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Alors que le retour en classe s’éloigne à nouveau du calendrier initialement indiqué de reprise le 4 mai, l’exercice de « prédictologie » est sans risque, et nombre de personnes s’y risquent. La réalité tranchera quand le mode de vie, antérieur, aura repris car c’est d’abord cela qui va se produire. A priori il y a de bonnes chances pour que tout redevienne d’abord comme « avant » si l’on en croit la force de l’habitude et du rituel, force rassurante pour tout le monde, enseignants, élèves, parents, institution, ministre. Chacun de nous a besoin de retrouver ses repères et les plus faciles à mobiliser sont toujours ceux que l’on connait depuis longtemps.

Pas de baguette magique

Il est facile aussi de désigner ce qui n’a pas marché dans la situation de crise pour déclarer qu’habituellement ça ne fonctionne pas. Autrement dit on utilise, on instrumentalise la période de crise pour instruire quelques procès. Si la situation de crise est un révélateur de failles, elle n’est pas une clé de lecture suffisante pour dire comment il faudrait agir en dehors de cette période et surtout après. On le voit en creux en disant qu’on n’a pas anticipé la crise. Ainsi on n’aurait pas pensé à l’équipement de toutes les familles et aux connexions Internet. Or les connaisseurs du sujet savent depuis longtemps que l’accès au numérique est inégal et la crise, parce qu’elle en oblige les usages, ne fait que confirmer. Ne feignons pas de découvrir des inégalités préexistantes et qui, probablement continueront après. L’étude longitudinale permet souvent de comprendre que les logiques sous-jacentes qui amènent aux situations actuelles sont la suite d’une longue histoire et de choix antérieurs faits compte tenu des contextes vécus eux-mêmes antérieurement. Le choix entre prévision, prévention, précaution, et prédiction voire curation, est souvent fondé sur des analyses du passé et pas du futur possible… mais aussi de choix économiques et parfois aussi philosophiques.

Ce qui est intéressant à étudier dans ce que nous vivons c’est la soudaineté, la violence et la généralisation de la situation vécue. Au contraire de notre vie quotidienne antérieure, qui efface bien des reliefs de la vie en société du fait qu’elle semble s’équilibrer et finalement nous satisfait presque tous. Or ce qui va émerger de cette crise ce sont de nouveaux déséquilibres, à commencer par le domaine social en lien avec l’économie réelle. Le risque de creusement de nouvelles fractures ne peut être négligé après un tel choc. Le monde scolaire, lui, a été constitué sur un rééquilibrage issu de la révolution française, autre situation de crise durement vécue. L’institution qui s’est construite l’a été pour assurer une stabilité de la société. Aujourd’hui l’école continue d’assurer ce fragile équilibre du maintien des rôles et des places. L’analyse de l’histoire du développement de l’informatique dans le système scolaire révèle, outre des hésitations sur les lignes directrices à prendre (discipline, pas discipline par exemple), une constance dans le volontarisme mais aussi la même constance dans la résistance quotidienne face à ces évolutions. Mais une résistance très différente d’un établissement à l’autre, d’un niveau à l’autre.

Il y a bien longtemps que l’on sait qu’il ne fallait pas céder aux sirènes du numérique pour l’enseignement en croyant que cela allait changer la pédagogie. Alors le dénoncer aujourd’hui est faire peu de cas de ce que certaines voix (dont la mienne, « Éduquer avec le numérique« , ESF 2019) essaient de mettre en évidence depuis de nombreuses années. Cependant le vrai phénomène n’est pas celui du numérique pour enseigner, mais du numérique dans le tissu social, dans le « faire société ». La crise que l’on vit en ce moment a mis en avant toutes les pratiques sociales du numérique comme devenues une obligation. L’isolement social difficile à vivre s’adoucit lorsque je peux voir mes enfants et mes petits-enfants sur les écrans, lorsque je peux échanger avec mes amis (même si ce sont des âneries), lorsque je peux rester en lien avec le monde professionnel. Le monde scolaire a cru qu’un coup de baguette magique allait faire le lien pour tous et toutes. C’était oublier l’état réel des choses : c’est sur le plan pédagogique que les moyens numériques sont le moins bien maîtrisés et utilisés dans l’école. La place prise par la vidéoprojection, interactive ou non, dans les pratiques enseignantes est illustrative des limites atteintes par la majorité des enseignants.

