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« Nous n’avons rien à gagner dans l’obligation de scolariser les enfants à partir de 3 ans, mais tout à craindre : au lieu d’être facultative et plébiscitée, l’école maternelle peut devenir synonyme de nouvelle « police des familles » et de contrainte scolaire accrue, sans qu’aucun des véritables défis d’un accueil et d’une éducation de qualité auxquels elle est confrontée ne soit relevé ». En l’état actuel de l’école maternelle, Pascale Garnier voit dans l’avancement de l’âge de la scolarité obligatoire à 3 ans une décision néfaste et dans l’invocation de la lutte contre les inégalités un leurre.

Un outil de lutte contre les inégalités sociales de réussite scolaire ?

Parmi les raisons qui motivent l’obligation de scolarisation dès trois ans, la question de l’égalité des enfants devant l’école, la lutte contre les inégalités sociales de réussite scolaire, figurent au premier plan. Nouveauté ? Non, toutes les réformes de l’école maternelle depuis les années 1970, ont été entreprises au nom de cette lutte, devenue principale mission de l’école maternelle. Des réformes qui l’ont considérablement transformée, par exemple en introduisant des évaluations systématiques des élèves, à partir des années 1990. Pour quels résultats ?

Non seulement, on assiste depuis des années à une dégradation des résultats des élèves français sur la scène internationale, mais ces résultats sont de plus en plus inégalitaires. La France est l’un des pays où l’origine sociale pèse le plus lourd dans ces résultats.

Depuis près de 50 ans, cette fausse évidence qu’il faut commencer l’école le plus tôt possible pour réussir à l’école n’en finit pas d’être reprise à droite, à gauche, comme au centre ! Les comparaisons internationales sont ici aussi éclairantes : à l’échelle d’un pays, plus l’emprise scolaire est forte, plus les mécanismes de reproduction sociale sont rigides. Avec toujours plus d’école, la France, premier pays à fixer l’obligation scolaire à 3 ans, s’enfonce décidément dans une course à la précocité scolaire dont nous n’avons pas fini de mesurer les effets pervers.

La scolarisation de l’éducation des jeunes enfants pose non seulement problème au niveau du développement progressif des formes et processus d’apprentissage des jeunes enfants, mais elle les confronte aussi d’emblée à des attendus, des normes, des situations, créant ipso facto, pour une partie des enfants, de l’échec scolaire socialement différencié et genré. Au lieu de se jouer à 15 ans, à 11 ans ou à 6 ans, réussite et échec scolaires se jouent dès l’entrée en maternelle. Elle établit d’emblée des différences entre les enfants, qui imposent son cortège de surveillance et de remédiation pour ceux repérés comme les « plus fragiles » d’entre eux. Les normes scolaires font office de « police » du développement des enfants, hiérarchisent les compétences qui sont attendues d’eux selon les domaines les plus spécialement rentables pour leur avenir scolaire.

Une lutte contre la sous-fréquentation de l’école maternelle ?

Un second argument invoqué pour justifier l’obligation scolaire est celui des près de 25 000 enfants de 3-6 ans qui ne fréquentent pas l’école maternelle. Mais une loi sur son caractère obligatoire peut-elle y remédier ? Un sociologue, Crozier, a de longue date écrit : « on ne gouverne pas la société par décret » : une loi est impuissante à susciter un engagement, du côté des parents, et à constituer une offre du côté des écoles maternelles. D’ailleurs, la loi actuelle pour les enfants de plus de six ans n’oblige pas à scolariser mais fixe une obligation d’instruction. Comment dès lors vérifier cette « instruction » dès trois ans : par des tests de langage ? L’obligation apparaît comme une logique de contrôle des parents en milieu populaire et/ou migrant, alors qu’elle permet une logique de choix de « l’instruction » à la maison, ou des écoles alternatives (qui ont le vent en poupe), en milieu privilégié.

Il faut aussi s’interroger sur les raisons d’une sous-fréquentation de l’école maternelle qu’une loi serait censée contrecarrer. Est-ce un hasard si elle est plus fréquente dans des territoires notoirement sous dotés, notamment à Mayotte et en Guyane comme en témoignent leur crise socio-économique actuelle ? Une loi sur l’obligation scolaire s’inscrit dans une logique répressive et elle se substitue à une logique incitative allant de pair avec le développement d’une offre de qualité. C’est aussi le cas de l’accueil des jeunes enfants dont la situation de handicap les écarte de l’école maternelle, malgré une progression ces dernières années. La fréquentation de la cantine met elle aussi en question l’accès des jeunes enfants à temps plein. N’oublions pas aussi la question du privé : quid de l’obligation de financement des communes ? À ce niveau-là aussi, les inégalités territoriales jouent à plein, montrant le visage d’une école maternelle à géométrie excessivement variable.

