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Avertissement aux hellénistes érudits comme aux amateurs inconditionnels de la tragédie grecque : « Antigone », 6ème long métrage de la cinéaste québécoise Sophie Desrape, semble s’éloigner considérablement de son supposé modèle, la célèbre pièce de Sophocle. Même si la réalisatrice (également scénariste et directrice de la photographie) revendique le choc provoquée en elle, en tant que jeune lectrice, par la découverte du personnage d’Antigone, dans la pièce de Jean Anouilh puis dans celle de Sophocle, c’est la modernité de sa transposition cinématographique qui emporte l’adhésion. Son ‘Antigone’, obligée de fuir l’Algérie à l’âge de 3 ans après la mort de ses parents, vit dans la paix et l’harmonie avec une partie de sa famille à Montréal. Elève exemplaire puis rebelle à l’âge de 16 ans, réclamant la justice pour ses frères victimes de violences policières. Son combat radical au nom de valeurs personnelles supérieures aux lois officielles nous touche surtout par l’originalité de la vision en phase avec les mouvements récents de révolte de la jeunesse québécoise, en résonance particulière avec les discriminations manifestées à l’encontre des populations issues de l’immigration. «Ainsi Sophie Desrape nous propose-t-elle une actualisation contemporaine d’une figure mythologique universelle et en fait l’égérie intransigeante, éprise de vérité et de justice jusqu’au sacrifice de soi, le symbole ‘légendaire’, relayé par le chœur des réseaux sociaux, d’une insoumission absolue à l’ordre établi.

Antigone entre élève exemplaire et rebelle incendiaire

Un prologue intriguant sous forme d’interrogatoire de police. Face à nous, cadrée sur fond beige et lumière crue en plan moyen, vêtue d’un blouson rouge à bandes blanches, cheveux noirs coupés à la garçonne, regard frontale, réponses minimalistes aux injonctions d’une voix off. Antigone, l’accusée, comme seule au monde (‘mes parents sont morts’) fait face à la justice des hommes, sans sourciller.

Retour au temps heureux dans la chaleur d’un foyer reconstitué : autour de la grand-mère en tenue traditionnelle aux couleurs chatoyantes, les deux sœurs (Ismène et Antigone) et les deux frères (Etéocle et Polynice) partagent un couscous dans la joie et la bonne humeur. Un flash-back (violent, parcellaire, récurrent) nous fait bientôt saisir le prix exorbitant (et la précarité) de cette image du bonheur. Antigone, à l’âge de 3 ns, après la mort de ses parents, a dû fuir, avec une partie de la famille, sa Kabylie natale pour échapper à un sort funeste. Exilée à Montréal avec les siens, la benjamine se distingue par son excellence scolaire tandis qu’Ismène, fan de coiffure, aspire à une ‘vie normale’, et qu’Etéocle (espoir de foot) et Polynice (aux activités indéterminées) aiment la musique, la fête entre copains et les sorties nocturnes.

Regroupement de jeunes garçons dans la rue, jeux et franche rigolade. Irruption brutale de la police. Intervention éclair captée par un téléphone portable. Etéocle s’effondre sur le bitume tué par balle. Polynice, fou de douleur, se jette à l’attaque des forces de l’ordre, arrêté et accusé d’agression contre représentants de la force publique. En quelques minutes, l’univers d’Antigone bascule. Elle entre en résistance et concocte un plan pour faire sortir Polynice de prison et crier haut et fort son exigence de justice à l’encontre de la société toute entière et de ses règles iniques.

Antigone entre sacrifice absolu et incarnation d’une jeunesse rebelle

Sous nos yeux ahuris, devant sa sœur qui n’en croit pas les siens, Antigone se transforme en garçon. Ismène coupe en pleurant la longue chevelure bouclée, Antigone se fait tatouer les deux bras et pose des lentilles sombres pour éteindre l’azur de ses yeux. Lors d’une visite au parloir en compagnie de la grand-mère, la visiteuse portant perruque et capuche, convainc en un regard Polynice le prisonnier d’échanger vêtements et rôles : lui dehors, elle en cellule.

