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Vous avez déjà vu un chef élu par ses pairs refuser l’exercice du pouvoir inhérent à la fonction ? A fortiori, dans l’Italie d’aujourd’hui, s’il s’agit du Pape, à peine choisi, pris de la soudaine envie d’abandonner son poste et de fuir le Vatican ? Le cinéaste Nanni Moretti, inventeur de la comédie autofictionnelle décalée dés ses débuts (« Je suis un autarcique », 1976), adepte d’un réalisme social teinté de burlesque politique (« La Messe est finie », 1986, « Le Caïman », 2007) s’en donne ici à cœur joie et réussit un coup de maître. Déjouant les pièges faciles de la satire anticléricale, le réalisateur nous entraîne sur les traces d’un Pape (magistralement incarné par Michel Piccoli) en proie au doute, évadé de la prison vaticane, en quête de sa vérité, en errance vagabonde dans Rome. Et, pendant ce temps de ‘vacance’ politique, la crise de gouvernance et les cardinaux déboussolés, surveillés par les médias du monde entier, apprennent à remplir le temps et à tromper l’ennemi par le théâtre, le jeu et la pratique sportive. Et ce, sous la houlette d’un psychanalyste (Nanni Moretti en personne) appelé en renfort et se muant progressivement en animateur socio-éducatif. Autrement dit : « Habemus Papam » –couronné à Cannes en 2011 par le Prix du jury œcuménique-, entre éclats de rire et frissons d’effroi, nous laisse face à des interrogations d’une actualité brûlante. A l’exercice vertigineux d’un pouvoir écrasant, le Pape inconséquent et ‘beau joueur’, imaginé par Nanni Moretti, préfère la fidélité à ses rêves d’enfant et une liberté partagée avec le commun des mortels.

Election papale, de la surprise à l’effarement

Un commencement déroutant plus proche du documentaire que de la fiction. Le long cérémonial auquel nous assistons en ouverture retrace en effet, à partir d’images d’archives, les obsèques de Jean-Paul II devant une foule de fidèles et les médias du monde entier. Les journalistes de la télévision et de l’ère berlusconienne –micros tendus et vains badinages ignorants- sont d’ailleurs toujours là sur la Place Saint-Pierre alors que nous entrons dans le récit inventé par Nanni Moretti : les cardinaux rassemblés en conclave sont en train de se réunir pour élire le successeur du défunt. L’affaire paraît d’emblée mal emmanchée puisqu’une panne d’électricité plonge l’assemblée dans les ténèbres, sème l’embarras et fait chuter un vieux cardinal qui se relève en ronchonnant et qui, la lumière revenue, rassure ses collègues soucieux de son intégrité physique.

Alternances régulières des plans d’ensemble de la Place Saint-Pierre remplie de fidèles pris dans la tension d’une longue attente et de journalistes ergotant sur la couleur de la fumée annonciatrice du résultat avec des plans des cardinaux réunis autour d’une gigantesque table pour le vote à bulletins secrets. Un silence pesant dont nous percevons les prières intimes (formulées à voix basse) adressées à Dieu par plusieurs votants angoissés à l’idée d’être choisi : ‘Pas moi, Seigneur…’. Ce va-et-vient entre l’extérieur et l’intérieur nous fait mesurer la nature des enjeux : la majesté du lieu, la solennité du moment, la ferveur des croyants à l’aune des pensées profondes (et bien peu catholiques) des cardinaux. La mise en scène, capable de restituer la sacralité du décor grandiose et le caractère immuable du rituel, s’attache aux individualités de cette étrange assemblée composée de vieillards vêtus de robes pourpres et de toques blanches. Nous comprenons au fil du dépouillement que les ‘favoris’ ne font pas le poids et que c’est un cardinal français prénommé ‘Melville’ (Michel Piccoli) qui rafle un maximum de voix, à la surprise générale. Tandis que les présents se lèvent les uns après les autres et applaudissent, l’élu, cadré en plan moyen puis en gros plan, se fige, esquisse un sourire, paraît consentir à l’événement dans un souffle. Puis, les cardinaux se mettent à chanter.

Dehors , c’est la liesse, banderoles, drapeaux et ballons se déploient, accompagnés par les cloches qui sonnent. Au Vatican, on s’affaire pour préparer le rituel incontournable, la bénédiction au balcon. Et c’est à ce moment que la machine s’affole.

Des collègues sont déjà sur place surplombant la foule fervente dont nous entendons monter le bruissement, l’élu (cadré de dos) s’avance lentement, puis reste en retrait (cadré de face) et à l’instant où les mots fatidiques sont prononcés (‘Habemus Papam’), notre homme pousse un grand cri déchirant de bête blessée, s’affaisse avant de lancer par deux dois : ‘Je n’y arrive’ pas’. Réfugié un temps, la tête dans les mains, au milieu de la salle des votes, il s’enfuit en courant et en soufflant, traversant à vive allure les vastes couloirs du Vatican avant de se retrancher dans ses appartements privés, comme un enfant fautif échappant à ses poursuivants. Une fuite éperdue soulignée par une musique angoissante digne d’un film noir.

