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On le sait désormais, l’École française n’était absolument pas préparée à être soudainement mise à l’arrêt. Les enseignants les plus attentifs avaient entendu dire tout l’inverse, de la bouche même de leur ministre. En effet, jeudi 12 mars, celui-ci expliquait et répétait dans les médias combien il était opposé à pareille décision « jamais envisagée » de fermeture généralisée, chose qu’il jugeait alors contre-productive, paralysante pour le pays, contraire à notre culture, au moment où d’autres nations prenaient justement exemple sur notre capacité à nous adapter aux situations locales (France Info). Et puis, patatras ! Le soir même, le Président de la République décidait tout le contraire. Pas de mea culpa pourtant, plutôt une mise au pas de tout l’appareil, accompagnée d’un « nous sommes prêts » magique, supposé garantir à tous – de 3 à 18 ans – une prétendue continuité pédagogique.

Puisque ça avait été dit, ça devait sans doute être vrai, surtout émanant d’un ministre qui qualifie de « fake news » tout argument qui lui est opposé. Et comme d’habitude, nombre d’enseignants, au lieu de protester contre l’infaisabilité de ce qui leur était demandé, firent comme s’ils étaient coupables de cette irresponsable annonce. On n’y peut rien, c’est dans nos gênes (1). On les vit aussitôt tenter l’impossible, essayant d’honorer l’engagement ministériel, promesse qui, s’étendant tel le nez de Pinocchio, alla jusqu’à prétendre qu’on allait continuer d’apprendre comme s’il y avait eu classe. A se demander alors pourquoi avoir un jour inventé l’école.

Très rapidement, on comprit que quelque chose clochait là-dedans, au moins sur trois plans très bien exposés dans la tribune « Continuité pédagogique ou rupture d’égalité ? » (2) (Café pédagogique du 23/03/2020). Non, rien n’était prêt du côté informatique. Rappelons que les enseignants travaillent presque exclusivement avec leur matériel (ordinateur, scanner, imprimante), depuis chez eux, en utilisant leur propre connexion, leur téléphone, leurs applications. Visiblement, on n’était pas prêt non plus du côté des structures numériques officielles qui ont connu de nombreux problèmes techniques, ratés et autres bugs (les fameux « trous dans la raquette » évoqués par JM Blanquer quand il s’agit davantage de trous dans la toile du parachute censé nous sauver).

Mais nous n’étions pas prêts non plus d’un point de vue pédagogique. Apprendre, ça n’est pas déverser des contenus en espérant qu’il y ait des élèves pour s’en abreuver. Agir ainsi c’est, on le sait, arroser où c’est déjà mouillé. Il faut être déjà correctement pourvu pour recueillir le breuvage. On l’a peu dit mais toute cette entreprise d’enseignement à distance a été inspirée de ce qui peut parfois fonctionner… au lycée ! Et encore ! Avec des élèves matures, motivés, impliqués, équipés, habiles dans l’usage de l’outil informatique, sans soucis de connexion, de débit ou d’accès. Mais pour des écoliers ? Qui peut croire à cette farce ? A cette « mascarade » pour parler comme Mme Buzyn qui savait tout mais ne disait rien ? Qui croit qu’un enfant apprend à faire de la géométrie en regardant un écran ? Et si vraiment notre système scolaire avait été aussitôt opérationnel, pourquoi ces envois si nombreux de ressources numériques, bien des jours après la présomptueuse annonce, de la part de notre hiérarchie ? Une fois encore, la spécificité de l’École primaire aura été totalement niée. Car contrairement au lycée, nous ne donnons pas du travail à nos élèves ! Nous en donnons aux parents pour qu’ils le fassent faire à leur(s) enfant(s), nuance !

