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L’orientation scolaire est elle socialement injuste ? Vendredi 6 et samedi 7 avril, ATD Quart Monde a invité familles, chercheurs, enseignants à débattre de « Grande pauvreté et orientation scolaire ». Depuis deux ans le réseau école s’interroge sur l’orientation massive des enfants de familles en situation de grande pauvreté vers les enseignements adaptés et spécialisés. En effet, le constat est sans appel : 85% des élèves scolarisés en SEGPA ou ULIS sont issus de milieux défavorisés. La pauvreté serait-elle synonyme de handicap ?

ATD Quart Monde ne le pense pas. Ils ont donc engagé un long travail dont la première étape a été d’interroger les personnes concernées par cette orientation et d’en dégager un constat sous forme de question : « Grande pauvreté et exclusion du cursus scolaire ordinaire : une réalité incontournable ? ». Le 15 octobre 2017, sur la place de la République, dans le cadre du village des initiatives, la conférence « orientation ou ségrégation scolaire » a lancé la deuxième étape de ce projet : croiser les savoirs avec différents partenaires : des enseignants, les syndicats, des chercheurs, des parents solidaires qui n’ont pas connu la pauvreté, un groupe de militants Quart Monde parents et jeunes connaissant la pauvreté et un groupe de professionnels non enseignants de l’éducation nationale. Ces « croisements des savoirs » se sont déroulés sur trois weekends, les ateliers des 6 et 7 avril ont permis la mutualisation de ces savoirs : savoirs académiques (celui des universitaires, des chercheurs), le savoir d’action des professionnels (enseignants, psychologues, inspecteurs…) et les savoirs de vie de ceux qui sont dans la grande pauvreté qui ont des choses à dire de ce qu’ils vivent. Ces savoirs sont à égalité, ils sont croisés pour construire un nouveau savoir, un savoir commun.

Claire Hédon, présidente d’ATD Quart Monde introduit ces journées de réflexion : « Les familles en situation de précarité sont en colère, en souffrance, elles n’ont pas le choix de l’orientation de leur enfant. Il faut donc que notre société constate qu’il y a un problème. Nous, nous pensons que cette orientation n’est pas une fatalité, de même que nous pensons que la misère n’est pas une fatalité, de même que nous pensons que l’on peut éradiquer la misère et notre but est d’éradiquer la misère. Nous ne sommes pas des utopistes, nous pensons que nous pouvons réellement y arriver. La pauvreté n’est pas un handicap, mais c’est une véritable injustice. L’école est la base de la lutte contre la pauvreté ». Comment permettre une égalité des possibles pour tous les élèves, quels que soit leur milieu socioéconomique. La démocratisation de la réussite scolaire, n’est-ce pas l’enjeu même de l’école de la République ? Serge Thomazet rappelle que l’école a changé de manière radicale depuis quinze ans, au moins dans ses intentions : « Nous sommes passés d’une école qui se mérite à une école pour tous. Nous devrions avoir une école sans gagnants ni perdants ».

Dix chercheurs étaient présents lors de ces deux journées. Ils se sont succédés pour apporter des pistes de réflexion et ont permis de nourrir le débat lors de tables rondes. Marie-Aleth Grard, vice-présidente d’ATD Quart Monde France a expliqué l’enjeu de ces ateliers : « Ces journées, c’est pour dégager une culture commune de l’orientation des enfants issus de milieux défavorisés dans notre pays, avoir une culture commune à partir des travaux réalisés lors des trois weekends « croisements des savoirs ». Les participants avaient préparé ces journées, ils avaient donc déjà une certaine culture du sujet. Nous avons voulu élargir ce groupe à nos partenaires pour dégager une culture commune avec ces dix chercheurs qui ne sont pas toujours d’accord. Mais c’est ça qui est important car, dans la société, nous ne sommes pas tous d’accord et pour se faire une culture commune, il faut qu’on entende ces positions diverses ».

La richesse de ces journées tient certainement à la multiplicité de ses participants : chercheurs, militants vivant dans la précarité et impactés par l’injustice de l’orientation scolaire, enseignants, cadres de l’éducation (IEN, DASEN, IA-IPR…), association de parents d’élèves, syndicats ; tous assis à la même table, portés par une volonté commune de lutter contre cet amer constat. Nulle hiérarchie dans la parole, chacune a sa pertinence, chacune nourrit le débat. L’origine sociale des élèves est un facteur de réussite ou d’échec. Comment y remédier ? Quels leviers utilisés ? Il faut commencer par le reconnaître, et ce n’est déjà pas « gagné ». Les chercheurs ont donc permis, par la présentation de leurs travaux, de montrer la réalité de la situation. Oui, les élèves pauvres subissent une double injustice : leurs conditions de vie sont difficiles et l’école – école qui devrait leur permettre de s’émanciper de leur situation actuelle – les catalogue dès leur plus jeune âge en ne leur donnant pas le droit de rêver à un avenir qu’ils auront eux-mêmes choisis, un avenir où ils pourront eux aussi participer « à égale dignité » à la continuité de notre société.

L’apport des chercheurs

Patrick Rayou a mis en évidence l’étrangeté du monde scolaire pour les enfants issus de familles n’utilisant pas le même « langage » que l’école, n’ayant pas les mêmes codes. Il explique aussi que « les problèmes de comportement de certains élèves sont dus à l’échec, et non l’échec qui serait dû aux problèmes de comportement ». Dominique Reuter approfondit cette réflexion, en mettant en évidence les malentendus scolaires, ces incompréhensions qui peuvent mener à l’échec. Les émotions seraient, selon elle, un levier contre l’échec : un enfant qui ressent de la haine ou de la peur bloque ses apprentissages. Ne pas comprendre est très difficile à vivre, l’enseignant doit donc expliciter l’enjeu de l’apprentissage afin que cela prenne sens surtout pour les élèves en grande précarité.

