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Qui n’a pas eu un jour le désir secret de retourner en arrière et de se retrouver le temps de sa jeunesse gorgée de promesses ? Pour son sixième film, la réalisatrice Sophie Fillières, -habile à faire affleurer l’inconscient chez ses héroïnes en pleine crise intérieure-, franchit cette fois carrément le pas. Dans ‘La Belle et la Belle’, une personne se rencontre elle-même, au sens propre du terme, à deux âges différents de la vie et Margaux, 45 ans, fait la connaissance de Margaux, 20 ans. Loin de se réduire à un brillant exercice de style, le pari du scenario débouche sur une comédie aux reflets changeants, oscillant entre le fantastique et l’absurde. Porté par le jeu foisonnant de Sandrine Kiberlain et l’interprétation ironique et détachée d’Agathe Bonitzer, la fiction nous conduit avec ravissement sur les chemins de la fable existentielle. En ces temps de célébration de l’individualisme triomphant, comment différencier l’acceptation de soi –avec ses limites et ses potentialités- du ‘culte du moi’ érigé en principe ? A quelles conditions une femme dans la force de l’âge regarde-t-elle le temps de sa jeunesse sans regret ni amertume ?

Incroyables rencontres

Dès les premiers plans, en montage alterné, émerge une communauté dans le décalage et l’étrangeté. La plus âgée (Sandrine Kiberlain), blonde vêtue de rouge, économise ses dires en un phrasé ramassé et un débit saccadé. Elle rembarre en trois mots secs un jeune garçon à bord du TGV comme elle interroge au téléphone le réceptionniste de l’hôtel sur l’absence de ‘mini-trucs’ dans le mini-bar avec le même laconisme enjoué. Dans le même temps, la plus jeune (Agathe Bonitzer), brune habillée de bleu, vendeuse dans une boutique de luxe, quitte son emploi en courant après avoir déclenché la sonnerie d’alarme antivol, un moment poursuivie par une patronne abasourdie et hurlante. Cette dernière vient de s’entendre dire le plus sérieusement du monde : ‘vous me payez pour vendre des fringues que je ne pourrai jamais me payer avec ce que vous me payer ! ‘. Les deux personnages se retrouvent bientôt réunis à l’écran à l’occasion d’une petite fête chez des amis où l’une et l’autre sont conviées.

La rencontre (et l’échange des prénoms, un seul, le même, Margaux) ont lieu devant le miroir de la salle de bain. Entre l’étonnement et l’évidence des similitudes ou des coïncidences. Une situation que la jeune Margaux assimile d’entrée de jeu à une reconnaissance, comme elle le confie à son amie dubitative en ajoutant : ‘je m’imagine des choses vraies’. Ainsi va l’étrange relation qui se noue sous nos yeux, dans la réalité bien ancrée du quotidien d’aujourd’hui, entre deux personnes à deux âges différents de la vie (d’une même femme).

Légère étrangeté, profond ravissement

Progressivement, nous nous retrouvons délicieusement complices de cette confondante dualité. A fortiori au moment où Marc (Melvil Poupaud) fait irruption dans le tableau : il est évidemment à la fois le nouvel amour de la jeune Margaux et l’ancien amant de l’autre Margaux. L’incarnation, décontractée et énigmatique, du comédien ajoute charme et profondeur à une situation cocasse de ‘triangle amoureux’, apte à traverser le temps et l’espace. Une situation soulignée par cet échange insolite (Margaux l’aînée à Margaux la jeune) ‘Tu as couché avec Marc ?’-‘Non’- ‘Cela va venir…et durer un certain temps ! ‘.

Jamais fatigués des ressorts dramatiques, nous sommes agréablement surpris des détours empruntés par cette fantaisie loufoque. Vient le moment en effet où Margaux la jeune prend sans coup férir son propre chemin, comme on tourne la page. Elle peut bien demander au téléphone à l’autre Margaux si elle se souvient d’un rendez-vous pris avec un chauffeur de taxi dans un café de Paris, cette dernière lui répond que cela ne lui dit rien. Bel exemple, sur le mode mineur, de la façon dont la réalisatrice figure l’acceptation du temps qui passe. L’imagination fait son œuvre et Margaux, réconciliée avec elle-même, peut laisser filer sa jeunesse (et la jeune Margaux), vivre sa vie pleinement.

Scandée par la composition musicale enjouée de Kasper Winding, ses pointes ironiques, ses embardées lyriques, portée par un casting épatant, la mise en scène fluide traverse allègrement les apparences, fait vibrer la mémoire vive et naître le fantastique de la réalité, pénètre les profondeurs de l’inconscient, sans succomber à l’esprit de sérieux. Ainsi « La Belle et la Belle » nous emporte dans une aventure fabuleuse où chacun et chacune d’entre nous trouve matière à interroger sa propre existence de façon ludique.

Samra Bonvoisin

« La Belle et la Belle », un film de Sophie Fillières-sortie le 14 mars 2014