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Comment des jeunes exclus du système éducatif deviennent-ils des êtres entreprenants, portés par le désir d’apprendre et de s’ouvrir à la vie en société ? A quelles conditions un établissement scolaire constitue-t-il pour ces ‘décrocheurs’ un espace de liberté et de responsabilité, un vecteur de leur construction en tant que sujet et un accès à la citoyenneté ? Sous le regard du réalisateur Abraham Ségal, le philosophe et sociologue Edgar Morin décide de confronter sa pensée sur l’éducation, ‘chantier prioritaire du XXIème siècle’, à des expériences innovantes menées de longue date dans cinq établissements publics des académies de Lille, Créteil et Paris. Progressivement, au contact des élèves créatifs et des équipes éducatives impliquées, au fil des enseignements transdisciplinaires, des ateliers pratiques et des projets artistiques, la nouvelle mission ‘anthropologique’ d’une école apte à appréhender la complexité de notre monde s’incarne de façon vivante, généreuse et fraternelle. Apparaît alors en filigrane une hypothèse ambitieuse : et si ces dispositifs innovants, dédiés aux élèves a priori les plus déscolarisés, interrogeaient -par la mise en lumière des inégalités sociales et scolaires, par l’éclairage sur la recherche constante de solutions concrètes pour y remédier-, les finalités de l’école républicaine aujourd’hui ? «Enseignez à vivre ! », documentaire instructif, montre en tout cas l’actualité de la pensée d’Edgar Morin sur l’éducation innovante, laboratoire du changement.

Le philosophe au cœur d’expériences pédagogiques

Dès le premier plan Edgar Morin, plein cadre, nous parle d’éducation en s’inscrivant dans l’histoire de la pensée philosophique sur le sujet chez Platon et Rousseau. Pourtant il ne s’agit pas d’un cours magistral. La caméra bienveillante d’Abraham Ségal accompagne le philosophe à Douai, au moment de la rentrée 2015 au Lycée d’excellence qui accueille une centaine de jeunes aux origines modestes, issus de quartiers dits sensibles, pratique un enseignement pluridisciplinaire ouvert sur la cité, un lycée rebaptisé, cette année-là, ‘Lycée d’excellence Edgar Morin’. Un lieu où l’on est ‘bien accueillie’, confie Circé dans un sourire et où nous assistons au travail de documentation intense, avec cartographie précise des quartiers et de leur histoire, nécessaire à la préparation des élèves avec leurs enseignants en histoire et sociologie pour un voyage ‘découverte’ à Paris. Au-delà des retours réguliers dans ce premier établissement, le champ d’exploration s’élargit à d’autres, comme le Micro-lycée de Vitry sur Seine, le Lycée autogéré de Paris installé dans le XVème [depuis 1982] ou le Pôle innovant lycéen (PIL) dans le XIIIème [initié en 1997, menacé de délocalisation à l’autre bout de Paris depuis la rentrée 2017]. Ces structures partagent la même exigence : accueillir des jeunes, âgés de 16 à 22 ans le plus souvent, qui ont quitté le système éducatif sans diplôme ni qualification depuis un an au moins, et en faire selon l’expression d’Edgar Morin des ‘raccrocheurs’. Autres particularités : des effectifs réduits (une centaine en moyenne, sauf pour le LAP : 240), un encadrement d’enseignants volontaires, une relation très personnalisée entre les élèves et leurs professeurs, une ancienneté dans la pratique (de plusieurs dizaines d’années parfois). Une pérennité dont peut se targuer également l’Ecole-collège Decroly à Saint-Mandé [fondée en 1945], autre étape du périple du philosophe, une étape importante puisque l’établissement accueille des enfants de 3 à 15 ans [dans des locaux neufs depuis la rentrée 2017].

