), un ton non moralisateur. Il évite de reproduire une approche institutionnelle classique empreinte de jugement et d’injonction. L’approche est inclusive et tente de prendre en compte les transformations des contours de la parentalité. Ce guide de “survie” sera diffusé en mars 2017 lors de la Semaine de la presse et des médias à l’école.

Naïma Horchani Carton

Anne Cordier : L’enseignant reste un passeur