Demandez le (nouveau) programme ?

La sollicitude récemment affichée pour l’école maternelle ignore complètement la charte des programmes mise en place début 2014 par le Conseil Supérieur de l’éducation, lui-même remis en cause. Cette charte prévoyait une évaluation du programme paru en 2015, une analyse de la façon dont les enseignants de maternelle se l’approprient : quelles difficultés, quel besoin de réactualiser par rapport à des recherches plus récentes, etc. ? Plutôt que de vouloir inventer encore une nouvelle maternelle, qui a connu des nouveaux programmes en 1977, 1985, 1995, 2002, 2008, 2015, il faudrait analyser la mise en œuvre du programme de 2015 sur le terrain et le réajuster le cas échéant, sans oublier la formation des enseignants. Et regarder au niveau international les solutions que mettent en œuvre d’autres pays, comme le prévoyait aussi la charte des programmes.

Au-delà de la question des moyens, une mesure plus que « symbolique »

L’école maternelle avait-elle besoin d’être revalorisée (et de cette manière) alors qu’en l’absence d’obligation, elle est déjà très largement valorisée par les parents : près de 97% des 3-5 ans la fréquentent ? Tous les parents, ou presque, y compris ceux que l’on dit « éloignés de la culture scolaire », ont déjà en tête que la course contre la relégation scolaire, quasi-synonyme aujourd’hui de relégation sociale, commence dès la maternelle.

Aussi nombreux sont ceux qui ont souligné le caractère « symbolique » de l’obligation et s’interrogent sur de véritables investissements pour l’école maternelle. On ne peut en effet que souscrire à l’inquiétude sur les moyens qui devraient être mis en œuvre non seulement pour l’accueil d’enfants supplémentaire de 3-6 ans, pour l’accueil des enfants de moins de 3 ans dans des conditions ont été redéfinies en 2013, mais aussi et plus fondamentalement pour l’amélioration des conditions actuelles d’accueil en maternelle (par exemple au niveau du taux d’encadrement qui est parmi les plus élevés de l’OCDE), ou encore pour la formation des enseignants et des Atsem (agents territoriaux spécialisés des école maternelles).

Pour autant, l’obligation scolaire ne vise pas que les 25 000 enfants qui n’ont pas accès à l’école maternelle : elle touche aussi tous ceux qui la fréquentent de manière « facultative » aujourd’hui ou auraient pu le faire demain. Elle représente un tournant dans son histoire en la consacrant légalement comme relevant du domaine de l’« instruction ». Un pas décisif est franchi symboliquement dans l’affirmation réitérée depuis les années 1980 que la maternelle est bien une « école de plein exercice ». La rupture affirmée vis-à-vis des formes d’accueil et d’éducation qui la précédent (ramenées à de la « garde » d’enfants, au grand mépris du référentiel élaboré à la suite du rapport de S. Giampino) est ici consommée, en dépit des expériences internationales qui vont dans le sens d’une plus grande intégration de l’ensemble des structures précédant l’entrée à l’école élémentaire.

En somme, nous n’avons rien à gagner dans l’obligation de scolariser les enfants à partir de 3 ans, mais tout à craindre : au lieu d’être facultative et plébiscitée, l’école maternelle peut devenir synonyme de nouvelle « police des familles » et de contrainte scolaire accrue, sans qu’aucun des véritables défis d’un accueil et d’une éducation de qualité auxquels elle est confrontée ne soit relevé.

Pascale Garnier,

Sociologue, Pr sciences de l’éducation, Université Paris 13

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Références

Agacinski, D. & Collombet, C. (2018). Un nouvel âge pour l’école maternelle ?, La note d’analyse France Stratégie, 66, mars.

Donzelot, J. (1977). La police des familles, Paris, Ed de Minuit.

Dubet, F., Duru-Bellat, M. & Vérétout, M. (2010). Les sociétés et leur école. Emprise du diplôme et cohésion sociale. Paris: Seuil.

Garnier, P. (2016). Sociologie de l’école maternelle. Paris, PUF.

Garnier, P. & Brougère ; G. (2017). Des tout-petits « peu performants » en maternelle. Ambition et misère d’une scolarisation précoce, Revue française des affaires sociales, 2017/2, p. 83-102.

Giampino S. (2016). Développement du jeune enfant : modes d’accueil, formation des professionnels. Rapport remis à L. Rossignol, ministre des familles, de l’enfance et des Droits des femmes.

OECD (2017). Starting strong 2017. Key OECD indicators on early childhood education and care. Paris: OECD Publishing.