Après cette parenthèse de plusieurs semaines, que va devenir l’école ?

En évitant de généraliser à tous les niveaux d’enseignement, on peut essayer d’imaginer des scénarios prospectifs.

– Le premier serait celui du retour à la case départ. L’interdiction des téléphones de 2018 se retrouve au premier rang, appuyée par l’argument du fameux RGPD. Pas de souci, les habitudes antérieures reprennent la main.

– Le second serait celui de l’extension du potentiel numérique en termes de ressources. À voir la multiplication des offres de ressources (Lumni, CANOPE, Académies, CNED, etc.), on peut espérer que cela va déclencher un mouvement pour enrichir et varier les supports utilisés par les enseignants

– Le troisième serait celui d’une transformation des relations entre acteurs de l’enseignement : augmentation des relations directes au travers du numérique, transformation de l’accompagnement des élèves

– Le quatrième serait la mise en place d’une orientation nouvelle qui mettrait la personnalisation de l’enseignement au premier plan en lien avec l’assouplissement des parcours et des trajectoires possibles. Chaque élève pourrait se voir proposer des parcours adaptés à son développement qu’il pourrait travailler avec d’autres élèves bénéficiant ainsi des interactions entre pairs, en présence et à distance

– Le cinquième serait une politique d’hybridation de l’enseignement. Pour le dire autrement, apprendre passerait beaucoup moins par le strict face à face pédagogique en salle de classe réalisé par un enseignant enfermé dans les trois unités : lieux, temps, action. Dans les établissements, au côté des salles de classe, il y aurait beaucoup plus d’espaces de travail qui permettraient aux élèves de réaliser des activités soit en partie dans l’établissement soit aussi en dehors, grâce aux liaisons numériques.

– ….

Avant de parler de transformations profondes ou pas du système éducatif, il va falloir absorber le choc psychologique subi. On ne pourra plus éluder la question de l’épée de Damoclès qui pèse sur nos sociétés humaines. On ne pourra pas faire l’économie d’un travail sur le corps, la vie et la mort. On ne pourra pas éviter de parler des nouvelles relations humaines. On sera bien sûr interrogé sur nos propres manières de vivre, en tant qu’éducateur, par des jeunes qui vont nous demander des comptes. Il faudra bien sûr étudier la question de la vérité scientifique et de la recherche. On ne pourra pas non plus éviter de parler de vraies et fausses nouvelles (et parfois scientifiques), des rumeurs, des manipulations, de la transparence.

Rien qu’à lister quelques-uns de ces sujets (il y en a d’autres), on se rend compte de l’ampleur de la tâche qui attend les enseignants. L’environnement numérique de notre société et de chacun de nous a été fortement mis à contribution. Nous avons renforcé certaines de nos manières de l’utiliser ou pas. Nous avons développé des habiletés que nous avions négligées ou ignorées auparavant. Il faudra faire en sorte que chacun « apprenne de l’expérience » mais aussi en profite, par un retour réflexif sur la période vécue à identifier ce qui s’est passé, ce que chacun a fait, et comment il peut inscrire cela dans une dynamique d’avenir.

Avec le numérique, la société est transformée dans sa structure et dans la circulation des flux. Cette transformation a largement dépassé le monde scolaire qui s’est même longtemps défendu de la prendre en compte. Aujourd’hui les faits, aussi inégalitaires soient-ils, sont là. Que l’école ignore cela serait une erreur grave. Ce qui est en jeu c’est le « faire société » et pas n’importe laquelle. Le vivre ensemble, la citoyenneté, le collectif ont été dépassés par les évènements. Sur ce que certains pourront voir comme un champ de ruines, il va falloir reconstruire. On peut penser que l’école et ses acteurs ont un rôle essentiel à jouer pour demain.

Bruno Devauchelle

L’Ecole d’après : le dossier