Serge Boimare renvoie lui aussi à ces compétences « psychiques » nécessaires à l’apprentissage. Ces compétences psychiques – apprendre à respecter les règles, aptitude aux interactions langagières, savoir gérer sa frustration…-, pour l’école, elles sont acquises par tous. C’est bien là l’écart, le malentendu. Les élèves éloignés de la culture scolaire arrivent donc avec un « empêchement d’apprendre », ils sont déstabilisés dès que leurs capacités réflexives sont sollicitées, « lors de ma carrière, j’ai travaillé avec des élèves normalement intelligents mais pourtant en échec ». Pour diminuer les inégalités, il faut donc s’appuyer fortement sur le développement du langage mais aussi un nourrissage culturel ; enrichir et sécuriser le monde extérieur grâce aux apprentissages.

Mathias Millet explique la nécessité de prise en compte des difficultés matérielles de vie des élèves dans les apprentissages scolaires : « Dès l’école maternelle, les élèves apprennent leur propre valeur, qu’elle est leur place, en même temps qu’ils apprennent des savoirs ». Ainsi, l’école assignerait une place aux élèves qu’ils intègreraient et qu’ils finiraient par accepter. Et, le paradoxe c’est que la difficulté est mal vue alors qu’elle fait partie intégrante de l’apprentissage. Il conclue : « une réflexion sur les missions de l’école est indispensable ».

Jean-Claude Croizet s’interroge, quant à lui, sur l’utilisation des tests d’évaluation de la performance scolaire pour déterminer l’orientation qui définit la « valeur » d’un individu. Grégoire Borst, professeur de psychologie du développement et de neurosciences de l’éducation, démontre le manque de pertinence de ce type de test. Selon ses travaux, l’acquisition des compétences est décalée dans le temps et non annulée. En effet, à terme – soit 25 ans – tous les cerveaux arrivent à la même maturation. Il est donc possible de compenser les incidences du milieu de vie par des pédagogies adaptées à ce décalage en proposant un environnement spécifique à ces élèves.

Hugo Dupont, auteur du livre « ni fou, ni gogol » étend la réflexion sur l’inaptitude de l’école à gérer en son sein les difficultés de certains élèves, elle externalise et médicalise l’échec scolaire en orientation vers les voies du handicap. Orientations qui sont vécues par les familles défavorisées comme une « brimade supplémentaire ». Il temporise son discours en rappelant que des efforts d’ouverture entre les établissements spécialisés – tels que les ITEP – et l’école se développent, « mais à ce rythme-là, l’école inclusive n’existera qu’en 2452 ».

Stanislas Morel, auteur du livre « la médicalisation de l’échec scolaire », interroge la prise en compte de la difficulté scolaire en fonction des origines sociales : « nous sommes dans un moment très particulier : entre importance de l’origine sociale et importance des modalités d’apprentissage pour expliquer la réussite ou l’échec scolaire ». Sylvain Connac pointe la nécessite de bien-être à l’école : « Si tous les élèves ont la possibilité d’être auteur-acteur de leur apprentissage et s’ils ressentent du bien-être à l’école, alors ils sont forcément dans les meilleures conditions pour aller au plus loin au regard de leurs capacités ».

Ces différentes interventions de chercheurs démontrent la non-fatalité de l’orientation des élèves vivant dans la grande précarité, mieux, ils proposent des pistes de réflexion riches et intéressantes sur les différents leviers pour palier à cette injustice.

Quelle sera la suite donnée à ces « croisements des savoirs » ?

Marie-Aleth Grard clôture ces deux journées : « Nous imaginons deux temps : proposer à nos partenaires – les syndicats, des chercheurs, des parents solidaires qui n’ont pas connu la pauvreté, un groupe de militants Quart Monde parents et jeunes connaissant la pauvreté, un groupe de professionnels non enseignants de l’éducation nationale et des chercheurs – s’ils sont d’accord, si cette culture commune a produit quelque chose, que nous prenions le temps d’écrire un texte ensemble pour dire notre refus de cette fatalité d’orientation scolaire qui ne permet pas à certains jeunes de choisir leur métier plus tard et d’exercer un métier qui leur permet d’avoir une vie à égale dignité des autres. Faire ce texte, c’est dire notre refus de cette injustice, par ce que pour nous, cette orientation pour cause de précarité sociale est fondamentalement injuste. Un deuxième temps : expérimenter les possibles du refus de cette fatalité sur deux territoires différents, en France, en primaire et au collège. Il nous faudra donc réfléchir aux conditions à mettre en place pour que cela soit possible. »

Développer l’estime de soi, changer le regard porté sur les élèves vivant dans la grande précarité, repenser la posture de l’apprenant mais aussi de l’enseignant, être dans une démarche de pédagogie active où les enjeux sont explicités, tels sont les premières pistes de réflexion qui se dégagent de ces ateliers. Avoir la conviction que tout est possible, qu’il n’y a nulle fatalité (comme nous l’ont prouvé les différentes recherches), tel est déjà le premier pas afin de rendre à l’école sa « dignité ». Et pour cela, il faut un investissement massif dans la formation initiale et continue des enseignants, que les compétences psychosociales des élèves soient plus travaillées afin de permettre une école de la collaboration.

Lilia Ben Hamouda