Surtout, nous n’étions absolument pas prêts sur le plan éthique. Pour des enfants qui entendent parler du matin au soir de morts, d’épidémie, de confinement, de malades intubés, de catastrophe, d’interdiction de sortir, quelle urgence y avait-il à les stresser immédiatement avec du travail à effectuer et un emploi du temps à respecter ? Pourquoi ne pas avoir accordé une bonne semaine de battement pour que les enseignants puissent avoir le temps de réfléchir, de prendre des nouvelles, de chercher à s’organiser, de connaître la situation parentale, de s’entraider, de mutualiser comme on commença à le faire librement en seulement quelques heures dans mon secteur (3) ? Du temps aussi pour que les familles sachent comment procéder avec cette invasive sous-traitance pédagogique.

Car visiblement, on s’est peu demandé si les parents, eux, étaient prêts ! Avant de les bombarder de recommandations comme le ministère le fait déjà avec nous le reste de l’année, qui a pris le temps de se renseigner sur la situation de ceux chargés d’appliquer notre plan de bataille contre l’oisiveté et l’ignorance ? Sont-ils au moins épargnés par la maladie ? Sont-ils au travail ? En télétravail ? De combien d’enfants doivent-ils s’occuper en même temps ? Ont-ils d’autres impératifs (parents âgés par exemple) ? De combien de temps disposent-ils pour aider leur enfant chaque jour ? Possèdent-ils leur propre ordinateur (on peut avoir une adresse électronique pour consulter ses mails depuis le lieu de travail) ? Même s’il y a le matériel informatique, combien dans la famille doivent l’utiliser (des fois cinq ou six personnes pour un seul ordinateur) ? Tout fonctionne-t-il bien (connexion, débit, impression) ? Chacun sait-il effectuer les actions de base (ouvrir un courriel, un document, trouver un site, consulter un lien, répondre à un message, enregistrer un document, le joindre à un mail) ?

C’est en agissant dans la précipitation et en faisant fi de toutes ces questions que les enseignants se sont retrouvés – comme d’habitude – pris entre le marteau ministériel et l’enclume de la réalité.

Est-ce grave docteur ? Oui, dramatique même. Car en agissant ainsi, dans l’affolement général, sans le recul nécessaire ni la réflexion collective, nous favorisons, chaque jour, au prix de mille efforts, l’élargissement du fossé qui sépare nos meilleurs élèves de ceux les plus en difficulté. On croit se creuser la tête mais on creuse finalement les écarts. Je ne parle même pas ici de la situation intenable des enfants en situation de handicap. Mais le bilan est évident : cet enseignement à distance met à distance de l’enseignement les plus fragiles. Cette « classe à la maison » ne trouve pas toujours la porte d’entrée, surtout quand il n’y a pas de pont-levis pour pénétrer dans cette forteresse qu’est la misère, comme l’évoquait Albert Camus. Et la panique qu’a provoquée l’injonction ministérielle n’a fait qu’aggraver les choses en renforçant les stéréotypes les plus rétrogrades sur ce qu’est un apprentissage, forcément immobile, frontal et silencieux.

Pourtant, il est encore temps de sonder les parents sur leurs difficultés et disponibilités, temps de rétablir de l’humain dans nos communications pour savoir comment les enfants vivent ces semaines anxiogènes, temps de se mettre en réseau avec d’autres collègues pour échanger et inventer, temps de trouver comment travailler autrement, en privilégiant la culture, la création et l’expression. Mais tout ça, nous seuls pouvons le décider, pas un ministère qui a perdu sa crédibilité en voulant gagner la bataille de l’opinion. « Nous sommes en guerre », mais qu’on nous fiche maintenant la paix pour travailler.

Sylvain Grandserre

Maître d’école en Normandie

Auteur de : « Un instit ne devrait pas avoir à dire ça ! » (ESF/LA CLASSE)

Sur ce livre, cet entretien avec S Grandserre

Notes :

1/ « Quand l’État ne fait pas son travail, pourquoi continuons-nous de le faire à sa place ? »

2/ Le Café pédagogique, lundi 23 /03/2020, signatures de soutien bienvenues sur : https://pedagogiesolidaire.wesign.it/fr

3/ Mutualisation de ressources numériques utilisées en classe (https://www.meirieu.com/ACTUALITE/ressources-grandserre2.pdf )