Diversité des pratiques, convergence des réussites

En dépit de quelques interventions explicatives, toujours éclairantes, un peu envahissantes, d’Edgar Morin évoquant son parcours intellectuel et faisant l’éloge des bibliothèques devant un jeune auditoire attentif, le documentaire laisse la part belle aux témoignages des acteurs (élèves et enseignants) de ces ‘pédagogies alternatives’ dans leur variété et leur richesse.

Ainsi accompagnons-nous les lycéens venus de Douai à la découverte du quartier de la Goutte d’or à Paris, loin des clichés de carte postale associés à la ville-lumière ou à la rencontre de certains des témoins à l’époque [1996] de l’expulsion des ‘sans papiers’ de l’église Saint-Bernard. Toujours en compagnie du philosophe, nous passons du temps avec des jeunes du PIL impliqués dans les ateliers techniques en pleine réparation, pour certains de bicyclettes (ensuite vendues au profit de la coopérative), pour d’autres d’ordinateurs (envoyés à une mission au Maroc). Outre les réunions régulières d’organisation de la vie collective (du ménage à la cantine) au LAP, nous assistons à un cours consacré à la polysémie du mythe d’Œdipe pendant lequel dialoguent le professeur de philosophie et la professeure de français et fusent les questions des lycéens. ‘C’est ici que j’ai démarré ma véritable vie. J’ai des amis. Je vis bien. Je suis heureux…’, constate Gabriel.

Projets de création artistique, échanges en petits groupes ou débats en assemblées, moments de vie collective, ateliers de pratiques manuelles, cours et enseignements pluridisciplinaires rythment le documentaire au fil de cette plongée dans le quotidien de structures innovantes. Nous y voyons des élèves inventifs, qui trouvent estime de soi et projection dans l’avenir à travers la relation avec leurs enseignants fondée sur le respect mutuel et la confiance réciproque, au gré aussi des liens collaboratifs avec leurs congénères. Ainsi, au fil des activités de groupe et des propositions ouvertes sur la cité, nous les regardons prendre plaisir à des réalisations concrètes comme à l’appréhension de connaissances nouvelles, exercer leur citoyenneté, ’apprendre à vivre’ en somme. ‘Après deux ans au Pôle innovant lycéen j’ai réussi à m’en sortir. J’ai repris pied. J’ai réappris à vivre’ affirme fièrement Armel.

Innovation pédagogique, levier du changement

Abraham Ségal le documentariste et Edgar Morin, son grand témoin, privilégient dans leur démarche les exemples d’innovation ‘systémique’ à l’échelle d’établissements entièrement voués à la réussite des laissés-pour-compte du système éducatif dit traditionnel (ou à une conception alternative globale, celle de l’Ecole Decroly, visant à assurer l’épanouissement de tous les élèves scolarisés dès l’âge de 3 ans sans en abandonner en chemin). Ils font ensemble l’hypothèse que la capacité des établissements publics innovants à réconcilier les jeunes décrocheurs avec le plaisir d’apprendre et le goût de s’inscrire dans la vie sociale fournit des pistes pédagogiques transposables dans l’ensemble du système. Si les résultats, perceptibles à l’écran, mettent en perspective la pensée d’Edgar Morin sur une autre éducation possible, « Enseignez à vivre ! » n’élargit pas son propos aux nombreuses expériences innovantes menées par des équipes pédagogiques et des enseignants dans leurs classes au sein d’établissements publics dits classiques. Ce parti-pris aurait sans nul doute donné une ampleur plus grande à leur documentaire, plaidoyer pertinent en faveur de l’innovation, levier d’un changement nécessaire, selon le penseur de l’éduction, à une nouvelle compréhension de la complexité du monde. Le 10ème Forum des enseignants innovants organisé les 2 et 3 février 2018 par le ‘Café pédagogique’ offrira certainement une belle occasion de faire vivre le questionnement porté par « Enseignez à vivre ! ».

Samra Bonvoisin

« Enseignez à vivre ! », documentaire d’Abraham Ségal-sortie le 13 décembre 2017