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Pourquoi s’intéresser aux pédagogies critiques ? Parce qu’elles sont mal connues en France, explique Irène Pereira. Aussi parce que le système éducatif français est marqué par ses fortes inégalités. Enfin parce que l’actualité politique et éducative du pays, les rendent, encore plus nécessaires. Souvent confondues avec les pédagogies alternatives elles s’en distinguent par leur dimension critique. Les pédagogies critiques visent à lutter contre les dominations , qu’elles soient de genre, de classe, ou encore relèvent d’autres inégalités. Si la figure de Paulo Freire se détache nettement, Irène Pereira tente avec ce livre (éditions Agone), qu’elle dirige avec Laurence De Cock et auquel ont participé de nombreux auteurs, de faire connaitre d’autres pédagogies de l’opprimé encore très peu connues en France , mais célèbres dans les Amériques du Nord au Sud. Pour elle il y a urgence tant les valeurs semblent menacées en Europe.

Comment définir les pédagogies critiques ?

C’est un mouvement international apparu dans les années 1990 dans la continuité de l’oeuvre de Paulo Freire. En 1964, il est expulsé du Brésil par la dictature et va dans différents pays où il rencontre des pédagogues et des intellectuels. Le terme apparait dans les années 1980 dans les pays anglophones et ibériques pour désigner un ensemble de pédagogies qui ont une visée critique des inégalités et des discriminations.

Pourquoi doit-on s’y intéresser aujourd’hui en France ?

Aujourd’hui on invite les élèves à lutter contre les stéréotypes. Mais je suis très frappée par leur reprise dans les propos de politiques. Et pas des moindres : par exemple les mots d’E Macron où il explique que le boxeur du Pont des arts sur « n’a pas les mots d’un gitan ». Il y a les mots sur les pauvres. J’observe un hiatus entre ce que l’institution demande aux enseignants de ne pas véhiculer et les propos de politiques qui ne correspondent pas aux valeurs enseignées.

Le Brésil vient de se doter d’une obligation de neutralité pour les enseignants. En France on voit arriver l’article 1 de la loi Blanquer. Pourra-t-on poursuivre un enseignant qui soulignerait le caractère homophobe ou pauvrophobe ou raciste de propos de personnalités politiques ?

Il y a un vrai conflit de valeurs entre des décisions administratives, par exemple les refus de scolarisation, et les valeurs de l’Ecole et du droit. Le pouvoir politique est il maintenant au dessus de valeurs juridiques ?

Quels pédagogues portent ce mouvement en dehors de Paulo Freire ?

Aux Etats Unis Peter Mclaren et Henri Giroux ont eu une grande influence. En Amérique latine,on peut citer Catherine Walsh. Paulo Freire influence ces auteurs mais on voit apparaitre des courants par exemple la pédagogie féministe, antiraciste, anticoloniale, queer…

Dans le livre vous citez des figures plus connues des Français comme Freinet…

Avec la co-directrice de l’ouvrage, Laurence De Cock, on utilise Freinet pour une mise en parallèle et pour montrer les liens, les proximités, entre les pédagogies critiques et des choses existant en France. Freinet n’est pas à l’origine des pédagogies critiques. On veut aussi lutter contre l’européocentrisme. Et donc on parle beaucoup de courants et d’auteurs peu connus ici qui peuvent enrichir la pensée pédagogique.

Ces pédagogies concernent quelles questions précisément ?

Tout ce qui concerne les inégalités sociales, environnementales, les discriminations. Par exemple c’est l’éco-pédagogie : un courant qui s’intéresse à la question de la conscientisation des questions écologiques en essayant de développer chez les élèves une conscience planétaire. Dans les pays scandinaves on voit se développer des pédagogies critiques des normes :elles interrogent les normes dominantes par exemple l’hétérosexualité, le validisme (un corps valide est supérieur à un corps handicapé).

La question coloniale entre dans ces pédagogies critiques ?

Le courant décolonial est très important en Amérique latine avec des auteurs reconnus comme Catherine Walsh ou Ines Barbosa de Oliveira. Souvent en France il est réduit à un mouvement marginal. En France la pédagogie décoloniale interroge la manière dont l’histoire est présentée d’un point de vue européocentré. Par exemple on parle des Grandes découvertes selon un point devue qui n’est pas celui des amérindiens. Ou encore il faut voir comment la littérature jeunesse présente l’Afrique, avec toujours des cases. Cette pédagogie invite à décentrer le regard.

Les pédagogies critiques sont pour quels élèves ?

On les trouve à tous les niveaux scolaires. En maternelle par exemple on pourra travailler la question du genre. Un récent rapport du Rapporteur des droits a montré l’importance des stéréotypes de genre en maternelle.

Socialement, à la base, les pédagogies critiques ont été pensées pour les opprimés. Ce sont des pédagogies faites par les opprimés pour les opprimés. Ensuite des pédagogues se sont demandés si on pouvait conscientiser les privilégié set s’en faire un allié. La pensée contemporaine admet plusieurs types d’oppression. On peut etre privilégié d’un coté et opprimé dans une autre dimension. Ainsi les questions intersectionnelles sont un aspect contemporain des pédagogies critiques. P Freire l’avait déjà vu en discutant avec des féministes dans les années 1980.

L’Ecole peut vraiment changer le monde ?

Le monde est plutôt changé par des mouvements sociaux, comme le mouvement pour les droits civiques ou le féminisme. Pas par l’Ecole directement. Mais on assiste à la montée de régimes politiques qui rendent le respect des droits humains très problématique et l’Ecole doit s’orienter vers ces questions.

Propos recueillis par François Jarraud

Laurence De Cock & Irène Pereira dir., Les Pédagogies critiques, Edition Agone, ISBN : 9782748903850.

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