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Comment chercheurs et professionnel peuvent-ils dialoguer pour créer un cercle d’intéressement ? Quels sont les obstacles ? Pour penser le bien-être scolaire, chercheurs et professionnels de m’éducation doivent penser ensemble. Guy Lapostolle, LISEC Université de Lorraine, revient sur son dernier livre : Les experts contre les intellectuels (PUN, 2019).

Quelle est la thèse de votre ouvrage ?

Mon ouvrage traite de la manière dont les chercheurs en sciences de l’éducation cherchent à se faire entendre en dehors de leur « cité scientifique ». La position qu’ils occupent dans le champ des sciences de l’éducation est en partie dépendante de cette capacité qu’ils ont à se montrer utiles socialement, au-delà des frontières de leur cité. Or cette utilité peut prendre des formes diverses. Elle peut notamment prendre la forme d’une aide à la décision politique. En ce cas le chercheur se transforme en expert. Mais cette utilité peut aussi prendre une forme différente, bien souvent en opposition avec la première : celle d’une interpellation des pouvoirs publics ou de l’opinion. En ce cas, le chercheur se transforme en intellectuel, puisque telle est au fond dans la tradition française, la mission de l’intellectuel : appeler à une certaine forme de vigilance quand la dignité de l’homme est en danger ou quand un certain nombre de principes éthiques sont mis à mal.

Or quelques-uns des experts d’hier, ceux qui conseillaient les responsables politiques en charge de l’éducation dans les années 1980 se sont transformés en intellectuels. Ils interpellent désormais ces responsables politiques, mais aussi leurs collègues qui versent dans l’expertise, notamment ceux qui, parmi ces derniers, poursuivent des recherches à visée évaluative. Ils mettent également en question les chercheurs d’autres domaines disciplinaires, appelés à venir en aide aux acteurs politiques. L’objet du livre est de tenter de faire émerger ce qui fonde et ce qui légitime les discours de ces chercheurs en sciences de l’éducation, qu’ils versent dans l’expertise ou qu’ils se muent en intellectuels. Il s’agit également de mettre en lumière l’impact de leurs discours et propositions sur les politiques d’éducation…

Quelles sont selon vous les limites au dialogue professeurs /chercheurs à l’école ?

Il n’y a pas si longtemps, quelques chercheurs influents politiquement, bien plus en tous cas qu’ils ne le prétendaient, considéraient les enseignants comme des « résistants » aux conclusions qu’ils produisaient dans leurs travaux. Heureusement, beaucoup d’épigones de ces chercheurs ont évolué tant dans leurs présupposés philosophiques que dans les méthodes auxquelles ils recourent pour produire des connaissances.

Car les enseignants avaient, comme l’a dit Dubet (2002), « des raisons raisonnables » de ne pas croire les sociologues. Cela d’autant plus que la recherche d’objectivité qui animait ces chercheurs reposait essentiellement sur la mise à distance de la parole de ces enseignants. Ceci étant en quelque sorte justifié par la nécessité d’organiser une « rupture épistémologique » qui permet de produire des connaissances scientifiques exemptes de toute contamination de l’opinion, notamment de celle des enseignants…

Mais dans ces conditions, comment ces enseignants pouvaient-ils adhérer à des connaissances qui permettaient de construire des problèmes politiques – et par conséquent à des réformes ou des dispositifs censés apporter des solutions à ces problèmes – sans avoir été conviés à la construction initiale des problèmes ?

Je crois qu’il faut davantage écouter, mais aussi associer les enseignants aux recherches qui portent sur l’éducation, et cela d’autant plus que les connaissances produites sont censées impacter des réformes qu’auront à mettre en œuvre les enseignants. L’idéal d’une science qui produirait des connaissances neutres et objectives qu’il suffirait de livrer aux acteurs politiques et opérationnels pour éclairer leur débat a été largement remis en question dans les science studies. Se contenter de se conformer aux normes méthodologiques en vigueur dans sa discipline de recherche n’est plus suffisant pour garantir cette objectivité et cette neutralité. Une certaine éthique exige du chercheur qu’il se situe dans le contexte dans lequel il travail, qu’il ne se détourne pas des conséquences de l’usage qui peut être fait de ses travaux… Ce qui se joue sur le fond, c’est une dérive technocratique de la construction des problèmes politiques au détriment d’une approche plus démocratique qui intégrerait les acteurs concernés par les décisions politiques.

A quelles conditions la recherche peut-elle participer à améliorer le bien-être à l’école ?

Je ne suis pas spécialiste de cet objet de recherche qu’est le bien-être à l’école. Je peux néanmoins me risquer à livrer quelques éléments de réflexion qui sont en lien avec des propositions développées dans mon ouvrage.

Il me semble que le bien-être à l’école, celui des élèves comme celui des enseignants, – ce en quoi il consiste, ce que sont les moyens mis en œuvre pour l’assurer ou l’améliorer – peut difficilement être appréhendé par une sociologie qui aurait pour ambition de proposer des connaissances pertinentes en toutes circonstances et généralisables à son sujet. Il me semble également qu’il serait difficile pour cette sociologie d’expliquer par des liens de causalité ce qui contribue à asseoir ou conforter ce bien-être. Dans le même ordre d’idée, il m’apparait tout aussi risqué de tenter d’évaluer de manière commensurable l’efficacité d’une organisation ou de quelconques dispositifs qui permettraient d’assurer ce bien-être. A la différence des recherches relatives à la réussite des élèves ou à leurs apprentissages, ou plus généralement de celles qui portent sur l’efficacité de tel ou tel dispositif, celles qui portent sur le bien-être des élèves ou des enseignants ne semblent pouvoir être effectuées sans écouter réellement les personnes concernées au premier chef par l’enquête. Cela implique alors de prendre en compte la parole des enquêtés dans le processus de production et de validation des connaissances. Ces recherches sont alors inévitablement compréhensives : elles ne peuvent faire abstraction du sens que les personnes concernées donnent à leur bien-être.

Ce constat n’est pas sans conséquences sur le statut et la nature des connaissances que peuvent produire à ce sujet les chercheurs. Il invite en tous cas les chercheurs à réfléchir à ce statut et à cette nature, mais aussi à l’usage qui peut être fait de ces connaissances qu’ils produisent. Ce constat milite par ailleurs en faveur d’une évolution des recherches vers des approches, des méthodes et des techniques qui accordent une grande attention aux enquêtés. Ceci n’est pas sans rappeler « la conversion du regard » à laquelle Bourdieu (1993) conviait les chercheurs. Il érigeait alors au rang de quasi nécessité méthodologique « la disposition accueillante [du chercheur] qui incline à faire siens les problèmes de l’enquêté ».

Propos recueillis par Béatrice Mabilon-Bonfils

Directrice du laboratoire BONHEURS (Bien-être, Organisations, Numérique, Habitabilité, Education, Universalité, Relation, Savoirs). Université de Cergy-Pontoise

Guy Lapostolle, Les experts contre les intellectuels. Presses universitaires de Nancy ISBN 9782814305380