Après une rapide conférence de presse, destinée à minimiser l’incident sans rien révéler de l’identité ni des motivations du Pape défaillant, le branlebas-de-combat est décrété. Un médecin est dépêché pour s’assurer de la bonne santé physique de l’intéressé. RAS.

Vatican, théâtre d’ombres, aire de jeux

Tandis que les cardinaux et tout le personnel attaché au Palais sont contraints au confinement, un psychanalyste reconnu (interprété par le réalisateur lui-même) est appelé à la rescousse. Avec des limites intangibles fixées par les autorités : en bref, pas question d’interroger le dit Pape sur ses origines et sur ses fantasmes. Echec cuisant d’autant que les séances en face-à-face se déroulent devant un parterre de cardinaux au silence lourd et soupçonneux. Le spécialiste de l’inconscient reconnait son incapacité à entrer en communication avec un patient au regard flottant et qui confie avoir perdu les mots pour (le) dire. Il n’en conseille pas moins le recours à son ex-épouse également psychanalyste très compétente même si cette dernière est un peu obsédée par ‘la carence affective’ ! Il ne sait pas encore à quel terrible danger il expose la communauté par ce conseil susceptible de soulager la souffrance de Melville.

En attendant, il se retrouve sans emploi, enfermé lui aussi, errant dans les couloirs, obligé de loger sur place et d’envoyer un émissaire décommander les rendez-vous avec ses patients. Après avoir conseillé les cardinaux sur l’usage de leurs somnifères, nous le retrouvons bientôt dans la peau de l’organisateur (efficace, engagé) des loisirs de ces messieurs : jeux de cartes et de société, danses improvisées sur l’air d’une chanteuse populaire, en une chorégraphie filmée au ralenti comme une bouffée soudaine d’euphorie. Rien ne vaut cependant le vent nouveau que notre animateur énergique fait souffler en ces lieux sacrés, à la faveur de l’organisation d’un tournoi de volley-ball entre plusieurs équipes sportives concurrentes regroupées suivant la nationalité des cardinaux venus du monde entier. Entre gesticulations burlesques (liées à l’apprentissage d’un sport dont les concurrents ignorent tout) et élans de joie (conséquences de petites victoires remportées sur leurs articulations engourdies), la fiction s’emballe encore et prend des allures de ballet aux figures improbables, soulignées par une partition légère, au diapason du plaisir qui circule entre les différents participants, sautant autour du ballon comme des gamins joueurs.

Une petite révolution dans ce palais confiné et tenu au secret, à l’intérieur duquel un garde installé dans la chambre du pape joue à l’être, agite périodiquement le rideau et laisse entrevoir sa silhouette pour faire illusion auprès des badauds et des médias toujours mobilisés.

Rome, ville ouverte, chemins de liberté

Et pendant que l’animateur socio-éducatif d’un nouveau genre guide les cardinaux sur les voies du divertissement et de la compétition sportive, le Pape officiel a réussi à fausser compagnie à ses gardes, lors de sa première sortie incognito et en civil. Conduit à Rome à bord d’une voiture, escorté par d’autres et un service de sécurité aguerri, il parvient à s’échapper après une première séance de psychanalyse dans le cabinet d’une femme au sourire accueillant et à la parole bienveillante. Une séance qui le galvanise et le transporte de ruelles en cafés jusqu’à la nuit tombante, en un vagabondage au cours duquel il croise des jeunes filles attentives à son désarroi, glisse à bord d’un bus en contemplant la Rome nocturne et sa beauté cachée.

Bien plus, à la faveur d’autres rencontres avec la psychanalyste en compagnie de son garçon et de sa fille, deux adolescents chamailleurs, et surtout avec une troupe de théâtre en train de répéter « La Mouette » de Tchekova, Melville renoue avec sa vérité : la vocation (manquée) d’acteur, le plaisir (intact) de réciter un grand texte, la joie de regarder des comédiens jouer, la jubilation d’assister à une représentation théâtrale.

Nous ne dirons rien des circonstances qui conduiront Melville à apparaître enfin au bacon du Vatican en habit de Pape et à y déclencher un ultime ‘coup de théâtre’, laissant les spectateurs face à la nécessité de prendre leur destin en main.

Comédie satirique à connotation fabuleuse, polar politique ou thriller métaphysique, « Habemus Papam », film contemporain de l’ère berlusconienne [il date de 2011], ne se réduit pas à la mise en scène d’une crise de la foi catholique. Fiction éblouissante aimantée par la vacance du pouvoir, ce film entrelace différents registres chers à son auteur. Dans la lignée de « Palombella Rossa » [1989], histoire tragi-comique d’un joueur de water-polo et militant communiste amnésique pestant contre la fin des utopies, « Habemus Papam », fable hybride aux ramifications inouïes, nous invite à nous extraire de la fascination du pouvoir, à renouer avec la vérité de nos aspirations premières et la liberté émancipatrice. A construire, en dépit du vide politique, un nouvel imaginaire collectif.

Samra Bonvoisin

« Habemus Papam », film de Nani Moretti-sur arte.tv jusqu’au 19 avril 2020

+ diffusion TV sur la chaîne Arte lundi 20 avril-13h30