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En recevant sa deuxième Palme d’or cannoise en 2016 pour « Moi Daniel Blake », Ken Loach revendique la tradition esthétique dans laquelle s’inscrit son travail : ‘un cinéma de protestation mettant en avant le peuple contre les puissants’. Il dénonce alors avec force les méfaits du néo-libéralisme, la misère présente qui s’étend et les catastrophes ‘politiques’ qui nous attendent. Aujourd’hui, le cinéaste britannique de 83 ans continue le combat. Son arme : « Sorry we missed you », à la fois drame social impressionnant et réquisitoire implacable dénonçant l’ubérisation du marché du travail et les conditions d’existence des précaires corvéables à merci. Et nous suivons Nicky et Abbie, parents de deux enfants, habitants modestes de Newcastle, au gré des alea de leurs petits ‘boulots’ respectifs, d’espoirs familiaux partagés en fiascos individuels. Ou comment le nouveau job du père aspirant à l’indépendance (chauffeur-livreur et auto-entrepreneur) le conduit à sa perte. Et la révolution numérique sous nos yeux réduit à néant les anciennes solidarités ouvrières, pulvérise l’affection et les liens familiaux, fait perdre la tête au forçat du travail ‘ubérisé’.

Petite famille unie, grands soucis d’argent

Ricky (Khris Hitchen), intérimaire, et Abby (Debbie Honeywood), auxiliaire de vie à domicile, vivent à Newcastle avec leur garçon de quinze ans Seb (Rhys Stone) et leur fille de dix ans Liza Jane (Katie Proctor) dans un petit logement, jonglant l’un et l’autre avec des horaires élastiques et des dépenses incompressibles. Les enfants, souvent seuls après l’école font preuve de débrouillardise, portés chacun par leur passion, les graffitis pour l’un, la nature pour l’autre. Et leurs parents déploient des trésors d’énergie pour préserver la solidité du foyer. Il n’empêche. Lorsque Ricky se voit proposer un nouveau job supposé augmenter le budget familial et favoriser à moyen terme l’acquisition de leur maison, il fonce. Avec une camionnette neuve (achetée grâce à la vente de la voiture d’Abby), il devient chauffeur-livreur ‘à son compte’.

En réalité, dans le cadre d’un ‘contrat zéro heure’ signé avec le responsable d’une entreprise de livraison, le dénommé Maloney (Ross Brewster), imparable baratineur capable de vendre la dernière version de l’exploitation (le scanner de code barre permettant de tracer le trajet d’un colis jusqu’à son destinataire) comme une voie royale d’accès à l’indépendance.

Le décalage entre les avantages supposés de cette reconversion inespérée et la réalité des épreuves subies par Ricky nous saute aux yeux, tandis que Abby mesure les néfastes effets de ce nouveau travail sur la fatigue physique, l’épuisement nerveux et l’humeur mauvaise de son mari.

Duplicité du système d’exploitation, puissance destructrice

Sans détailler les incidents de toutes sortes émaillant les parcours semés d’embuches, des embouteillages monstres aux déconvenues en tous genres une fois la destination atteinte, nous percevons vite les injonctions (infernales) devant lesquelles se trouve le conducteur de la camionnette : trouver le client à son domicile, livrer en un temps record, transporter un maximum de colis chaque jour. Et ce, sous la surveillance constante du GPS ‘traceur’ de l’acheminement des colis. Le cinéaste cependant refuse le surplomb. Il nous montre Ricky en père de famille soucieux et en travailleur volontaire, convaincu qu’il reste maître du jeu et capable de faire face en toute circonstance.

Rapidement, la belle mécanique mise en place se grippe et le chef du dépôt de marchandise rappelle violemment à l’apprenti-livreur le contrat de dupe qui le lie à l’entreprise. Menaces, mises en concurrence avec les autres chauffeurs, lourdes amendes deviennent le lot quotidien d’un individu solitaire sans droits sociaux ni corps intermédiaires (syndicats, représentants du personnels) pour le défendre.

Le garçon rebelle préfère les nuits à dessiner sur les murs de la ville aux journées en classe et le discours autoritaire (et maladroitement virulent) du père n’atteint pas les oreilles du fils. La petite fille, quant à elle, tente de faire face à des problèmes qui ne sont pas de son âge en s’interposant entre un père et une mère au cœur d’une dispute dépourvue de tendresse.

Progressivement, la cellule familiale commence à se déliter comme si la violence de l’exploitation subie par le père pénétrait à l’intérieur du foyer, ultime rempart à l’ensauvagement. Un processus irréversible que Ricky, enfermé dans la logique du travail coûte que coûte, ne veut pas voir.

Dépérissement des solidarités, engagement radical du cinéaste

Face à l’aveuglement paternel et à ses conséquences potentiellement tragiques, les enfants, entre lucidité et besoin de réconfort, se tournent vers leur mère, bienveillante et désarmée. Point de clichés ici non plus : comme souvent chez Ken Loach les enfants blessés font preuve de courage et d’imagination. Ils refusent surtout de se soumettre aux circonstances si dramatiques soient-elles. Quant à Abby, leur mère, elle nous touche profondément. En tant qu’auxiliaire de vie, régulièrement appelée auprès de vieilles personnes seules, abandonnées par leurs proches, elle assume avec respect et affection des tâches allant au-delà de ses supposées missions. Douce et complice, elle suscite ainsi les confidences d’une ouvrière à la retraite qui lui raconte des grèves anciennes et des traditions de solidarité, sous des formes collectives aujourd’hui absentes dans la société britannique. Outre le souvenir de la défaite des syndicats de mineurs au terme d’un long bras de fer avec la première ministre Margaret Thatcher lors de la fermeture d’une vingtaine de mines au mitan des années 1980, nous revient en mémoire « Les Dockers de Liverpool », extraodinaire documentaire réalisé par Ken Loach en 1997, enquête fouillée et thriller social révélant les réseaux de solidarités citoyennes et les multiples trahisons de tous bords jusqu’à l’échec cinglant des grévistes à bout de souffle.

Nous n’en sommes plus là. Mais le cinéaste livre toujours bataille, inlassablement. Il nous donne à voir sans nous ménager le tableau réaliste et désespérant des dégâts humains de la ‘nouvelle économie’ célébrée par les chantres de la modernité. « Sorry to missed you » (‘Désolé de vous avoir râté’, c’est le message laissé au client absent lors de la livraison) va plus loin en mettant au jour les rages intimes engendrés par la solitude des individus livrés au marché ubérisé sans droits ni protections. En se rapprochant de l’intimité de ses personnages complexes –incarnés par des interprètes époustouflants, riches d’expériences de vie difficiles éloignées de l’actorat-, entre le trouble de leurs tourments et la précarité de leur sort, l’auteur nous rend palpable la fragilité d’une humanité menacée dans ses fondements même par les dernières métamorphoses du néo-libéralisme.

En 2016 encore, Ken Loach finissait son discours aux festivaliers cannois par ce cri d’alerte : ‘Nous [cinéastes] devons dire qu’un autre monde est possible et nécessaire’. Un avertissement qui nous questionne en tant que spectateurs de son dernier opus. Comment pouvons-nous en effet consentir à un monde si dur avec les faibles, si doux avec les puissants ?

Samra Bonvoisin

« Sorry we missed you », film de Ken loach-sortie le 23 octobre 2019

Sélection officielle, Compétition, Festival de Cannes 2019