Beau glissement par rapport au schéma du mythe originel : la transgression ne réside pas dans le fait de donner une sépulture à un frère mort sous peine d’être emmurée vivante, comme le fait l’Antigone de Sophocle. Il s’agit ici de prendre la place d’un frère vivant pour se retrouver entre les murs d’une prison afin de faire éclater le scandale de cette (injuste) arrestation. Un sacrifice à la mesure de la révolte froide et rageuse suscitée par l’inculpation d’un frère poussé à la violence extrême par la ‘bavure’ policière responsable de la mort d’Etéocle, son aîné.

Sans dévoiler les ressorts dramatiques de la machine judiciaire que les autorités (Créon, roi de Thèbes, devient protéiforme : représentants de la police, de la justice, de la prison, des services sociaux…de Montréal), soulignons l’indéfectible constance de l’héroïne prête au sacrifice de sa personne pour faire entendre la voix du cœur, les hautes valeurs qu’elle estime au-dessus de la loi des hommes. « Je suis coupable. Je ne veux pas d’avocat » annonce-t-elle d’une voix claire, lors de la première audience préliminaire au procès. Ce faisant, l’affaire fait grand bruit et sa médiatisation prend une ampleur inattendue.

Alertée par son avocat (il lui en faut un, quoiqu’elle en dise), lequel lui montre sur son portable images et vidéos prises sur internet, Antigone découvre les multiples visages de la rébellion que son acte subversif suscite jusqu’à la représenter en combattante fusil d’assaut à la main. Une interprétation guerrière dans laquelle la jeune insurgée ne se reconnaît pas. Il n’empêche. L’étincelle de sa révolte, imaginée comme un combat individuel et solitaire, commence à enflammer une partie de la jeunesse qui reconnaît en elle des aspirations à la justice et à l’égalité contre les discriminations et le racisme dont les précaires et les nouvelles générations issues de l’immigration font l’objet dans le Québec d’aujourd’hui.

Tantôt manipulateurs et mensongers, tantôt inventifs et transgressifs, les réseaux sociaux deviennent ainsi au fil de la fiction contemporaine l’équivalent du chœur antique, selon la cinéaste qui les conçoit comme ‘le murmure de la ville dans le théâtre de la sphère sociale’.

La mobilisation collective, le soutien de la famille, le tendre amour d’Hémon, pas plus que les menaces des autorités et le chantage à l’expulsion, ne viennent à bout de l’absolutisme d’Antigone, éprise de vérité et de justice ‘à mort’. Aussi la transposition de la tragédie grecque réalisée par Sophie Desrape nous pose-telle des questions fondamentales : dans quel cas doit-on refuser la loi et la justice des hommes au nom de valeurs que l’on estime supérieures ? Dire ‘non’ et en mourir est-ce toujours un acte de résistance à un ordre inique ou à une situation infâme ? Le radicalisme propre à l’adolescence n’est-il pas proche parfois de la tentation du fanatisme ?

Sophie Desrape offre un autre destin à son Antigone, un destin incertain qui n’insulte pas l’avenir. En choisissant la forme du conte tragique, entre onirisme, rêve éveillé et réalisme à connotation sociale, la cinéaste laisse à son héroïne, magistralement incarnée par Nahéma Ricci, la liberté de sortir du rôle sacrificiel et de la mission écrasante que sa noblesse d’âme lui impose. Dans le dernier plan, menée sous bonne escorte vers une destination qu’elle n’a pas nécessairement choisie (mais l’inconscient n’est pas loin), Antigone, en pull rouge flamboyant, se retourne, le visage face à nous, tressaillant au sifflement à peine audible d’un oiseau. Comme une minuscule manifestation de la poésie intime qu’elle garde en elle comme une arme secrète.

Samra Bonvoisin

« Antigone », film de Sophie Desrape-sortie le 2 septembre 2020